3 décembre 1995 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur le refus de l'uniformisation linguistique et culturelle, le rayonnement de la francophonie, l'aide à l'Afrique et le rôle des Français de l'étranger, Cotonou le 3 décembre 1995.

Mes chers compatriotes,
- vous dire que c'est une joie pour moi de vous rencontrer ici, ce soir, à l'air un peu d'une formule de convenance. Elle ne l'est pas et c'est peu de le dire. Tout simplement parce que j'ai pour les Français qui portent notre humanisme, nos couleurs à l'étranger, beaucoup de respect ayant observé qu'ils étaient toujours parmi les meilleurs, ce qui est naturel. Ce sont toujours les meilleurs qui tentent l'aventure de l'expatriement. Et puis parce qu'il s'agit d'hommes et de femmes qui donnent de notre pays une image forte et généralement très bonne, et puis enfin, parce qu'il s'agit de l'Afrique, de cette Afrique à laquelle beaucoup de Français restent très attachés aux liens avec lesquels le Général de Gaulle a voulu qu'elle soit unie et qui subsistent ou qui se renforcent et que je souhaite à ma place renforcer encore et que tant de nos compatriotes tissent chaque jour avec intelligence, avec compétence, avec dévouement, en faisant leurs affaires ou en servant l'Etat ou les associations, mais toujours, je l'ai observé, avec courage et détermination et généralement avec le sourire.
- Alors je voudrais saluer chacune et chacun d'entre vous, vous remercier et remercier notre ambassadeur, qui a bien voulu organiser cette réception. Saluer également les parlementaires qui se sont joints à nous pour ce sixième sommet de la francophonie et saluer les ministres Jacques Godfrain, ministre de la coopération, Margie Sudre, ministre chargé de la francophonie, qui est encore en séance, mais qui nous rejoindra tout à l'heure.\
Je voudrais me réjouir aussi de ce sommet qui a eu lieu, ici, à Cotonou, au Bénin, dans des conditions excellentes à tous égards. Et si la France a participé à l'organisation bien sûr, je voudrais saluer le Président Soglo et l'ensemble de ses collaborateurs qui ont parfaitement organisé les choses et qui nous ont permis d'avoir un sommet important, je dirais presque décisif, le mot n'est pas excessif.
- La francophonie, c'est une grande chance pour la France, mais c'est aussi une chance pour le monde. Nous sommes en un temps où les cultures courent le risque de s'uniformiser de façon excessive, or, elles sont généralement portées par des langues de la plus modeste à la plus prestigieuse. Chacune est nécessaire et la francophonie en a pris conscience. Avec une cinquantaine de pays, c'est-à-dire le quart des pays siègeant à l'ONU, elles représentent un vrai espace de solidarité bien sûr, de culture surtout. Et si au dernier sommet, celui de l'Ile Maurice, il y a deux ans, la francophonie avait su se défendre, en imposant dans le cadre des grandes négociations internationales du GATT l'exception culturelle, aujourd'hui à Cotonou, elle a pris l'offensive et elle l'a pris en affirmant clairement, qu'elle entendait être un espace de solidarité politique, ceci se traduisant par la création d'un poste de secrétaire général de la francophonie pour harmoniser ses voies et la diriger et aussi être offensive, contre toute uniformisation linguistique et culturelle. C'est de Cotonou qu'a été lancé cet appel qui concerne d'ailleurs aussi les très nombreux citoyens du monde qui parlent d'importantes langues véhiculaires et qui courent aujourd'hui les mêmes risques que le français. Qu'il s'agisse de celles ou de ceux qui parlent le russe, l'espagnol, le chinois, le japonais, l'hindi, ces grands véhicules culturels sont également menacés par le développement des techniques et des technologies et notamment ce que l'on appelle les autoroutes de l'information dans lesquelles nos langues doivent impérativement entrer si elles veulent demain subsister.\
Ceci, d'ailleurs, nous a amenés à lier la francophonie aux problèmes de développement et aux problèmes de sécurité. Nous sommes dans un monde - je pense d'ailleurs que cela a toujours été, mais enfin c'est nous qui sommes concernés - en quête de stabilité, de paix et de développement et ces exigences valent peut-être plus ici encore qu'ailleurs. Et la famille francophone peut apporter, le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali le disait ce matin, une contribution décisive, notamment en créant un lien fort entre le Sud et le Nord.
- Alors, je sais bien qu'aujourd'hui, il y a dans le monde une espèce de tentation à l'afro-pessimisme et nombreux sont ceux qui parmi les responsables, notamment des pays industrialisés disent : "Qu'importe l'Afrique, vouée au déclin, à l'effondrement de ses structures, aux guerres tribales ou ethniques, à la famine, à la maladie". Ces gens-là se trompent. Je rappelle souvent, moi, qui m'intéresse à l'Asie, depuis toujours, combien, les experts, il y a trente, quarante ans, nous expliquaient que l'Asie était à la veille du collapsus, qu'elle était en voie d'effondrement économique et l'on voit ce qu'il en est aujourd'hui. Et j'ai la conviction que l'Afrique, pour peu qu'on sache lui tendre une main, non pas de charité mais simplement fraternelle, est susceptible demain de nous étonner. Elle a des capacités importantes. Elle s'est engagée sur une voie qui est une voie positive. Lorsque l'on observe l'évolution récente de l'Afrique, on voit la progression de l'état de droit. On voit la progression d'une meilleure gestion des affaires publiques comme en témoignent les accords de plus en plus nombreux passés avec les grandes organisations financières internationales. On voit chez les chefs d'Etat et de gouvernement une prise de conscience de la nécessité de former des ensembles économiques régionaux. Les mêmes ont pris conscience des exigences de la diplomatie préventive pour essayer de limiter ou de faire disparaître les crises, qui trop souvent ont frappé ce continent comme d'ailleurs les autres. Tout cela ce sont des évolutions de nature à conforter la confiance, la confiance de l'intérieur, mais aussi la confiance de l'extérieur. Je dirais presque surtout la confiance de l'extérieur, car c'est de là que viennent et viendront les moyens, les investissements, les crédits indispensables au développement. Et de ce point de vue, l'Afrique progresse.\
Et je le répète, ma conviction, c'est que dans les toutes prochaines décades, elle nous étonnera, comme l'Asie nous étonne aujourd'hui. Mais il est vrai que cela suppose que les Nations industrialisées aient conscience de leur devoir de solidarité. Nous voyons bien dans nos pays et dans tous les pays le mal que fait l'exclusion. Le nombre croissant, notamment dans les pays industrialisés d'hommes et de femmes qui sont marginalisés puis exclus. Nous essayons de réagir et de lutter contre ce phénomène. Mais la lutte contre l'exclusion n'est pas seulement une exigence nationale c'est aussi une exigence internationale et ceux qui trouvent prétexte dans l'examen immédiat de la situation pour essayer de promouvoir un désengagement de l'aide au développement font une erreur économique et politique majeure. J'ajoute qu'il font une erreur humaine et morale, également majeure et impardonnable. Le Président Soglo disait dans un excellent discours qu'il avait prononcé à Nantes en 1993 à l'occasion d'une grande exposition sur l'esclavage, que si l'on ne sait pas que l'Afrique a subi pendant près de quatre siècles une hémorragie sanguinaire sans précédent, une sorte de génocide froid, qu'accompagnaient de surcroît toutes sortes de batailles issues des rivalités des grandes compagnies européennes, on ne peut pas comprendre ce continent qui a perdu une part essentielle de son sang et qui le paie encore. Cela est aussi un élément de réflexion pour nous dans la mesure où la politique ne saurait être la simple gestion des intérêts immédiats. Cette gestion qui doit être bonne doit s'intégrer dans une vision morale, éthique des choses et les grands pays industrialisés, notamment européens et américains ont une dette envers l'Afrique qu'ils sont loin d'avoir soldée.\
Voilà les raisons pour lesquelles je me refuse à l'afro-pessimisme et que je suis de façon déterminée un afro-optimiste. Voilà l'une des raisons pour lesquelles je le disais tout à l'heure, j'ai pour les Françaises et les Français qui vivent et qui travaillent dans ces pays africains de la reconnaissance, du respect et de l'amitié, car ils participent directement à cet effort.
- Coopérants civils - médecins, enseignants, assistants techniques auprès des administrations ou du secteur privé - coopérants militaires - officiers ou sous-officiers des armées de terre, de l'air, de la marine et de la gendarmerie -, vous accompagnez ici les autorités béninoises sur le chemin du développement, de la sécurité, de la paix et de la stabilité. Hommes d'affaires, commerçants, industriels, vous êtes des agents économiques essentiels pour l'économie du Bénin. Ecclésiastiques et membres des congrégations religieuses, vous assumez cette force spirituelle dont les pays développés manquent souvent et dont l'Afrique est riche et qui exige le renforcement des solidarités. Membres d'organisations non-gouvernementales, vous êtes en contact direct avec les populations et je n'oublie pas, bien sûr, ceux et celles qui travaillent dans les services français implantés dans ce pays et qui assurent, sous la haute autorité de l'ambassadeur, outre la représentation officielle de la France, la mise en oeuvre des concours français au développement économique, social et culturel du Bénin. La France, ne l'oublions pas est le premier contributeur, le premier bailleur de fonds du Bénin.
- Alors à tous et à toutes je voudrais exprimer ma reconnaissance et mon estime. Je sais aussi qu'un certain nombre de difficultés vous préoccupent. Qui n'en a en ce moment ? La dévaluation du franc CFA a eu des effets néfastes à court terme pour beaucoup d'entre vous, notamment les entrepreneurs, commerçants, artisans, industriels. Le ministre de la Coopération travaille sur ce dossier. L'établissement Montaigne est lui aussi confronté à des difficultés. Le gouvernement a pris des mesures pour limiter en 1994 et 1995 les effets de la dévaluation sur le montant des écolages. Il y a aussi une baisse conjoncturelle des effectifs, en particulier dans le primaire. Je puis vous assurer que la France restera très attentive à la scolarisation des enfants français à l'étranger d'abord parce que c'est légitime et ensuite parce qu'ils sont une part de l'avenir de notre pays.\
Enfin, avant de partager avec vous le verre de l'amitié, je voudrais vous dire un mot de notre pays. J'aime cette phrase du Général de Gaulle, qui disait : "Quand les Français se disputent, il faut leur parler de la France".
- Eh bien, mes chers compatriotes, la France est à la croisée des chemins. Ou bien elle continue de se laisser aller à la facilité, à la fatalité des déficits qui entraînent le chômage, qui est à l'origine de l'exclusion et alors elle sera vouée au déclin. Ou bien elle refuse l'esprit d'abandon, elle s'attaque avec courage à cette maladie qui la ronge, et qu'on appelle déficits publics, chômage, exclusion et alors elle se donnera les moyens de la grandeur, du progrès et de la fraternité.
- C'est cette voie, la voie des réformes trop longtemps différée que j'ai choisie et j'ai la conviction que s'est la bonne voie. Je sais que le chemin est difficile, il nous faudra du courage et du temps pour redresser la situation, mais nous avons du courage et nous avons du temps. Alors, mes chers compatriotes, je vous invite à la confiance. L'objectif est clair, et je vous le dit ce soir, nous l'atteindrons.\
Je vous remercie, enfin, d'être venus nombreux ce soir. C'est, j'en ai dit un mot tout à l'heure, au Bénin qu'aujourd'hui bat le coeur de la Francophonie, le coeur de ce qui lie si solidement une partie de l'Afrique à la France. Ce Sommet évoque un certain idéal qui est le nôtre, et dont j'ai parlé, le rayonnement de la langue française et surtout l'expression des valeurs humanistes partagées car c'est bien de cela que l'on parle aujourd'hui, c'est cela qui est en cause entre nous. Je sais que vous y êtes sensibles et je vous en remercie.\