27 décembre 2007 - Seul le prononcé fait foi
Entretien de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, dans "El Mundo" du 27 décembre 2007, notamment sur sa présidence, les relations franco-espagnoles, la construction européenne, les liens avec les Etats-Unis, les questions du Darfour et du Sahara occidental et sur l'Union de la Méditerranée.
Q - La présidence de la République est telle que vous l'aviez imaginée ?
R - Je ne sais pas si on peut vraiment dire que je m'étais imaginé la présidence de la République. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que je m'y étais préparé et que j'avais longuement réfléchi à ce que, selon moi, elle devait incarner, à son rôle, au degré d'implication qui devait être le sien, notamment dans la mise en oeuvre des réformes. Dans mon esprit, le président de la République est élu pour gouverner, pas pour contempler. Parce qu'il a été élu, il a la légitimité pour agir. Mais, dès lors que le président gouverne, il doit rendre des comptes, car il ne peut y avoir de pouvoir sans responsabilité. C'est cela que j'essaie de mettre en oeuvre depuis que je suis élu.
Q - Certains commentateurs affirment que vous éclipsez le Premier ministre, ce poste ne devrait-il pas selon vous être supprimé dans la réforme de la Constitution et ne devrait-on pas adopter ouvertement la forme de gouvernement présidentiel des Etats-Unis ?
R - Je ne crois vraiment pas que la suppression du poste de Premier ministre soit souhaitable. Et je ne pense pas non plus qu'il faille calquer notre système sur le modèle présidentiel américain qui ne correspond ni à notre tradition politique ni à notre culture institutionnelle. Je vais vous dire quelque chose : ceux qui s'inquiètent que le Premier ministre et son gouvernement n'aient plus assez à faire connaissent vraiment bien mal la charge de travail colossale que représente la gestion des affaires. Du travail, croyez-moi, il y en a pour tout le monde. Et l'expérience prouve que plus le président travaille, plus le gouvernement travaille.
Q - Vous sentez-vous seul à l'Elysée ?
R - Non. Ici, à l'Elysée, je suis entouré d'une équipe de conseillers de grande valeur et soudés. Et puis, comme je vous le disais, je suis soutenu dans mon action par un gouvernement de très grand talent, composé de femmes et d'hommes qui représentent la diversité et l'ouverture de notre pays et qui font un travail remarquable.
Q - Le slogan de votre campagne était "La Rupture tranquille". La rupture est en train de se produire en ce moment. La grève des transports, celle des fonctionnaires, celle des magistrats et les manifestations des universités se sont mêlées à un regain de la violence dans les banlieues.
R - Il n'y a pas de contradiction dans ce que vous décrivez. Vous avez raison de dire que ce qui se passe aujourd'hui en France, toutes les réformes que nous menons, constituent une véritable rupture par rapport à ce qui se faisait avant. C'est une nouvelle façon de faire de la politique.
J'ai été élu sur un programme de réformes clair et ambitieux. Ce programme, je l'appliquerai parce que je m'y suis engagé devant les Français. Pendant la campagne, je n'ai cessé de dire : je dis tout avant pour pouvoir tout faire après. Maintenant, nous y sommes. J'ai été élu et tous les engagements que j'ai pris seront tenus. Car c'est cela ma conception de la politique. Alors évidemment, ce n'est pas toujours simple. Il faut passer beaucoup de temps à discuter, à écouter, à expliquer les choses. Il faut associer les acteurs, et notamment les partenaires sociaux, aux réformes. Tout cela prend du temps. Tout cela est compliqué et il y a parfois des incompréhensions, c'est inévitable, surtout dans un pays qui s'était habitué à ce que rien ne bouge, ou si peu. Mais, malgré cela, les choses avancent, le dialogue se poursuit. Les réformes continuent d'être progressivement mises en oeuvre, dans la concertation. C'est bien la preuve que ma méthode n'est pas la plus mauvaise. Et c'est bien la preuve que les Français sont beaucoup plus conscients qu'on ne veut bien le dire de la nécessité de réformer notre pays.
Q - L'on fait l'éloge et l'on critique à la fois votre hyperactivité. La vitesse à laquelle vous souhaitez faire les réformes est aussi remise en question. Croyez-vous que la France est prête à accepter autant de changements en si peu de temps ? La société française est-elle trop conservatrice et réfractaire face aux changements ?
Autre reproche habituel chez vos détracteurs : la manière dont vous voulez résoudre tous les problèmes personnellement. L'on remet en question également une certaine tendance à en faire trop. M. Sarkozy est président de la République, chef du gouvernement, ministre.
Qu'en pensez-vous ? Que vous inspire cette réputation de chef d'Etat providentialiste et omniprésent ?
R - Franchement, qu'on me reproche de trop en faire, je trouve cela plutôt rassurant dans un pays qui, pendant si longtemps, a reproché à ses dirigeants de ne pas en faire assez. On me dit : "ça va trop vite !". C'est quand même moins grave que quand cela ne va pas assez vite !
Sur votre première question, je ne crois pas que la France soit aussi rétive au changement que certains voudraient le croire. Ce que je constate, c'est que les Français m'ont élu à une large majorité sur un programme ambitieux, qui prend le risque d'un certain nombre de ruptures. Le choix des Français de me porter à la présidence est donc bien la preuve que la France n'est pas ce pays frileux et refermé sur lui-même que certains se plaisent à décrire.
Pour ma part, j'ai toujours pensé que les Français ne craignaient pas le changement mais, qu'au contraire, ils l'attendaient, qu'ils voulaient rompre avec l'immobilisme. Je crois que les Français m'ont choisi avant tout parce qu'ils ont compris que je leur tenais un langage de vérité. Je leur ai dit que le problème de la France, c'est que nous ne travaillions pas assez, parce que, pendant trop d'années, le travail avait été dévalorisé. Je leur ai dit que c'est en travaillant plus que nous pourrions régler le problème du pouvoir d'achat. Je leur ai dit que je croyais à la supériorité du mérite sur l'égalitarisme et l'assistanat. Je n'ai rien caché, j'ai dit la vérité, j'ai pris tous les risques, et les Français m'ont accordé leur confiance. Ma victoire, c'est d'abord celle de la France qui refuse l'immobilisme et la fatalité, c'est la victoire d'une France qui veut le changement parce qu'elle veut avancer.
Q - Croyez-vous que l'unification de l'Immigration et de l'Identité en un ministère a été une erreur ? Ne pensez-vous pas qu'avec la réalisation des tests ADN aux immigrés, l'on est allé trop loin ?
R - La création du ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Codéveloppement correspond à l'un des engagements fondamentaux de la campagne présidentielle. L'identité nationale, dans mon esprit, se définit par l'essence même de la Nation : une langue, un patrimoine intellectuel, une histoire, des principes fondamentaux tels que l'égalité entre tous les citoyens, en particulier l'égalité entre les hommes et les femmes. L'intégration réussie des populations migrantes en France passe par leur adhésion pleine et entière à cette identité nationale. L'installation à titre définitif d'un migrant en France suppose de sa part la maîtrise du français, l'acceptation d'une culture, de valeurs qui sont le ciment de la communauté nationale. Ce qui est en jeu, à terme, c'est la cohésion de notre pays, son unité, son caractère indivisible.
Les tests ADN n'ont aucun rapport direct avec la question de l'identité nationale.
Conformément à une pratique courante dans douze pays de l'Union européenne, la loi du 20 novembre 2007 permet l'utilisation de tests ADN, sur une base strictement volontaire, pour prouver un lien de filiation en l'absence de documents d'état civil fiables, et autoriser ainsi, par exemple, un enfant de nationalité étrangère à rejoindre ses parents en France. Cette réforme n'a fait qu'introduire un outil pragmatique, commun à la plupart des grands pays d'immigration. Le Conseil Constitutionnel a d'ailleurs donné raison au gouvernement en considérant que cette réforme respectait les principes fondamentaux de la République française.
Q - L'Espagne et la France semblent "fonctionner" conformément à un effet de "mimétisme". Souvent, politiquement parlant, l'on voit arriver en Espagne des phénomènes qui se sont déjà passés dans votre pays. Maintenant, en Espagne, nous sommes au seuil des élections générales. Même si votre fonction présidentielle vous permet difficilement de répondre à cette question, pouvez vous nous dire vers qui votre choix s'oriente, sachant que Mariano Rajoy est l'un de vos amis ?
R - Entre deux grands pays voisins, il y a bien sûr des influences réciproques et permanentes. A l'époque du franquisme, la France a représenté pour beaucoup d'Espagnols une fenêtre ouverte vers la liberté et la démocratie. L'influence de l'explosion culturelle espagnole de la fin des années 70 et des années 80 a été très importante en France. Sur le plan politique, les progrès de l'Europe, et l'ouverture vers l'extérieur de nos sociétés et nos économies, font que la concertation entre pays est essentielle si on veut que les politiques mises en place au niveau national aient une réelle efficacité. On l'a vu par exemple en matière d'immigration, on peut le constater en matière de protection de l'environnement, d'interconnexions. Plus largement, la France, qui est engagée dans un processus ambitieux de modernisation, a tout intérêt à regarder de près ce qui se fait en Espagne. Concernant les choix politiques que fera le peuple espagnol lors des prochaines élections législatives, c'est bien sûr à lui, et lui seul, de décider. J'entretiens avec José Luis Zapatero de très bonnes relations de travail et d'amitié. Nous avons travaillé, ensemble, pour l'adoption du Traité simplifié européen, nous travaillons ensemble sur le projet d'Union pour la Méditerranée et nous partageons des vues très proches sur le futur de l'Europe et sur beaucoup d'autres sujets. Je connais également très bien Mariano Rajoy, pour qui j'ai beaucoup d'estime et dont je connais les très grandes capacités.
Q - Dans quelques jours aura lieu à Paris le sommet franco-espagnol. Quelle empreinte souhaitez-vous donner aux relations bilatérales entre les deux pays ?
R - Le prochain sommet du 10 janvier est l'occasion de faire le point sur l'avancement de nos relations et des grands projets communs que nous avons. Je pense bien sûr d'abord aux interconnexions entre nos deux pays. Nous connaissons dans ce domaine un retard qui peut se comprendre - les Pyrénées ne sont pas une barrière facile à franchir -, mais qui n'est pas acceptable pour deux grands partenaires européens. C'est l'intérêt de la France et de l'Espagne d'avoir un système de connexions ferroviaires, maritimes, électriques à la hauteur des économies de nos deux pays. Il faut également que nous soyons capables de prendre en compte les enjeux environnementaux et, bien sûr, le point de vue des populations locales. Au total, je souhaite que ce sommet permette de dessiner les interconnexions futures entre nos deux pays et de trouver un accord sur leur calendrier de réalisation. Nous devons aussi encourager les alliances industrielles entre nos deux pays, sans exclusivité. Je pense en particulier à l'énergie. Enfin, il me semble important que nous renforcions notre coopération sur des questions concrètes à l'image de la lutte contre le trafic de stupéfiants ou la lutte contre l'immigration clandestine, deux thèmes sur lesquels nous allons accentuer nos efforts communs.
La France et l'Espagne sont deux grands pays européens, qui partagent beaucoup de positions et d'analyses communes sur l'Europe et son futur. Je souhaite que nous puissions préparer au mieux la Présidence française de l'Union européenne deuxième semestre 2008 et avancer sur les thèmes comme l'immigration, l'environnement, l'énergie, la défense européenne, l'avenir de la PAC ou encore l'Union pour la Méditerranée.
Q - Comment interprétez-vous le fait que l'ETA ait commis un attentat mortel sur le territoire français ? C'est le premier depuis 1976. Croyez-vous que le groupe terroriste prétend impliquer la France dans sa cause ? L'ETA représente un des principaux aspects de la coopération franco-espagnole. Cette dernière n'a jamais été aussi intense sur le plan judiciaire et policier. Mais que représente réellement la structure de l'ETA en France ? Quel est le degré de pénétration du groupe terroriste dans votre pays ? La France a-t-elle laissé l'ETA s'installer sur son territoire ?
R - L'ETA doit savoir que l'unité de vues entre la France et l'Espagne est totale en matière de lutte contre le terrorisme. La voie de la violence est sans issue pour eux.
Les assassinats de gardes civils en France nous ont particulièrement touchés, mais le message doit être très clair : que l'ETA tue d'un côté ou l'autre de la frontière ne changera rien à notre détermination à retrouver les auteurs de ces actes et à en finir avec le terrorisme.
La coopération opérationnelle dans le domaine de la lutte contre le terrorisme séparatiste basque est exemplaire. Nous avons décidé il y a quelques semaines avec Luis Zapatero de franchir un pas supplémentaire en mettant en place une équipe permanente d'investigation.
Concernant l'implantation de l'ETA en France, je ne souhaite pas entrer dans des détails parce que cela pourrait nuire à l'efficacité du combat que nous menons. Mais je veux attirer votre attention sur un point : les coups qui ont été portés à cette organisation depuis plusieurs années ont été très sérieux. En témoigne le fait que nous ayons pu retrouver, quelques jours à peine après l'attentat qu'ils ont commis, deux des trois auteurs présumés de l'assassinat des gardes civils Centero et Trapero. La France est engagée depuis de longues années dans la lutte contre l'ETA, et personne ne peut dire aujourd'hui que nous laissons évoluer librement cette organisation sur le territoire français.
Q - Vous avez été très dur avec les régularisations des immigrés réalisées par Zapatero. Vous avez également déclaré que les étrangers légalisés en France devaient représenter, pour au moins 50 % d'entre eux, une immigration de travail. Pensez-vous que ce projet soit réalisable ?
R - Nous avons eu des divergences sur les régularisations massives d'étrangers en situation irrégulière. C'est un fait et nous nous en sommes expliqués. Il est vrai que les marchés de la main-d'oeuvre en Espagne et en France sont très différents, et que les besoins sont donc différents. Mais la libre circulation des personnes en Europe nous oblige, au-delà des nécessités ponctuelles de nos économies, à avoir une approche concertée des phénomènes d'immigration. Et sur ce point, je ne crois pas qu'il y ait de désaccord avec nos amis espagnols. Ce sera d'ailleurs l'un des thèmes importants du prochain sommet franco-espagnol et de la Présidence française de l'Union européenne.
Q - Vous avez vivement critiqué la BCE et avez souligné la menace représentée par la force de l'euro, notamment en ce qui concerne les exportations. L'Allemagne ne partageait pas cette opinion. A présent, en revanche, consciente du préjudice qu'un euro fort pourrait causer à Airbus, Angela Merkel semble suivre vos positions. Que pouvez-vous nous dire de vos attentes sur ces questions ?
R - J'ai dit simplement qu'il ne me paraissait pas illégitime et qu'il était même nécessaire de renforcer le dialogue entre l'Eurogroupe et la BCE, notamment sur les questions de change. Je rappelle d'ailleurs que le traité prévoit, dans son article 111, que le Conseil est responsable de la définition des orientations de la politique de change.
Je me félicite de la convergence franco-allemande sur les questions monétaires, tout particulièrement depuis ma rencontre avec la chancelière à Meseberg en septembre. Il s'agit d'ailleurs d'une convergence plus large que le simple cadre franco-allemand, puisque je note que MM. Juncker, Trichet et Almunia se sont rendus en Chine récemment sur mandat de l'Eurogroupe pour dire leurs préoccupations aux autorités chinoises, tout comme je l'ai fait moi-même lors de mon voyage à Pékin. Je suis donc heureux de cette convergence générale. Je trouve extrêmement préoccupant d'apprendre qu'en raison du niveau des changes, une grande entreprise européenne comme EADS puisse envisager de transférer une partie de ses activités en zone dollar. C'est une situation dont nous devons pouvoir parler. En disant cela, il ne s'agit pas du tout de remettre en cause l'indépendance, le statut, ou le rôle de la BCE. Mais il n'est pas absurde qu'il y ait un dialogue entre les responsables politiques et l'autorité monétaire, de façon à atteindre un optimum économique et financier.
Q - Ne pensez-vous pas qu'une certaine harmonisation fiscale serait nécessaire, comme conséquence de la monnaie unique ? Ne faudrait-il pas également unifier les questions sociales de base, comme l'âge de la retraite ?
R - C'est un sujet difficile, qui divise les Etats membres. Progresser au moins vers une meilleure coordination est un enjeu majeur des années à venir. Sans doute devrons nous avancer avec pragmatisme : c'est, en tout cas, le sens de nos efforts. Nous avons progressé sur la TVA depuis l'été et il est crucial de donner plus de marges de manoeuvre aux Etats sur ce sujet. En matière sociale, nous sommes, comme en matière fiscale, dans un domaine où les choses se décident à l'unanimité entre pays membres de l'Union européenne. Je le regrette car il est clair pour moi que le projet européen doit également revêtir une dimension sociale et l'unanimité la rend plus difficile à réaliser.
Q - Un autre aspect fondamental de votre modèle communautaire, c'est que les Européens sont appelés à être davantage conscients de la nécessité d'un système plus protectionniste pour défendre leurs intérêts. Pouvez-vous en dire plus ?
R - Lorsque je parle de protection, notamment en matière commerciale, il ne s'agit nullement de défendre l'idée que l'Union européenne doive devenir une forteresse protectionniste. Ce que je veux dire, c'est que nous ne devons pas être naïfs : les règles qui sont appliquées doivent être les mêmes pour tous. Il faut établir les conditions d'une concurrence loyale, notamment vis-à-vis des grands pays émergents comme la Chine par exemple. Lorsque ces conditions ne sont pas réunies, notre devoir est d'y remédier par des moyens appropriés et équilibrés. Ce n'est pas du protectionnisme mais du réalisme, qui doit permettre aux entreprises européennes de préserver leur compétitivité à armes égales et de réguler les effets de la mondialisation.
C'est en ce sens que nous parlons d'une exigence de réciprocité, pour défendre davantage les intérêts européens dans la mondialisation et préserver l'attractivité et la compétitivité de l'Europe.
Q - L'adoption lors du Sommet de Lisbonne d'un Traité Simplifié, sortira-t-elle l'Union européenne de l'impasse ? N'a t-on pas besoin maintenant de nouvelles ambitions européennes ? Lesquelles ?
R - L'adoption du Traité de Lisbonne est un très beau résultat pour les 27 : souvenez-vous de l'ambiance qui régnait en Europe au printemps dernier sur ce sujet ! Rien n'était moins sûr que de parvenir à une solution dans un temps aussi court. C'est pour moi la preuve que lorsque nous avons un objectif clair et une bonne méthode, nous parvenons à des résultats. Cela a été difficile et il a fallu faire preuve de sens du compromis. Cela a représenté un effort pour beaucoup, y compris pour l'Espagne, où beaucoup de gens étaient attachés au projet de Traité constitutionnel approuvé par référendum.
Le Traité de Lisbonne n'est pas une fin en soi. C'est un moyen qui permettra de sortir l'Europe d'une longue phase d'hésitations et d'interrogations sur l'avenir de ses institutions. Il donnera un cadre, une règle du jeu, adaptés à son nouveau format : des institutions rénovées, des procédures plus claires, un renforcement de la démocratie européenne, à la fois par l'accroissement du rôle du Parlement européen et des Parlements nationaux, mais aussi par la nouvelle valeur juridique de la Charte des droits fondamentaux. Autant d'éléments qui nous permettront désormais de nous concentrer sur les politiques à mettre en oeuvre, les nouvelles ambitions pour l'Europe, plus proches des préoccupations des citoyens européens.
L'ambition européenne doit être de répondre efficacement aux grands défis qui se présentent à nous, et la tâche est immense. Il faut poursuivre l'effort engagé en matière de lutte contre le réchauffement climatique, bien sûr, il faut aller plus loin dans le domaine de la politique de l'énergie également. L'ambition européenne, aujourd'hui, c'est aussi répondre à des questions qui nous concernent directement : les migrations, les relations que nous souhaitons enrichir avec l'espace méditerranéen. C'est encore poser la question de la sécurité de l'Europe, tant dans le monde qu'à l'intérieur de ses frontières. Vous le voyez, les nouvelles ambitions européennes existent : nous devrons les mettre en oeuvre dans les prochains mois.
Q - Vous avez fait tomber le tabou américain. Quel degré d'intégration voulez-vous pour la France au sein de l'OTAN ? Jusqu'à quel point M. Sarkozy est un leader atlantiste ? Quel type de leader des Etats-Unis sera vainqueur aux prochaines élections ?
R - Il est vrai que j'ai toujours revendiqué mon amitié pour les Etats-Unis, et ce, même au plus fort de l'incompréhension entre nos deux pays. Cela n'a d'ailleurs jamais signifié que j'étais d'accord avec tout ce que les Etats-Unis faisaient. Sur la question de la guerre en Irak, j'ai toujours pensé que les Etats-Unis commettaient une erreur, et c'est tout l'honneur de la France que d'avoir essayé de les mettre en garde.
Mais, pour moi, la force du lien transatlantique va au-delà de nos divergences, même lorsqu'elles sont aussi sérieuses lors de la guerre d'Irak. L'amitié entre nos deux pays plonge ses racines dans une histoire partagée et dans des valeurs communes. Elle s'est forgée dans notre combat commun contre les totalitarismes. Avec les Etats-Unis, nous partageons des valeurs universelles et une mission historique au service de la liberté.
C'est la force de ce lien que j'ai voulu rappeler à un moment où trop nombreux étaient ceux qui, en France et aux Etats-Unis, semblaient l'oublier. Cela m'a valu beaucoup de critiques, mais je ne le regrette pas car c'est comme cela que je conçois l'amitié entre nos deux pays.
Notre relation doit être celle de partenaires libres, d'amis fidèles et exigeants. Notre dialogue doit être constant, franc, fondé sur le respect mutuel. Je me sentirai toujours libre de dire à nos amis américains quand je pense qu'ils se trompent. Des désaccords, nous en aurons probablement d'autres, mais je suis convaincu que nous pouvons exprimer ces différences par un dialogue constructif sans crise, sans ressentiment et surtout sans mise en scène.
Concernant la présidentielle qui se déroule actuellement aux Etats-Unis, je n'ai évidemment pas de commentaire à faire. C'est au peuple américain de se prononcer. Tout ce que je peux vous dire, c'est que j'ai beaucoup d'admiration pour les candidats engagés dans cette campagne, l'une des plus difficiles et des plus longues au monde. J'ai eu l'occasion de rencontrer plusieurs d'entre eux et je ne doute ni de leur talent, ni de leur compétence, ni de leurs convictions. Et puis, je trouve assez passionnant de voir la force des débats au sein même de chaque famille politique.
Sur l'OTAN, enfin, j'ai toujours pensé qu'il était stérile d'opposer la défense européenne et l'Alliance atlantique, que cela n'avait pas de sens. Nous avons besoin des deux, parce qu'elles sont complémentaires et parce qu'elles se renforcent mutuellement. Il suffit de regarder les chiffres : sur les 26 pays de l'OTAN, 21 sont membres de l'Union Européenne, tandis que sur les 27 pays de l'Union, 21 sont membres de l'OTAN. Qui peut sérieusement croire que l'on construira l'une en défaisant l'autre ? C'est pourquoi je souhaite que dans les prochains mois nous avancions de front vers le renforcement de l'Europe de la défense et vers la rénovation de l'Otan et de sa relation avec la France. Cette alliance, elle est la nôtre, nous sommes parmi ses premiers contributeurs et nos troupes participent à ses opérations, des Balkans à l'Afghanistan.
Q - Quelles sont les priorités de la France en Afrique ? Quel est votre engagement envers le Darfour ?
R - Dès mon arrivée, j'ai souhaité faire de la crise du Darfour une priorité de notre diplomatie. Le Darfour reste le théâtre d'une catastrophe sécuritaire et humanitaire majeure. Cette crise constitue une menace pour la stabilité de toute la région. Il fallait impulser une nouvelle dynamique d'unité de la communauté internationale : la réunion ministérielle qui s'est tenue à Paris le 25 juin dernier, répondait à cet objectif. Elle a permis d'obtenir ce qui paraissait impossible : l'unanimité de la communauté internationale sur la nécessité de déployer une force de paix robuste. C'est le sens de l'adoption de la résolution 1769 des Nations Unies, dont la France avait porté le projet, par l'ensemble des membres du Conseil de sécurité, y compris la Chine, le 31 juillet.
Il y a bien sûr le Tchad. J'ai souhaité que la France soutienne une approche globale de la crise, prenant en compte sa dimension régionale, qui était la grande oubliée des efforts internationaux. La mission européenne EUFOR qui va se déployer dans l'est du Tchad et le nord-est de la Centrafrique va permettre d'améliorer la sécurité des réfugiés et des déplacés, et de préparer leur retour. Bien sûr, tout cela est difficile à mettre en place. Bien sûr, les obstacles opérationnels à surmonter sont encore nombreux, mais la dynamique est bien là.
Nous n'avons de toute façon pas le droit de décevoir les populations civiles, qui attendent beaucoup de la communauté internationale. Nous nous devons d'agir, c'est notre devoir.
Q - Il semble également que vous vous soyez érigé comme un "protecteur" de l'énergie nucléaire. La France a un ambitieux plan de développement au Maghreb. Le Maghreb attend toujours une solution pour le problème de l'ancien Sahara espagnol. Les Sahraouis ont-ils droit à l'autodétermination ?
R - Je défends l'idée que l'énergie du futur qu'est l'énergie nucléaire ne doit pas être réservée aux seul pays dits développés, mais qu'elle doit aussi bénéficier aux pays en développement, pas seulement au Maghreb d'ailleurs.
Sur le Sahara occidental, s'agissant d'un conflit qui dure depuis bientôt trente ans où beaucoup a été tenté pour l'instant sans succès, je ne dis pas que les choses sont simples. Ce qui est sûr, c'est que la nouvelle dynamique impulsée lors des réunions de Manhasset, à côté de New York, entre les différentes parties et sous l'égide de l'ONU, est une très bonne nouvelle, dont nous espérons qu'elle permettra aux parties de trouver, ensemble, une solution durable, réaliste et acceptable par tous. C'est aussi le sens des efforts mené par l'Espagne. C'est dans cet esprit que la France a voté, le 31 octobre 2007, la résolution 1783 du Conseil de sécurité qui précise qu'il faut "parvenir à une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable qui permette l'autodétermination du peuple du Sahara occidental".
Les Marocains ont présenté un plan d'autonomie qui constitue une base de négociation que nous avons qualifiée de sérieuse et de constructive. C'est une option réaliste qui doit être prise en compte. Mais comme je vous l'ai dit, la priorité pour nous aujourd'hui, c'est que ces négociations se poursuivent et que les parties trouvent, ensemble, une solution mutuellement acceptable.
Q - Après le dernier rapport qui affirme que l'Iran ne cherche pas à avoir l'arme nucléaire, considérez-vous licite l'aspiration de ce pays à se doter d'énergie nucléaire ?
R - Au coeur du dossier iranien, il y a le fait que l'Iran veut actuellement développer des technologies très sensibles, l'enrichissement et le retraitement, qui peuvent à la fois servir à produire du combustible pour des centrales nucléaires et fabriquer la matière pour des armes nucléaires. Or, dans le cas de ce pays, personne ne voit d'objectif civil crédible pour ces activités : l'Iran n'a aucune centrale nucléaire pouvant accepter le combustible qu'il produirait. La seule centrale bientôt opérationnelle, construite par la Russie à Bushehr, bénéficiera de combustibles russes pour toute la durée de vie du réacteur. De plus, l'Iran a développé ce programme dans la clandestinité pendant vingt ans et s'est appuyé sur un réseau clandestin de prolifération qui a aidé plusieurs pays à développer des programmes nucléaires militaires. C'est pourquoi l'AIEA puis le Conseil de sécurité ont demandé à l'Iran de suspendre ce programme et de négocier.
Les évaluations récemment rendues publiques par les Etats-Unis, si elles étaient confirmées, ne changent pas cette situation. Selon elles, l'Iran aurait mené un programme de conception et de fabrication d'armes nucléaires puis l'aurait interrompu en 2003. D'une part, il serait très gave que l'Iran ait mené et puisse conserver aujourd'hui les éléments d'un tel programme sur les armes nucléaires, tout en étant partie au Traité sur la non prolifération nucléaire. D'autre part, l'Iran n'en continue pas moins de travailler sur des activités nucléaires duales, qui sont le principal verrou pour fabriquer une arme nucléaire. Il est donc nécessaire que la communauté internationale continue d'accentuer la pression sur l'Iran tout en poursuivant ses efforts de dialogue. Nous avons proposé à l'Iran, avec le soutien de l'Union Européenne, de coopérer dans de nombreux domaines, notamment pour le développement d'un programme nucléaire civil, s'il suspend ses activités sensibles et accepte de négocier.
Q - Vous avez défendu M. Chavez comme interlocuteur de la libération d'Ingrid Betancourt. Ne croyez-vous pas que le président vénézuélien est en train de donner de bonnes raisons de préoccupation à la communauté internationale ?
R - J'ai reçu le président Chavez le 20 novembre dernier à Paris, afin de faire avec lui le point des efforts engagés dans le cadre de sa médiation pour parvenir à une solution humanitaire en Colombie. Vous connaissez toute l'importance que j'attache au drame des otages des FARC, parmi lesquels figure notamment notre compatriote, Mme Ingrid Betancourt. Leur libération est pour moi une priorité. Et je souhaite renouveler ici mes remerciements les plus chaleureux pour l'aide constante apportée par l'Espagne sur cette question. La France est aussi reconnaissante au président Chavez pour les initiatives qu'il a engagées. La libération annoncée de Clara Rojas, de son fils Emmanuel et de la sénatrice Consuelo de Perdomo, si elle se confirmait, créerait un contexte favorable pour agir sans délai pour une solution humanitaire d'ensemble à la question des otages. Nous demandons à chacun de redoubler d'efforts, avec pour préoccupation première le sort des otages et pour seul objectif leur libération, en ne négligeant aucun concours utile. C'est pourquoi nous souhaitons que le Président Chavez puisse continuer à apporter sa contribution.
Q - Pensez-vous que l'Union de la Méditerranée est un projet qui va aboutir ?
R - Bien sûr. Croyez-vous que je proposerais quelque chose auquel je ne croirais pas ? Ma conviction, c'est que la Méditerranée est fondamentale pour l'avenir de nos pays et pour l'avenir de l'Europe. En tournant le dos à la Méditerranée, l'Europe a cru tourner le dos à son passé, elle a en fait tourné le dos à son avenir. Les destins de l'Europe et de l'Afrique sont liés : ces deux continents réussiront ensemble en Méditerranée ou échoueront ensemble. L'objectif est de faire de la Méditerranée un espace de solidarité et de coopération dont les piliers seraient l'environnement, le dialogue des cultures, la croissance économique et la sécurité. Le 20 décembre dernier, à Rome, nous avons lancé avec José Luis Zapatero et Romano Prodi, l'Appel de Rome, afin de donner une impulsion politique forte à ce projet.
Cette Union pour la Méditerranée devra se construire sur des projets très concrets, à la fois ambitieux et réalistes, faisant appel à la mobilisation de tous les acteurs, c'est-à-dire non seulement les Etats mais également les sociétés civiles, les entreprises, les collectivités locales, les associations et les ONG. La vocation de cette Union pour la Méditerranée n'est pas de se substituer à ce qui existe déjà - qu'il s'agisse du processus de Barcelone ou encore de la politique de voisinage de l'Union - mais de les compléter en créant, entre les pays de la zone, des solidarités concrètes dans une logique de coopération et non d'intégration.