21 mars 1995 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le cinéma français et européen et sur la nécessité de la mobilisation des professionnels et des responsables politiques face à la concurrence des Etats-Unis, Paris le 21 mars 1995.
Mesdames,
- messieurs,
- Je suis très heureux de vous recevoir ce soir en une telle occasion, le centenaire du cinéma. Un centenaire, c'est très court. Je ne vous parle pas d'expérience.
- En si peu de temps, que d'extraordinaires apprentissages ! Que de révélations ! La naissance d'un nouvel art : mais pas n'importe quel art. Si l'on reprenait les définitions de Florence, autrefois - il s'agissait de distinguer les métiers plutôt que les arts - je dirais que le cinéma est un art majeur. Qu'est-ce qu'un art majeur ? Je ne me hasarderai pas à le définir tant j'offrirais le flanc à la contestation. Mais il me semble que ce sont les arts qui donnent à ceux qui les aiment, à un vaste public, aux hommes, aux femmes, l'occasion de retrouver leur propre itinéraire au travers d'une histoire inventée par des créateurs et traduit de telle sorte que chacun s'y retrouve à sa façon £ sans doute une résonance, quelque chose qui s'est créé soudain et dans lequel l'humanité se retrouve, se reconnaît, se réinvente des sensibilités, se réinvente des souvenirs et, en même temps, réapprend à rêver, à imaginer et, de génération en génération, à créer.
- Tout cela s'est produit à la fin du siècle dernier. A partir d'une technique - d'ailleurs vous observerez que les arts sont toujours dépendants des techniques, je pense surtout à l'art de l'architecture - à partir d'une technique, d'une science, avec la naissance en même temps d'une multiplicité de métiers. Vous qui connaissez mieux que moi la chose, vous pourriez dire la liste de métiers nés du cinéma et donc d'emplois, d'hommes et de femmes soudain passionnés par une tâche qu'ils aiment et qu'ils servent bien. Donc, une nouvelle technologie, l'application d'une science, la naissance de métiers et dans tout cela un art.\
On croyait avoir fait le tour des choses avec nos cinq malheureux sens. Après tout, ce n'est pas beaucoup. Cela a quand même permis tous les chefs-d'oeuvre de la musique, de la peinture : enfin, je ne dirai pas la suite, vous la connaissez comme moi.
- Qui aurait pu imaginer ce que deviendrait l'invention de quelques savants, l'image en mouvement il y a un siècle exactement ? Comme toujours, quand cela arrive, on n'y croit pas. Il faut longtemps avant qu'une opinion publique - et même celle des créateurs - se fasse à l'idée que l'on va changer de méthode, que l'on va de nouveau substituer à ce que l'on a appris, aux traditions séculaires, une forme d'expression et une forme d'expression qui fatalement devra être esthétique, ou bien elle retombera sur elle-même. On ne peut pas faire une invention purement technique, capable de durer, autrement que pour rouler à bicyclette ou pour voler dans les airs, mais qui s'adresse au sens et à l'intelligence humaine si elle n'est pas esthétique, si elle ne recherche pas la beauté et si, à travers la beauté, elle ne contribue pas à éveiller ce qu'il y a de plus profond en nous-mêmes pour que, de l'âge où l'on commence à voir ces images, déjà très jeune, jusqu'à la mort, on soit autre que ce que l'on aurait été si cet art majeur n'avait pas existé.
- Vous en êtes vous-mêmes les ouvriers, les bons ouvriers. Si ce n'était pas le cas, d'ailleurs, vous ne seriez pas là. C'est vous qui le perpétuez. Or les menaces qui pèsent sur cet art majeur sont de toutes sortes. Je ne connais rien qui ne soit constamment menacé de mort, rien de ce qui est vivant. Occupez-vous d'un arbre, apparemment le plus fort, le plus solide, un beau chêne rouvre, et vous vous apercevrez qu'un peu trop d'eau et les racines pourrissent, pas assez d'eau, elles se dessèchent £ et les insectes qui passent par là et qui dans l'écorce s'enfoncent très profond pour aller au coeur, puis l'oiseau qui passe, et le chevreuil qui vient le ronger, etc. Et on meurt, là aussi on meurt, comme ailleurs. Le cinéma, comme tous les arts, est un art périssable et vous le savez.
- Je suis très heureux et je vous en félicite, Monsieur le ministre de la culture, de la manière dont s'est déroulé le colloque qui vient de s'achever et qui a montré je crois beaucoup de vitalité, d'intérêt pour les questions posées. Parmi les questions posées, il en est qui mettent en cause l'existence du cinéma comme art majeur. On peut se poser la question des rapports à la télévision, je sais bien, mais tout cela trouvera à s'organiser de soi même.\
Mais, nous sommes une nation, nous Français. Je sais que sont présents parmi vous de nombreux amis étrangers : chacun peut se poser le problème pour lui-même. Nous n'avons pas l'intention de créer un art national, de nationaliser, dans le plus mauvais sens du terme, une forme d'art, mais nous voulons être nous-mêmes. Nous voulons que soit prise en compte la façon de penser, de réagir ou de sentir des Français, issus eux-mêmes d'une lente fabrication des siècles. Nous voulons qu'un pays, la France, qui a su exprimer, parmi les grands pays du monde, tous les autres arts fondamentaux, qui s'inscrit parmi les modèles de civilisation, puisse, d'autant plus qu'il s'agit d'un art populaire, dire ce qu'il a à dire. Or, nous nous trouvons dans des conversations internationales où nous parvenons avec la plus grande difficulté, quand nous y parvenons, à ralentir le rouleau compresseur qui voudrait soumettre à une sorte de forme de colonisation de l'esprit les autres pays du monde. Quand je dis cela, je le dis sans amertume particulière, car ce pays, à mes yeux, est un pays ami et je l'aime comme tel. Si j'avais à lui adresser des compliments, je n'arrêterais pas : mais pas là-dessus.
- Lors des négociations du GATT, cet accord commercial universel, on a pu voir comment le problème se posait avec plus d'acuité encore. Je me souviens toujours des protestations, des explications, des analyses, des propositions faites par les professionnels français du cinéma. Je me souviens de les avoir rencontrés, écoutés et peut-être de les avoir compris. Je ne suis pas le seul. Ils se sont adressés au gouvernement, aux ministres responsables et c'est une bataille qui dure depuis longtemps. Mais au moment où l'on parvenait à la conclusion de ces accords désirés par la plupart des pays du monde, non pas pour le cinéma, mais pour l'ensemble des marchandises et des échanges commerciaux, une curieuse confusion s'est établie, qui considérait que cet art majeur faisait partie du petit commerce.
- Cela a été pour nous un objet de scandale. On ne peut pas jouer comme cela avec la nature créatrice de l'être humain, la livrer aux seuls rapports de force commerciaux. Ils existent, il faut en tenir compte, ce serait folie que d'observer cela avec dédain, de dire qu'on ne s'en occupe pas. Mais tout de même ! D'où le débat qui est né chez vous, que vous nous avez transmis, dont nous avons assuré ensuite la défense, le débat sur ce que l'on a appelé "l'exception culturelle". Ce n'est pas un mot excellent, d'ailleurs, parce qu'après tout cela n'a pas à être une exception : car si c'est une exception, cela voudrait dire que ce serait donc un objet de commerce qui, simplement, ne subirait pas le sort des autres. Mais cette expression a réussi, elle a été comprise et nous l'avons défendue, avec je dois le dire un succès qui m'a étonné, car nous n'avions pas beaucoup d'alliés, même en Europe.
- Cela me paraissait tout à fait surprenant, non seulement pour le cinéma, mais aussi pour l'ensemble de l'audiovisuel, que de vieux pays d'Europe, dont l'histoire est riche, souvent de plus petits pays que le nôtre, qui ont donc dû faire plus d'efforts que nous et plus de sacrifices pour survivre, pour durer, pour garder leur image et leur identité, acceptent assez aisément de voir que plus de 85 %, quelquefois plus de 90 % des images leur parvenaient de l'extérieur. Ils étaient vidés de substance. Leur tradition, leur saga, leur histoire, tout ce qui fait l'émotion d'un peuple à travers les siècles était interprété désormais par des gens qui vivaient à 5 ou 10000 kilomètres de là. Cela ne nous paraissait pas possible. Ils l'acceptaient, ils continuent de l'accepter.\
Quand je pense à l'Europe que nous sommes en train de fonder autour de l'Union européenne, se pose déjà la question des langages. Dans quelle langue s'exprimera-t-on ? Quelles langues seront autorisées ? Rendra-t-on obligatoire le gaélique, demain le lituanien ? Cela me paraît difficile. Si on ne le fait pas, pourtant, c'est une attitude dédaigneuse à l'égard des pays en question. Ces pays savent bien que leurs moeurs, leur civilisation, c'est leur langage qui l'exprime.
- Si tel ou tel pays d'Europe, possesseur d'un langage et d'une civilisation propres - ils sont plusieurs en Europe aujourd'hui, plusieurs même dans l'Europe de l'Union européenne, sans parler des autres qui sont très nombreuses - perd ceux-ci, il n'y aura plus moyen de les transmettre. C'est comme si était assassiné un être vivant : une langue est un être vivant.\
Or l'Union européenne est aujourd'hui une structure politique capable de supporter la comparaison avec toute autre : quelques trois cent cinquante millions d'habitants, le premier commerce du monde, quelques-unes des premières industries, une capacité créatrice. Et cette Europe-là, on dirait qu'elle a peur d'elle-même, ou qu'elle se place en état d'infériorité par rapport à d'autres formes de civilisation, qui sont pourtant généralement nées d'elle. Donc nous n'avons pas trouvé, messieurs les ministres le savent, tous les concours que nous aurions pu souhaiter. Ce n'est qu'au moment des grands déchirements, lorsque tout paraissait brisé, lorsque la négociation sur le GATT paraissait définitivement rompue, qu'il y a eu un sursaut et que nos alliés naturels, nos voisins les plus sûrs, se sont mis à nous aider.
- Il existe un cinéma français. Combien existe-t-il de cinémas en Europe qui soient originaux ? J'ai entendu parler dans ma jeunesse, déjà, du grand cinéma italien, qui continue d'avoir de beaux restes, du cinéma allemand, espagnol, anglais. Des pays comme la Suède produisaient des oeuvres admirables. Ma liste n'est pas exhaustive, sinon elle serait trop injuste. Mais aujourd'hui, combien de pays et d'industries cinématographiques seraient-elles capables de supporter le choc de la concurrence d'outre-Atlantique, si aucune règle n'était définie en commun dans des conférences internationales : pas simplement des règles commerciales, mais des règles culturelles.
- Je ne vais pas vous parler beaucoup plus longtemps. Vous êtes debout, comme moi-même, mais votre situation est encore moins commode, car dans une salle comme celle-ci il faudrait ouvrir les portes et les fenêtres pour que l'air passe. C'est précisément d'air qu'il s'agit : il faut que l'air continue de circuler entre les créateurs et leurs interprètes, entre les industriels et ceux qui diffusent, qui font connaître les images, qui les font vivre, qui les font aimer et qui perpétuent tout simplement une tradition vieille d'un siècle, pour le siècle suivant et peut-être pour quelques autres.\
Les responsables politiques peuvent être plus utiles qu'on ne le dit, qu'on ne le croit. Je ne sais pas pourquoi il est de mode d'expliquer que tout un chacun est capable de faire quelque chose de bien, sauf les politiques. Je me sentirai à l'abri de ce genre de suspicion dans deux mois, mais je vois ces jeunes ministres et je pense qu'ils auront le temps de souffrir. Eh bien, croyez-moi, les responsables politiques peuvent considérablement vous aider : mais ils ne peuvent pas se substituer à vous. La profession se défend elle-même, par son génie propre, par son pouvoir créateur, par son don d'organisation, par sa capacité de lutte et de travail en commun.
- Je vois beaucoup d'entre vous, j'en reconnais certains, ce qui veut dire que cette soirée est riche d'une présence qui m'importe beaucoup, qui me flatte et dont je vous remercie.
- Tout discours trop long, il l'est peut-être déjà, est insupportable : je vous parle d'expérience. Donc, j'arrête là ce discours. Je dis simplement que c'est une lutte très difficile, où la France n'a pas beaucoup d'alliés, où elle a besoin d'avoir une voix haute et forte, où les professionnels ont besoin d'être unis. Nous disposons de tribunes internationales où nous pouvons nous faire entendre. Un colloque comme le vôtre fait partie de ces moyens de mobilisation dont nous avons besoin.
- La France, en tout cas, je peux vous le dire, ayant eu l'expérience de ce débat depuis quelques années, n'est pas près de lâcher, elle ne le fera pas. Mais si elle est seule, comment fera-t-elle ? C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je suis un européen si engagé. Seuls, nous sommes un pays de quelques soixante millions d'habitants, environ, pas tout à fait : qu'est-ce que c'est, par rapport à l'humanité toute entière qui s'éveille aujourd'hui ? Seulement voilà, nous nous avons l'acquis de l'Histoire, nous avons la richesse de l'art, nous avons des milliers de créateurs. Si nous savons lier tout cela, le cinéma français sera sauvé et, avec lui, notre façon de voir et de sentir, notre langue. Qu'on la traduise, je suis d'accord, je le comprends bien, je suis même très fâché qu'on la traduise si peu de l'autre côté de l'Atlantique : de toute façon, notre richesse est transmissible. Mais elle est irremplaçable. Soyons-en fiers, ayons la force de nos qualités, et - ne nous donnons pas rendez-vous au siècle prochain, ce serait bien imprudent, parlons pour les générations qui viennent -, la France, où est né cet art majeur il y a un siècle, la France, dans un siècle, pourra encore témoigner de notre capacité d'inventer. C'est ce que je souhaite. Je peux compter sur vous et les responsables politiques qui se succèderont à travers les temps garderont, j'en suis sûr, quelle que soit leur orientation, l'amour et le goût de leur pays. Alors, soyons optimistes, parions pour l'avenir £ n'ayons pas ces mines défaites que je rencontre si souvent quand on parle du cinéma français. Il me suffit de vous entendre et de vous voir sur les écrans pour savoir que nous existons, que nous travaillons, que nous créons. Je ne vous dirai rien d'autre.\
- messieurs,
- Je suis très heureux de vous recevoir ce soir en une telle occasion, le centenaire du cinéma. Un centenaire, c'est très court. Je ne vous parle pas d'expérience.
- En si peu de temps, que d'extraordinaires apprentissages ! Que de révélations ! La naissance d'un nouvel art : mais pas n'importe quel art. Si l'on reprenait les définitions de Florence, autrefois - il s'agissait de distinguer les métiers plutôt que les arts - je dirais que le cinéma est un art majeur. Qu'est-ce qu'un art majeur ? Je ne me hasarderai pas à le définir tant j'offrirais le flanc à la contestation. Mais il me semble que ce sont les arts qui donnent à ceux qui les aiment, à un vaste public, aux hommes, aux femmes, l'occasion de retrouver leur propre itinéraire au travers d'une histoire inventée par des créateurs et traduit de telle sorte que chacun s'y retrouve à sa façon £ sans doute une résonance, quelque chose qui s'est créé soudain et dans lequel l'humanité se retrouve, se reconnaît, se réinvente des sensibilités, se réinvente des souvenirs et, en même temps, réapprend à rêver, à imaginer et, de génération en génération, à créer.
- Tout cela s'est produit à la fin du siècle dernier. A partir d'une technique - d'ailleurs vous observerez que les arts sont toujours dépendants des techniques, je pense surtout à l'art de l'architecture - à partir d'une technique, d'une science, avec la naissance en même temps d'une multiplicité de métiers. Vous qui connaissez mieux que moi la chose, vous pourriez dire la liste de métiers nés du cinéma et donc d'emplois, d'hommes et de femmes soudain passionnés par une tâche qu'ils aiment et qu'ils servent bien. Donc, une nouvelle technologie, l'application d'une science, la naissance de métiers et dans tout cela un art.\
On croyait avoir fait le tour des choses avec nos cinq malheureux sens. Après tout, ce n'est pas beaucoup. Cela a quand même permis tous les chefs-d'oeuvre de la musique, de la peinture : enfin, je ne dirai pas la suite, vous la connaissez comme moi.
- Qui aurait pu imaginer ce que deviendrait l'invention de quelques savants, l'image en mouvement il y a un siècle exactement ? Comme toujours, quand cela arrive, on n'y croit pas. Il faut longtemps avant qu'une opinion publique - et même celle des créateurs - se fasse à l'idée que l'on va changer de méthode, que l'on va de nouveau substituer à ce que l'on a appris, aux traditions séculaires, une forme d'expression et une forme d'expression qui fatalement devra être esthétique, ou bien elle retombera sur elle-même. On ne peut pas faire une invention purement technique, capable de durer, autrement que pour rouler à bicyclette ou pour voler dans les airs, mais qui s'adresse au sens et à l'intelligence humaine si elle n'est pas esthétique, si elle ne recherche pas la beauté et si, à travers la beauté, elle ne contribue pas à éveiller ce qu'il y a de plus profond en nous-mêmes pour que, de l'âge où l'on commence à voir ces images, déjà très jeune, jusqu'à la mort, on soit autre que ce que l'on aurait été si cet art majeur n'avait pas existé.
- Vous en êtes vous-mêmes les ouvriers, les bons ouvriers. Si ce n'était pas le cas, d'ailleurs, vous ne seriez pas là. C'est vous qui le perpétuez. Or les menaces qui pèsent sur cet art majeur sont de toutes sortes. Je ne connais rien qui ne soit constamment menacé de mort, rien de ce qui est vivant. Occupez-vous d'un arbre, apparemment le plus fort, le plus solide, un beau chêne rouvre, et vous vous apercevrez qu'un peu trop d'eau et les racines pourrissent, pas assez d'eau, elles se dessèchent £ et les insectes qui passent par là et qui dans l'écorce s'enfoncent très profond pour aller au coeur, puis l'oiseau qui passe, et le chevreuil qui vient le ronger, etc. Et on meurt, là aussi on meurt, comme ailleurs. Le cinéma, comme tous les arts, est un art périssable et vous le savez.
- Je suis très heureux et je vous en félicite, Monsieur le ministre de la culture, de la manière dont s'est déroulé le colloque qui vient de s'achever et qui a montré je crois beaucoup de vitalité, d'intérêt pour les questions posées. Parmi les questions posées, il en est qui mettent en cause l'existence du cinéma comme art majeur. On peut se poser la question des rapports à la télévision, je sais bien, mais tout cela trouvera à s'organiser de soi même.\
Mais, nous sommes une nation, nous Français. Je sais que sont présents parmi vous de nombreux amis étrangers : chacun peut se poser le problème pour lui-même. Nous n'avons pas l'intention de créer un art national, de nationaliser, dans le plus mauvais sens du terme, une forme d'art, mais nous voulons être nous-mêmes. Nous voulons que soit prise en compte la façon de penser, de réagir ou de sentir des Français, issus eux-mêmes d'une lente fabrication des siècles. Nous voulons qu'un pays, la France, qui a su exprimer, parmi les grands pays du monde, tous les autres arts fondamentaux, qui s'inscrit parmi les modèles de civilisation, puisse, d'autant plus qu'il s'agit d'un art populaire, dire ce qu'il a à dire. Or, nous nous trouvons dans des conversations internationales où nous parvenons avec la plus grande difficulté, quand nous y parvenons, à ralentir le rouleau compresseur qui voudrait soumettre à une sorte de forme de colonisation de l'esprit les autres pays du monde. Quand je dis cela, je le dis sans amertume particulière, car ce pays, à mes yeux, est un pays ami et je l'aime comme tel. Si j'avais à lui adresser des compliments, je n'arrêterais pas : mais pas là-dessus.
- Lors des négociations du GATT, cet accord commercial universel, on a pu voir comment le problème se posait avec plus d'acuité encore. Je me souviens toujours des protestations, des explications, des analyses, des propositions faites par les professionnels français du cinéma. Je me souviens de les avoir rencontrés, écoutés et peut-être de les avoir compris. Je ne suis pas le seul. Ils se sont adressés au gouvernement, aux ministres responsables et c'est une bataille qui dure depuis longtemps. Mais au moment où l'on parvenait à la conclusion de ces accords désirés par la plupart des pays du monde, non pas pour le cinéma, mais pour l'ensemble des marchandises et des échanges commerciaux, une curieuse confusion s'est établie, qui considérait que cet art majeur faisait partie du petit commerce.
- Cela a été pour nous un objet de scandale. On ne peut pas jouer comme cela avec la nature créatrice de l'être humain, la livrer aux seuls rapports de force commerciaux. Ils existent, il faut en tenir compte, ce serait folie que d'observer cela avec dédain, de dire qu'on ne s'en occupe pas. Mais tout de même ! D'où le débat qui est né chez vous, que vous nous avez transmis, dont nous avons assuré ensuite la défense, le débat sur ce que l'on a appelé "l'exception culturelle". Ce n'est pas un mot excellent, d'ailleurs, parce qu'après tout cela n'a pas à être une exception : car si c'est une exception, cela voudrait dire que ce serait donc un objet de commerce qui, simplement, ne subirait pas le sort des autres. Mais cette expression a réussi, elle a été comprise et nous l'avons défendue, avec je dois le dire un succès qui m'a étonné, car nous n'avions pas beaucoup d'alliés, même en Europe.
- Cela me paraissait tout à fait surprenant, non seulement pour le cinéma, mais aussi pour l'ensemble de l'audiovisuel, que de vieux pays d'Europe, dont l'histoire est riche, souvent de plus petits pays que le nôtre, qui ont donc dû faire plus d'efforts que nous et plus de sacrifices pour survivre, pour durer, pour garder leur image et leur identité, acceptent assez aisément de voir que plus de 85 %, quelquefois plus de 90 % des images leur parvenaient de l'extérieur. Ils étaient vidés de substance. Leur tradition, leur saga, leur histoire, tout ce qui fait l'émotion d'un peuple à travers les siècles était interprété désormais par des gens qui vivaient à 5 ou 10000 kilomètres de là. Cela ne nous paraissait pas possible. Ils l'acceptaient, ils continuent de l'accepter.\
Quand je pense à l'Europe que nous sommes en train de fonder autour de l'Union européenne, se pose déjà la question des langages. Dans quelle langue s'exprimera-t-on ? Quelles langues seront autorisées ? Rendra-t-on obligatoire le gaélique, demain le lituanien ? Cela me paraît difficile. Si on ne le fait pas, pourtant, c'est une attitude dédaigneuse à l'égard des pays en question. Ces pays savent bien que leurs moeurs, leur civilisation, c'est leur langage qui l'exprime.
- Si tel ou tel pays d'Europe, possesseur d'un langage et d'une civilisation propres - ils sont plusieurs en Europe aujourd'hui, plusieurs même dans l'Europe de l'Union européenne, sans parler des autres qui sont très nombreuses - perd ceux-ci, il n'y aura plus moyen de les transmettre. C'est comme si était assassiné un être vivant : une langue est un être vivant.\
Or l'Union européenne est aujourd'hui une structure politique capable de supporter la comparaison avec toute autre : quelques trois cent cinquante millions d'habitants, le premier commerce du monde, quelques-unes des premières industries, une capacité créatrice. Et cette Europe-là, on dirait qu'elle a peur d'elle-même, ou qu'elle se place en état d'infériorité par rapport à d'autres formes de civilisation, qui sont pourtant généralement nées d'elle. Donc nous n'avons pas trouvé, messieurs les ministres le savent, tous les concours que nous aurions pu souhaiter. Ce n'est qu'au moment des grands déchirements, lorsque tout paraissait brisé, lorsque la négociation sur le GATT paraissait définitivement rompue, qu'il y a eu un sursaut et que nos alliés naturels, nos voisins les plus sûrs, se sont mis à nous aider.
- Il existe un cinéma français. Combien existe-t-il de cinémas en Europe qui soient originaux ? J'ai entendu parler dans ma jeunesse, déjà, du grand cinéma italien, qui continue d'avoir de beaux restes, du cinéma allemand, espagnol, anglais. Des pays comme la Suède produisaient des oeuvres admirables. Ma liste n'est pas exhaustive, sinon elle serait trop injuste. Mais aujourd'hui, combien de pays et d'industries cinématographiques seraient-elles capables de supporter le choc de la concurrence d'outre-Atlantique, si aucune règle n'était définie en commun dans des conférences internationales : pas simplement des règles commerciales, mais des règles culturelles.
- Je ne vais pas vous parler beaucoup plus longtemps. Vous êtes debout, comme moi-même, mais votre situation est encore moins commode, car dans une salle comme celle-ci il faudrait ouvrir les portes et les fenêtres pour que l'air passe. C'est précisément d'air qu'il s'agit : il faut que l'air continue de circuler entre les créateurs et leurs interprètes, entre les industriels et ceux qui diffusent, qui font connaître les images, qui les font vivre, qui les font aimer et qui perpétuent tout simplement une tradition vieille d'un siècle, pour le siècle suivant et peut-être pour quelques autres.\
Les responsables politiques peuvent être plus utiles qu'on ne le dit, qu'on ne le croit. Je ne sais pas pourquoi il est de mode d'expliquer que tout un chacun est capable de faire quelque chose de bien, sauf les politiques. Je me sentirai à l'abri de ce genre de suspicion dans deux mois, mais je vois ces jeunes ministres et je pense qu'ils auront le temps de souffrir. Eh bien, croyez-moi, les responsables politiques peuvent considérablement vous aider : mais ils ne peuvent pas se substituer à vous. La profession se défend elle-même, par son génie propre, par son pouvoir créateur, par son don d'organisation, par sa capacité de lutte et de travail en commun.
- Je vois beaucoup d'entre vous, j'en reconnais certains, ce qui veut dire que cette soirée est riche d'une présence qui m'importe beaucoup, qui me flatte et dont je vous remercie.
- Tout discours trop long, il l'est peut-être déjà, est insupportable : je vous parle d'expérience. Donc, j'arrête là ce discours. Je dis simplement que c'est une lutte très difficile, où la France n'a pas beaucoup d'alliés, où elle a besoin d'avoir une voix haute et forte, où les professionnels ont besoin d'être unis. Nous disposons de tribunes internationales où nous pouvons nous faire entendre. Un colloque comme le vôtre fait partie de ces moyens de mobilisation dont nous avons besoin.
- La France, en tout cas, je peux vous le dire, ayant eu l'expérience de ce débat depuis quelques années, n'est pas près de lâcher, elle ne le fera pas. Mais si elle est seule, comment fera-t-elle ? C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je suis un européen si engagé. Seuls, nous sommes un pays de quelques soixante millions d'habitants, environ, pas tout à fait : qu'est-ce que c'est, par rapport à l'humanité toute entière qui s'éveille aujourd'hui ? Seulement voilà, nous nous avons l'acquis de l'Histoire, nous avons la richesse de l'art, nous avons des milliers de créateurs. Si nous savons lier tout cela, le cinéma français sera sauvé et, avec lui, notre façon de voir et de sentir, notre langue. Qu'on la traduise, je suis d'accord, je le comprends bien, je suis même très fâché qu'on la traduise si peu de l'autre côté de l'Atlantique : de toute façon, notre richesse est transmissible. Mais elle est irremplaçable. Soyons-en fiers, ayons la force de nos qualités, et - ne nous donnons pas rendez-vous au siècle prochain, ce serait bien imprudent, parlons pour les générations qui viennent -, la France, où est né cet art majeur il y a un siècle, la France, dans un siècle, pourra encore témoigner de notre capacité d'inventer. C'est ce que je souhaite. Je peux compter sur vous et les responsables politiques qui se succèderont à travers les temps garderont, j'en suis sûr, quelle que soit leur orientation, l'amour et le goût de leur pays. Alors, soyons optimistes, parions pour l'avenir £ n'ayons pas ces mines défaites que je rencontre si souvent quand on parle du cinéma français. Il me suffit de vous entendre et de vous voir sur les écrans pour savoir que nous existons, que nous travaillons, que nous créons. Je ne vous dirai rien d'autre.\