10 octobre 2004 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. Jacques Chirac, Président de la République, accordée à France 2, sur l'implantation des entreprises françaises en Chine, le débat autour de la perspective d'une adhésion de la Turquie à l'Union européenne et le sort des otages français en Irak, à Pékin le 10 octobre 2004.

D. PUJADAS.- Toujours à Pékin, nous sommes maintenant avec le président de la République. Bonsoir Monsieur le Président, merci de nous accorder ces quelques minutes.
La France, on l'a dit, a du retard sur le marché chinois, et cette visite avec une cinquantaine de chefs d'entreprise devrait redonner un élan. On a vu qu'il y avait des accords signés, peu de gros contrats. Est-ce que vous êtes déçu ou satisfait ?
LE PRESIDENT.- Vous savez, c'est un effort de long terme, et de ce point de vue, je suis satisfait. Je crois que les entrepreneurs français, les grands et les PME, qui sont avec moi, ont exprimé clairement cette satisfaction. Il y a une place importante à prendre en Chine, pays d'un développement considérable, et la France doit la prendre. Elle le fait, je m'en réjouis.
D. PUJADAS.- Pourquoi est-ce qu'elle était en retard jusque là ? Ce sont nos chefs d'entreprise qui sont timorés ? Que leur dites-vous ?
LE PRESIDENT.- Je ne dirais pas qu'elle est en retard. Au niveau des grandes entreprises, de haute technologie en particulier, la France est très bien placée, qu'il s'agisse des transports aériens, terrestres, de l'aéronautique en particulier, qu'il s'agisse du nucléaire, qu'il s'agisse du développement durable. Là où nous avons une faiblesse, et c'est là l'un des objectifs de mon voyage, c'est au niveau des petites et moyennes entreprises, et peut-être parce que nous ne jouons pas assez collectif. Et je souhaite que dans un délai de trois ans, le nombre des petites et moyennes entreprises françaises ait doublé pour atteindre d'ailleurs à peu près le niveau de l'Allemagne ou de l'Italie.
D. PUJADAS.- Alors la Chine fascine, mais elle effraie aussi, et beaucoup craignent qu'en investissant là-bas, ce soit finalement l'emploi en France qui soit pénalisé : les fameuses délocalisations. Est-ce qu'ils ont raison d'avoir peur ?
LE PRESIDENT.- Je ne le pense pas. D'abord parce que si nous, nous n'y allons pas, d'autres iront à notre place et donc ce sera du revenu, du travail et de l'emploi en moins pour la France.
Deuxièmement, parce qu'il faut être naturellement très attentif à tout ce qui touche les problèmes de délocalisation. Mais il faut savoir que, lorsqu'une entreprise française vient, la plupart du temps cela se traduit par du revenu, et du travail en France.
Je prends un exemple : il y a ici une industrie du luxe qui s'appelle Vuitton, qui vend énormément d'objets, de sacs de maroquinerie. Vuitton, tous les ans, crée environ cinq cents emplois en France, uniquement pour alimenter le marché chinois, certes un marché de luxe, mais la petite minorité de Chinois qui ont accès au grand luxe, cela représente soixante millions de personnes, la totalité de la France.
Il y a une petite entreprise qui s'appelle Axon qui vend des câbles. Elle a crée deux cents emplois dans la Marne, parce qu'elle vend en Chine. On pourrait multiplier les exemples.
D. PUJADAS.- Mais justement à ce propos, on a vu aussi que cette entreprise avait décidé un transfert de technologies. Est-ce qu'on ne donne pas à autrui les armes qui serviront demain à nous contrer et on ne peut pas s'empêcher de se poser la question ?
LE PRESIDENT.- Non, je ne pense pas que ce soit exact pour une petite entreprise, pas plus que pour de très grandes entreprises. En vendant notre technologie, on acquiert des revenus. Ces revenus, automatiquement, on les réinvestit dans la recherche, qu'il s'agisse d'Axon ou qu'il s'agisse du nucléaire. On réinvestit dans la recherche. C'est vrai aussi pour les trains à grande vitesse. Et donc, grâce aux revenus que l'on trouve par nos ventes de technologies en Chine, on crée les moyens d'être toujours un peu en avance et toujours en situation de vendre la meilleure technologie. C'est un phénomène naturel.
La délocalisation c'est un autre problème auquel on est en France, et à juste titre, extrêmement sensible. La lutte contre la délocalisation, ce n'est pas l'absence sur les marchés étrangers, c'est l'encouragement aux entreprises, notamment sur le plan fiscal, et ce sont par exemple les mesures que l'on vient de prendre dans le budget 2005. C'est la réforme de la taxe professionnelle. C'est la création récente par le gouvernement des pôles de développement technologique. C'est l'aide aux entreprises qui sont menacées. C'est une autre politique. Il faut lutter contre les délocalisations de façon extrêmement active, mais ce n'est certainement pas en n'allant pas chercher à l'étranger, notamment en Chine, la croissance, qu'on améliorera la situation, au contraire.
D. PUJADAS.- Alors toujours à propos de la Chine. En janvier dernier lorsque le président Hu Jintao est venu à Paris, vous avez dit, publiquement que la Chine doit progresser sur la voie des libertés et des Droits de l'Homme, plus généralement. Lors de ce voyage, il n'y a pas eu de paroles publiques sur ce sujet ?
LE PRESIDENT.- Je tiens d'abord à vous dire que pour moi la défense des Droits de l'Homme, c'est à la fois une exigence et une fierté. Et je m'y consacre. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle avant de faire un voyage de cette nature, toutes les grandes organisations non gouvernementales qui sont concernées par ces problèmes sont reçues à l'Élysée pour discuter avec mes collaborateurs et faire le point exact de leurs inquiétudes ou de leurs espoirs.
D. PUJADAS.- Est-ce qu'il y a une liste de détenus qui aurait été établie ?
LE PRESIDENT.- Il y a toujours des cas particuliers qui sont présentés, et ceci toujours avec une certaine discrétion, car l'efficacité dans ce domaine exige une certaine discrétion.
D. PUJADAS.- Donc, cela a été le cas cette fois-ci encore ?
LE PRESIDENT.- Cela va de soi. C'est toujours le cas quand je me rends, pour ma part, ici ou dans les pays où les problèmes se posent de la même nature. Je suis très attentif à ce point.
D. PUJADAS.- C'est un des grands autres sujets pour la diplomatie française cette semaine : la Commission a donné un feu vert pour la négociation des conditions d'adhésion de la Turquie. Je dis bien pour engager les négociations, il ne s'agit pas d'adhésion encore, il s'agit d'engager les négociations. Mais beaucoup, y compris à l'UMP, à l'Assemblée nationale pensent qu'à partir du moment où l'on engage ce processus, il sera ensuite trop tard pour dire non, on ne pourra pas revenir en arrière et que cela s'est toujours passé comme cela ?
LE PRESIDENT.- Je pense que c'est une approche pas très juste de ce problème, qui c'est vrai préoccupe à juste titre les Français et qui doit donc être pris en compte par les autorités françaises. Il y a un vrai problème et un débat à avoir. A-t-on intérêt à avoir aux portes de l'Europe une grande puissance contestatrice ou, au contraire, une grande puissance qui aurait accepté de faire tous les efforts pour adhérer à l'ensemble de nos idées. Cela peut se discuter. De toutes façons, je crois que la discussion est prématurée. C'est une affaire qui prendra dix ou quinze ans, et personne aujourd'hui ne peut dire sérieusement si la Turquie fera ou non les réformes et les efforts nécessaires pour répondre aux conditions de l'adhésion.
D. PUJADAS.- Vous pensez que l'on peut dire non pendant le processus ?
LE PRESIDENT.- Sur ce sujet, regardez les conclusions de la Commission qui seront appréciées par les chefs d'État et de gouvernement au Conseil du 17 décembre. Il est précisé clairement, et pour ne rien vous cacher c'était une demande très forte de la France, qu'à tout moment un pays - comme c'est un Traité, ce n'est pas la majorité qui décide, c'est l'unanimité - et nous avons bien fait de préciser qu'à tout moment, la France peut se retirer, ou peut mettre un veto, ou peut refuser. Et à ce moment-là, la négociation s'arrête. Nous sommes donc totalement libres. Il faut voir quel est le rapport des avantages et des inconvénients. Il faut laisser se dérouler les discussions et nous verrons le moment venu ce qu'il convient de faire, pendant la négociation ou aux termes de la négociation.
Mais, Monsieur Pujadas, je veux au moins vous rassurer sur un point, et à travers vous, rassurer les Français. En toute hypothèse, ce sont les Français qui auront le dernier mot par la voie du référendum, le cas échéant. Et c'est une affaire qui sera discutée pas avant dix ou quinze ans, au plus tôt. Si elle l'est.
D. PUJADAS.- A l'Assemblée nationale, beaucoup de députés réclament un débat avant le 17 décembre. Rappelons que c'est le 17 décembre, que les chefs d'État et de gouvernement doivent avaliser l'ouverture du processus de négociations en vue de l'adhésion. Ce serait une bonne chose que ce débat ait lieu ?
LE PRESIDENT.- Vous savez, pendant toute la période de la construction de l'Europe, le Parlement, et à juste titre, c'est l'esprit même de nos institutions, a été informé, écouté, consulté. Et bien entendu, le Parlement sera informé, écouté, consulté tout au long de cette période, et bien au-delà naturellement du 17 décembre. Avant et après. Ceci dans des conditions, le Premier ministre l'a à juste titre rappelé, qui soient conformes naturellement à l'esprit et à la lettre de notre Constitution et qui seront déterminées entre le gouvernement et les deux assemblées.
D. PUJADAS.- Monsieur le Président, la France est toujours inquiète pour les deux otages qui sont retenus en Irak. Vous-même, le week-end dernier, vous aviez employé ce terme "inquiet". Est-ce que c'est toujours votre état d'esprit ? Depuis, on a appris qu'un otage britannique avait été assassiné. Il ne s'agit pas du même groupe. Est-ce que vous êtes toujours dans l'inquiétude ou est-ce que l'état d'esprit est plutôt à l'optimisme ?
LE PRESIDENT.- Je voudrais d'abord dire l'horreur que m'a inspirée l'acte inconcevable qui a été commis contre M. Bigley, et qui ne peut être que condamné de la façon la plus forte, par tout homme digne de ce nom. Et je voudrais dire à la fois à la famille de M. Bigley, et naturellement aux Anglais, aux Britanniques, toute notre compassion et notre solidarité devant cette barbarie.
Pour ce qui concerne la France, je n'ai pas besoin de vous dire que nous poursuivons à et je suis informé, je dirais sinon heure par heure, en tous les cas demi-journée après demi-journée, ici même, nous sommes informés en permanence. Je ne veux pas me prononcer car je crois que l'on a trop parlé de ces affaires et que dans le souci essentiel de la sécurité et de la libération de nos otages, il est indispensable d'être aussi réservés que possible dans le commentaire. Je n'ajouterai rien.
D. PUJADAS.- Et sans évoquer l'état d'éventuels pourparlers, négociations, votre sentiment à vous ?
LE PRESIDENT.- Permettez-moi de ne pas en dire davantage. Ce n'est pas pour vous masquer une vérité quelconque, c'est parce que l'expérience m'a appris que dans ces domaines, il fallait être extrêmement prudent.
D. PUJADAS.- J'ai une toute petite dernière question, Monsieur le Président. Un voyage comme celui que vous avez effectué très long, très éprouvant, c'est plutôt un devoir ou un plaisir ? On sait que vous aimez aussi beaucoup l'Asie ?
LE PRESIDENT.-
Ce n'est pas parce que j'aime l'Asie que je suis venu en Asie. C'est un devoir. Il est indispensable que les entreprises françaises se sentent soutenues, les grandes, et les petites jouant plus collectif avec les grandes, et cela, c'est la responsabilité des grandes. Elles font des efforts considérables. Elles ont une capacité exceptionnelle, elles doivent être soutenues. Et il appartient aux pouvoirs publics de les soutenir. C'est ce que je fais ici en Chine aujourd'hui.