18 juin 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le bilan de trente années d'aide au développement, les propositions françaises pour améliorer son efficacité et celle des organisations internationales et sur l'annonce d'une intervention militaire au Rwanda, Paris le 18 juin 1994.

Monsieur le Directeur général,
- Mesdames et messieurs,
- Peu après le cinquantenaire du débarquement en Normandie, dans quelques mois on pourra célébrer, si on le veut, le cinquantième anniversaire des accord de Bretton-Woods. Ce rapprochement n'est pas sans intérêt. Alors que le nazisme n'était pas encore vaincu, au cours de l'année 1944, les premiers jalons d'un système économique mondial étaient posés.
- Il ne faut pas oublier, en effet, que dès cette date, les alliés tirant les leçons de la grande crise des années trente et de ses conséquences, avaient créé le Fonds monétaire international et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement. La mission de ces organismes était d'asseoir la prospérité et la croissance d'un monde pacifié sur des bases solides.
- En tout cas, cela fait cinquante ans que l'on parle du développement £ et plus exactement depuis trente ans, c'est à dire depuis que la majorité des pays du Sud a accédé à l'indépendance. Votre colloque nous invite à nous demander où nous en sommes et ce sera l'objet essentiel de mon intervention.\
Je ferai d'abord un constat, plutôt un bilan. Il sera mitigé comme tous les bilans, dira-t-on. On a longtemps pensé le développement en termes simplifiés £ tout simplement, le transfert du modèle occidental de production et de consommation vers des pays du Sud sous-développés économiquement, et peu touchés par la révolution industrielle.
- Les politiques inspirées de ce modèle comme d'ailleurs les contre-modèles proposés comme réponse aux échec de ces politiques, ont montré leurs limites. Je ne le regrette pas : je me suis toujours méfié de ces "modèles", mais au fil du temps, ce qui est plus grave, la volonté d'agir s'est perdue en chemin.
- Aujourd'hui, la situation est très différente. Les pays occidentaux ont d'abord connu une formidable expansion avant une longue crise dont ne nous sommes pas entièrement sortis £ la longue mutation économique qu'ils traversent les a fait se replier sur eux-mêmes. Les économies communistes se sont effondrées. L'expression Nord-Sud ne décrit plus exactement la réalité. Le Sud ne forme plus un bloc homogène face aux pays développés, comme il y a dix ans encore. Parmi les pays qui le composent, les uns se sont engagés dans un développement rapide, d'autres, malgré les efforts d'aide et d'assistance, s'enfoncent sous le poids de fléaux et de tragédies qui les laissent impuissants : surpopulation, flux migratoires, guerres ethniques, surarmement, SIDA, - j'en passe - se conjuguent pour aboutir au désastre humain que nous connaissons. Je pense que l'on ne peut plus dire "le Sud".
- Dans le même temps, la rivalité Est-Ouest a disparu. Une partie des pays du Sud qui n'étaient aidés qu'en fonction des intérêts stratégiques des donateurs, il ne faut se le dissimuler, est abandonnée à elle-même. Pas de chance si l'on n'a pas de pétrole, d'uranium, d'or ou autre chose. La récession économique a entraîné partout la réduction des budgets d'aide, conduisant parfois à des situations aberrantes où certains Etats du Sud remboursent plus qu'ils ne reçoivent £ et j'ai souvent observé, je le répéterai pour que tout soit clair, qu'à l'heure actuelle, après tant d'années, après tant d'efforts, après tant de discours, le flux des capitaux qui va des pays pauvres vers les pays riches est plus important que celui qui va des pays riches vers les pays pauvres, quelles que soient les sommes annoncées d'aide bilatérale ou multilatérale. Enfin quelque chose de dérisoire £ ce serait simplement dérisoire si ce n'était tragique.
- La fuite des capitaux privés qui sont naturellement frileux, on n'aime pas le risque de ce côté-là, empêche toute possibilité d'investissement. Les pays pauvres consacrent moins de ressources à l'éducation et à la santé, tout cela se passant bien entendu au détriment des générations futures.
- Plus grave encore, on a assisté dans les grands pays industrialisés, à ce qu'on pourrait appeler, c'est une vieille formule le "retour de l'égoïsme sacré" et du "chacun pour soi". Certains ont des remords, mais les apaisent. Certains vont jusqu'à affirmer que si ces peuples ne s'en sortent pas, après tout, c'est de leur faute ! Et c'est ainsi que l'on passe d'une indifférence gênée à une indifférence satisfaite.\
Mais je ne veux pas être injuste et mésestimer les efforts accomplis. Mon pays lui-même n'a pas à rougir de ce qu'il a fait. En treize ans, son aide publique au développement s'est accrue de 40 % en termes réels. Nous sommes désormais proches de ces fameux 0,7 % du produit intérieur brut fixé par les Nations unies, non pas de façon officielle, mais la plupart des documents le présente comme l'objectif à atteindre. Mais c'est un objectif que j'avais personnellement accepté. Si tous les grands pays industrialisés qui vont se réunir dans quelques semaines à Naples avaient suivi notre progression, le montant total de l'aide publique serait actuellement proche de 130 milliards de dollars, au lieu de 60 milliards.
- Et je ne citerai ici que pour mémoire les annulations ou allègements de la dette que j'ai demandés à Ottawa ou à la tribune des Nations unies, qui ont été suivis par certains : par le Canada, en particulier, par Allemagne, et par quelques autres dont la Belgique. J'ai demandé sans cesse l'organisation des marchés de matières premières. Quand on pense qu'il suffit de deux ou trois séances de place boursière, pour anéantir les plans de deux ans, de cinq ans, adoptés par la plupart des pays producteurs d'Afrique. On voit combien tout cela est misérable.
- La construction d'infrastructures, la recherche tropicale : beaucoup de portes ont été ouvertes, il n'empêche que nous nous trouvons maintenant devant un mur immense et qu'il faut apprendre à le franchir.\
La Communauté européenne a beaucoup fait aussi, elle a accordé priorité au développement. Vous voyez les accords de Lomé, entre les Etats européens et ceux d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Ces accords se sont traduits en dépit du scepticisme affiché à l'époque par des flux importants d'aides, douze milliards d'écus pour Lomé IV. Et je me souviens que des chefs d'Etat africains venaient me voir à l'époque en disant que ce serait un miracle si on atteignait neuf milliards. Il est vrai que, ensemble, les pays de l'Europe de l'Est venaient s'ajouter à la longue liste des pays en difficulté et qu'on pouvait craindre un choix de l'un contre l'autre. Mais il y a eu aussi des mécanismes de soutien aux exportations de matières premières et un accès privilégié au marché européen pour les produits des pays associés, qui sont nombreux. Au bout du compte, l'Union européenne des Douze est le partenaire le plus important des pays du Sud comme il l'est des pays de l'Est.
- Lorsqu'il s'est agi d'aider spécialement la Russie et les pays européens, l'Allemagne, notamment, avait apporté soixante-sept milliards de dollars quand le reste du monde n'avait pas dépassé dix milliards.
- Je n'oublie pas non plus l'action humanitaire qui est loin d'être négligeable. Elle mobilise l'énergie, la générosité d'organisations remarquables d'hommes et de femmes dont l'esprit de sacrifice est sans limite.
- Il n'en reste pas moins qu'un cinquième de la population mondiale vit toujours au dessous du seuil de pauvreté £ que les décisions prises il y a treize ans à Cancun se sont heurtées à d'immenses intérêts et pratiquement sont restées lettre morte £ que de graves inégalités perdurent ou s'accroissent alors même que l'économie mondiale de marché est censée apporter une réponse à tout £ et que du coup la réflexion sur le développement, jugée superfétatoire, semble en panne, puisque les lois civiles, les lois naturelles inventées par je ne sais qui semblent en décider autrement.
- Eh bien je ne me résigne pas à cet état de fait, à cette indifférence entrecoupée de brefs moments de compassion. Nous ne pouvons nous en tenir là. Voilà pour le préambule.\
Le deuxième point que je traiterai, je pourrais l'intituler ainsi : notre intérêt bien compris commande de ne pas baisser les bras £ et quelques propositions seront faites à l'issue de cet exposé.
- Les pays développés ou bien ceux qui sont en voie de le devenir réellement feraient preuve de courte vue, s'ils croyaient pouvoir s'aménager un monde "utile" - le Nord et quelques pays du Sud bien choisis, - en abandonnant à leur sort les autres, tant de peuples d'Afrique, d'Amérique ou d'Asie. Je pense que ce serait non seulement une iniquité, mais encore une absurdité, pour parler en termes purement économiques, ce qui n'est pas suffisant mais qui est commode £ quel manque à gagner pour la croissance mondiale dans cette exclusion massive ! Quel risque de voir proliférer sur ce fond de misère toutes sortes de désordres que la bombe atomique ne résoudra pas : drogues, épidémies, mouvements migratoires erratiques, atteintes de toutes sortes à l'environnement. Ce n'est de l'intérêt de personne et ces dangers ne seront pas limités aux pays où ils prennent naissance ! Il faut absolument s'en convaincre.
- Aussi, n'en déplaise à des démagogues qui jouent avec les peurs, avec les frustrations et qui cherchent à exacerber ici l'intolérance, la xénophobie, ailleurs le fanatisme, les rivalités ethniques, personne n'est indemne. Au jeu du "chacun pour soi", tout le monde est perdant.
- C'est donc notre intérêt bien compris, la raison même qui nous invite à retrouver une vision mondiale du développement et à rappeler les valeurs simples qui figurent au fronton de cet édifice : solidarité humaine, respect mutuel, mise en valeur de la diversité culturelle. C'est vrai que depuis plus de deux siècles, figurent sur nos frontons à nous "liberté, égalité, fraternité", ce qui incitera chacun à la modestie.
- Il y a deux ans, la conférence de Rio sur l'environnement avait déjà rassemblé la communauté internationale autour de la nécessité d'avoir, selon les termes retenus, une vision "globale et solidaire" £ et nous en faisions un premier bilan ici même, lundi dernier. D'autres rendez-vous sont prévus : la conférence mondiale sur la population en septembre au Caire, sur le SIDA en décembre à Paris, sur l'intégration sociale et l'emploi en mars 1995 à Copenhague où je compte bien me rendre. Si vous êtes convaincus comme moi, - mais de cela je ne suis pas absolument sûr -, que le jeu du marché et l'intervention humanitaire ne sont pas à eux seuls des réponses suffisantes et que la planète deviendra inhabitable si elle n'est pas habitable pour tous, alors que faire ? et c'est le troisième point de mon exposé : La bataille pour le développement.\
A notre époque, faut-il que des hommes, des femmes, des enfants meurent en direct devant les caméras de télévision pour que la communauté internationale s'émeuve ? Si ces images réveillent des solidarités, c'est bien £ mais elles provoquent des réactions tardives et des sollicitudes capricieuses. Face à l'éclatement du monde, il convient d'endiguer la marginalisation des pays pauvres, de leur donner les moyens de maîtriser leur destin £ en tout cas de l'organiser. Et, pour cela je vous propose de revisiter Cancun, réunion à laquelle je participais. D'ailleurs, par une curieuse confusion, j'ai remarqué que pour ceux qui veulent bien s'intéresser à ce que je dis, il y en a quand même quelques-uns qui citent souvent mon discours de Cancun au point qu'ayant écrit un ouvrage là-dessus, un grand critique, homme politique important, dans l'éditorial d'un des principaux journaux français, s'étonnait dans un recueil de discours qu'avait fait paraître une maison d'édition (de mes discours à moi) : mais quand même, M. Mitterrand n'a pas osé imprimer son discours de Cancun ! Et à partir de là, une série de commentaires, plus ou moins pertinents, naturellement très intelligents et encore mieux informés. Seulement voilà : je n'ai pas prononcé de discours à Cancun ! C'était un peu avant, à Mexico. Pauvre discours de Mexico £ puisque même la référence s'est effacée.
- Alors "revisitons Cancun". Je suis peut-être le seul, ici, à y avoir siégé sans discours ! Je veux dire de moi, car il y en a eu beaucoup, mais c'étaient ceux des autres. Il s'agissait alors de solliciter la solidarité entre le Nord et le Sud, de l'organiser. Mais je crois qu'il s'agit maintenant d'inventer un contrat entre pays développés, pays en voie réelle de développement, pays qui voient s'éloigner le développement, qui sont les plus nombreux. Parce qu'aujourd'hui nous devons créer et gérer ensemble les ressources de la planète, les flots et les flux de populations et surmonter les fractures sociales £ et donc l'invention consiste à rechercher les critères d'une nouvelle éthique internationale. Cela ne sera pas suffisant, je viens de le dire tout à l'heure. Mais si l'on ne commence pas par là, on finira nulle part. L'aide au développement doit devenir l'aide au respect des contrats économiques et sociaux - et non pas simplement comme je le vois chaque semaine et depuis si longtemps - le respect des contrats financiers, passés entre les différentes nations à telle ou telle occasion. Il s'agit pour nous aussi de réinventer le développement, dont l'assainissement financier doit être un moyen, mais ne peut pas être la finalité.\
Ce chemin nouveau que je vous propose et que je vais préciser ne peut pas se tracer au sein d'une communauté internationale qui ne serait pas capable de faire respecter ou de respecter la paix. Vous l'avez dit monsieur le directeur général, la politique des blocs n'avait qu'un avantage : c'était celui de contraindre à la paix. L'équilibre de la terreur, ce n'est quand même pas très recommandable. La fin des blocs rend chacun responsable du maintien de la paix dans chaque région du monde. C'est aux Etats eux-mêmes qu'il revient d'assumer leur sécurité et celle de leurs ressortissants, ils en ont le droit et le devoir. Et pourtant, cela ne peut ne pas suffire : on le constate tragiquement un peu partout, particulièrement au Rwanda. Lorsque toutes les solutions sont épuisées, la sécurité collective nécessite un bras séculier qui manque aujourd'hui et je soutiens une idée qui scandalise souvent et je la maintiens : d'une force militaire permanente des Nations unies, le droit sans la force, sans la force mise au service du droit ne peut rien £ et d'autre part les Nations unies ont proposé la constitution de forces régionales facilement mobilisables, je ne peux que l'en approuver.
- Faisons un arrêt de quelques instants à propos du Rwanda. Depuis le déclenchement des hostilités en 1990, la France, contrairement à ce que je lis et ce que j'entends ici ou là, a tout fait pour éviter la reprise des combats. Elle a mené une action diplomatique intense en vue d'un accord politique entre les parties rwandaises sur le partage du pouvoir, la réconciliation nationale et l'organisation d'élections générales, et nous avons abouti à un accord entre les belligérants, qui s'appelle l'accord d'Arusha. J'ai reçu, à cet égard, je dis pour que cela soit clair, une lettre chaleureuse de remerciements du dirigeant du Front patriotique rwandais. Mais ces accords d'Arusha aujourd'hui, tout le monde s'y réfère, toutes les parties de l'époque - mais ce n'est pas très ancien - l'ont reconnu, aussi bien celles qui soutenaient le Président Habyarimana que celles du Front patriotique rwandais. Mais dans chaque cas, comme toujours, certains ne voulaient pas de compromis et l'on doit se demander si le drame actuel n'est pas dû essentiellement au fait que l'on a recherché l'élimination de ceux qui souhaitaient la paix et qui prônaient la modération par ceux qui voulaient l'élimination radicale, raciale et politique.
- Dès ces accords signés, la France a demandé aux Nations unies de prendre la relève de son contingent - c'est la France qui l'a demandé - ce qui a été obtenu, j'ajouterai non sans mal. Les casques bleus étaient là, sur place, pour garantir la mise en oeuvre des accords d'Arusha. Mais l'attentat du 6 avril contre l'avion présidentiel où se trouvaient les Présidents du Rwanda et du Burundi a brisé sans doute à dessein ce fragile espoir et a déclenché la reprise d'un combat barbare.\
Que faire maintenant ? Je pense qu'il est bon d'utiliser cette tribune, pour faire avancer la réflexion sur ce point douloureux, et qui touche au sujet même dont nous nous occupons. La France a demandé aux Nations unies, après le départ de la plupart des casques bleus, de renvoyer une force de protection à Kigali. Elle a été obtenue le 17 mai au Conseil de Sécurité par la résolution 918.
- Et pourtant, les combats et les massacres se sont poursuivis. Garde présidentielle ou partisans des Présidents disparus désormais sans frein, de la façon la plus sauvage et à cette date - au moment où je m'exprime - les contingents sollicités par le Secrétaire général des Nations unies n'ont toujours pas été mis en place, alors que l'on ne peut plus attendre, on le voit bien ! Il reste des hôpitaux, des églises, quelques lieux, quelques sites où tout n'a pas été massacré. Il y a donc une extrême urgence.
- Dès que j'ai appris qu'un cessez-le-feu de principe avait été obtenu à Tunis lors de la réunion des chefs d'Etat de l'OUA (Organisation de l'Unité africaine), mais qu'il fallait attendre encore quelques semaines avant la mise en place des Casques bleus, j'ai réuni un conseil restreint des ministres, mercredi dernier, qui a chargé M. le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé de rendre compte que la France était prête sans attendre l'arrivée de la force des Nations unies, à envoyer avec ceux de ses partenaires européens ou africains qui le voudraient, une force de protection humanitaire destinée à assurer la sécurité des populations civiles qui ont échappé à l'extermination. Cela se met en train. C'est désormais une affaire d'heures et de jours.
- Nous en sommes là. Je dois dire que deux ou trois pays africains ont répondu favorablement et j'attends encore les réponses fermes de pays européens. Quoi qu'il en soit, nous le ferons. Je le répète : chaque heure compte.\
Bref, s'il n'y a pas de développement possible dans la guerre, il n'y a pas non plus de croissance sans la paix intérieure des Etats et, pas de paix intérieure durable sans création d'un état de droit. Il faut faire attention à ce que le progrès ne soit pas confisqué par l'exaspération des particularismes, ou par les riches des pays pauvres £ attention à ce que les fruits de la croissance ne soient pas volés par les profits issus de la seule loi des marchés qui casse les mécanismes de redistribution. Je sais bien que je vais là contre la philosophie du jour, je me souviens d'avoir dit à un Président des Etats-Unis d'Amérique : "vous croyez en Dieu ? C'est sûrement vrai, mais de quel Dieu s'agit-il ?", et je n'irai pas plus loin.
- Garantir l'état de droit, c'est aussi une question d'efficacité. Vous devez, mesdames et messieurs, vous convaincre et convaincre les autres de ce que le progrès économique ne peut se construire sans "efficacité démocratique". Seule la démocratie a la capacité de gérer les conflits, seule l'existence d'un Etat démocratique garantit non seulement la liberté et la dignité des citoyens, tant qu'il est possible, mais aussi la permanence de la gestion des affaires d'un pays. Mais c'est pour cela que les pays développés doivent se montrer solidaires envers vous, car c'est vous, en fin de compte, qui êtes responsables et qui le restez, de la construction de votre Etat de droit. Le respect des minorités doit être au coeur de vos préoccupations. Après tout, il existe un exemple admirable sur cette question, c'est celui de l'Afrique du Sud.\
Le coeur du contrat que je propose comporte trois parts : la part de l'aide indispensable dont j'ai dit qu'elle serait de l'ordre de 130 milliards de dollars, simplement dans le cadre des règles actuelles £ plutôt, ce ne sont pas des règles mais des objectifs fixés, une part du respect des uns pour les autres, et une part d'invention. La part de l'aide est celle que nos pays industrialisés ne doivent pas abandonner, je l'ai dit, je le répète volontiers pour essayer d'être entendu. Je répète que les 0,7 % du PNB, ce n'est tout de même pas une affaire, parmi les 7 grands pays industrialisés, la France arrive en tête. Elle n'est pas loin maintenant des 0,7 % compte non tenu de ses propres départements et territoires d'outre-mer. Avec elle, et derrière elle, se trouvent le Canada, l'Allemagne... mais que de retard !
- Et puis nous avons pratiqué des annulations de dette, des rééchelonnements. Nous avons abandonné, pour notre part, intégralement, notre créance publique sur 39 pays, les plus pauvres naturellement. Et nous avons adopté des mesures intermédiaires pour les pays qu'ils appellent comme cela les pays dits intermédiaires, qui se demandent pourquoi on les appelle comme cela parce que quand il s'agit de recevoir une aide ils s'estiment aussi pauvres que les autres. Quand il s'agit de recevoir les bénéfices du pétrole, ils ne le sont pas.
- Agissant ainsi, je pense que nous ferons oeuvre d'assainissement et d'ailleurs plus oeuvre d'assainissement que de développement. C'est pourquoi je vais continuer encore pendant quelques minutes à retenir votre attention. Enfin, si je l'ai gardée.\
Il faut que nous fassions travailler, fonctionner plus utilement les institutions internationales. Il faut utiliser les droits de tirages spéciaux du Fonds monétaire international, et ce qu'on appelle, ça c'est le langage des techniciens - c'est naturellement comme dans toute profession pour ne pas être compris des autres -, des "facilités élargies". Facilités, on ne sait pas de quoi, élargies, jusqu'où ? Enfin, je vais employer les termes consacrés : des facilités élargies. Vous savez que les médecins de Molière qui parlent le latin de cuisine, ont beaucoup prospéré depuis lors, non seulement les médecins, mais écoutez les ingénieurs, les PDG, écoutez-les tous, chacun s'enferme derrière un langage de plusieurs métiers possibles, pour que personne ne pénètre des secrets qui n'en sont pas.
- A cet égard, je souhaite une allocation de droits de tirages spéciaux par le Fonds monétaire international d'au moins cinquante milliards de dollars. Ne soyez pas effrayés par ce chiffre : il est celui dont débat le Conseil d'administration du Fonds depuis des mois. Jamais dans notre histoire récente, les circonstances n'ont rendu plus nécessaire une telle allocation. Jamais le risque de répercussion inflationniste n'a été plus faible depuis trente ans. Alors, allons-nous laisser cet instrument inemployé, alors que faute de réserves de changes, les pays pauvres et les pays en transition sont contraints de réduire drastiquement leurs importations de biens d'équipement, avec les conséquences que cela entraîne pour l'emploi dans nos pays industriels ? Voyez que tout se tient.
- Pouvons-nous enfin ne pas corriger l'injustice du système financier mondial où seuls, vous entendez, où seuls ont bénéficié de telles allocations les pays devenus membres du Fonds Monétaire International avant 1981 et non les 36 nouveaux membres qui sont parmi ceux qui en ont le plus besoin ? Mais c'est parce qu'il existe une disposition qui indique que les pays qui fournissent, disons, leur pesant d'or au Fonds Monétaire International, sont forcément les pays les plus riches. Alors lorsqu'il s'agit de répartir des nouveaux fonds spéciaux, où vont-ils ? Eh bien à ceux qui ont apporté leur part initiale. Si bien que l'on peut dire que le FMI, pour l'instant, sur ce terrain-là, car il rend beaucoup d'autres services, sert surtout à alimenter les caisses des pays riches.
- Tout cela peut paraître blasphématoire, mais je n'entends rien ménager, et vous dire ce que je pense.\
Il est temps que la Banque mondiale oriente davantage ses projets vers l'investissement, et - je le répète une fois encore je l'avais dit à la tribune des Nations unies -, que les économies dues à la diminution des dépenses militaires soient enfin recyclées d'une façon utile, et recyclées dans la lutte contre la pauvreté. Il y avait un "binôme" armement - désarmement, développement - pauvreté. La situation est naturellement différente selon que les pays sont plus ou moins insérés dans le tissu des échanges mondiaux. Mais je crois nécessaire de redéfinir les accords commerciaux préférentiels afin de les réorienter vers les plus pauvres et je préconiserai dans ces pays la concentration des aides - bien que je n'aie pas à me substituer à eux, c'est un avis cordial que je leur donne - de concentrer ces aides pour le développement sur leur agriculture et sur leur industrie, et particulièrement sur leur industrie de transformation. Car après tout, la richesse se trouve là où elle n'a pas de valeur ajoutée, et quiconque vit de ces matières premières, voit qu'elles sont transformées en produits semi-finis voire en produits finis à des milliers de kilomètres de distance. C'est un pays colonisé. Ce qui existe également à l'intérieur des pays dits avancés.
- L'agriculture en France, par exemple, donne des signes de la même inégalité. Le pays qui produit des bovins mais qui va faire grossir, évoluer, entretenir ces bovins à 500 kilomètres dans les prairies plus grasses, spécialisées, la richesse va dans ces pays-là et le pays d'origine, lui, n'a que le bénéfice généralement très modique de la production immédiate. Des produits qui valent ce qu'ils valent, c'est-à-dire pas grand chose.\
Mais je voudrais aborder maintenant le troisième point de ces parts, celle que j'appelle la part du respect. Formule qui paraîtra d'ordre moral dans une analyse qui se veut davantage économique.
- Légitimement, vous, pays en voie de développement, vous ne voulez pas être sacrifiés au libéralisme intégral £ je comprends qu'on puisse être adepte du libéralisme, mais pas du libéralisme intolérant, du libéralisme intégral, qui prétend mener le monde £ légitimement, nous vous demandons de respecter les droits des travailleurs - il en sera question à Copenhague bientôt. Il est odieux de tirer profit du travail des enfants, ou du travail forcé, notamment celui des prisonniers £ il est insupportable de voir régner dans tant de pays l'absence de droits syndicaux. Il est odieux de penser que des pays qui ont lutté pour conquérir leur indépendance, violent eux-mêmes les droits fondamentaux. Je crois vraiment, mesdames et messieurs, et chers amis, que nous devons trouver une entente sur ces questions dans le but d'un progrès commun. Quant à la part de l'invention, celle-là, je ne peux pas la décrire car c'est à vous de la construire. Je peux simplement dire que lorsque vous vous organisez pour défendre vos droits d'exporter au juste prix du marché, vous êtes dans la bonne voie. Les producteurs de café viennent d'en faire la démonstration. Lorsque vous vous mettez d'accord pour exporter du bois dont l'exploitation a respecté les grandes lois écologiques, cette attitude est bénéfique pour tous. Lorsque vous établissez des coopérations entre vous - celles qu'on appelle parfois Sud-Sud -, vous favorisez par les affinités culturelles la réussite de vos projets, mais j'ajouterai : vous favorisez la réussite des nôtres, car on me dit que bientôt - c'est le commandant Cousteau venu me voir avant-hier qui me le disait - il y aura trente milliards d'êtres humains, d'ici quelques décennies £ dans peu de temps, certains d'entre vous les connaîtront. Et là-dessus, il pourrait bien y avoir 25 à 29 milliards de pauvres. Faites la différence.\
Mesdames et messieurs, l'an prochain, je vous l'ai dit, se tiendront deux conférences importantes. La population, le problème de la démographie est un problème déterminant. Les responsables égyptiens que j'ai rencontrés me disent : nous épuisons tous nos budgets à essayer de rattraper la croissance des populations. Déjà nous sommes exsangues, avant de pouvoir inventer quelque chose de nouveau, pour l'ensemble de la population. Donc au Caire, comme à Copenhague, il sera question de ce que j'ai appelé lundi dernier, en célébrant le deuxième anniversaire de la Conférence de Rio, le développement durable et équitable. On ne va quand même pas continuer à produire des richesses, puisqu'il s'agit de cela, pour qu'elles soient confisquées par une minorité. Prenons enfin des orientations fondamentales : on ne peut plus confier l'évolution du monde aux seules régulations monétaires.
- On ne peut plus confier l'évolution du monde aux seules régulations monétaires. Il faut continuer à refuser que l'aide au développement disparaisse de l'ordre du jour des Sommets des pays riches. Il ne faut pas craindre de s'interroger, je crois l'avoir fait, sur les politiques des institutions multilatérales, afin d'en éliminer des conformismes.
- Je compte bien développer un peu plus brièvement une partie de ce discours lorsque je me trouverai début du mois de juillet à Naples avec les six pays les plus industrialisés. L'organisation de la sécurité collective, des échanges, de la monnaie, dont nous nous sommes dotés au lendemain de la guerre mondiale, je l'ai rappelé pour commencer, de San Francisco à Bretton-Woods, n'est plus adaptée £ révision de la charte des Nations unies, création de l'Organisation Mondiale du Commerce décidée lors de l'acceptation du GATT récemment, modifications des institutions de Bretton-Woods, voilà des réformes majeures et urgentes qui s'offrent à nous, si nous le voulons. Bref, je vous demande d'inventer un nouveau concept de sécurité, incluant la sécurité économique.
- Si les gouvernements ne se donnent pas des moyens, dans les institutions internationales, afin de mettre en oeuvre rapidement ces profonds changements que je viens d'esquisser, les générations futures condamneront à bon droit notre futilité, notre absence de prévision, notre absence de courage £ et quand je pense à l'épanouissement de la science, pendant que nous tenons ces propos et par voie de conséquence de la technique, quand je pense au fait qu'il y a un peu plus de deux siècles avant la Révolution française de 1789 on s'est émerveillé de ce que la vapeur a pu apporter un concours à l'homme £ de la révolution de l'électricité, qui a permis la naissance des sociétés industrielles dans lesquelles nous sommes encore, mais dont nous commençons de sortir £ de la révolution de l'électronique qui fait qu'en deux siècles l'homme a pu compenser les faiblesses de l'emploi d'immenses masses de prolétaires soumis à un travail infernal, sans la possession du moindre droit : ni au repas, ni à la sécurité, ni à la famille, ni au travail bien entendu, mais cela continue dans bien des endroits. Et qu'aujourd'hui la science nous permet de se substituer non seulement aux muscles mais aussi à l'intelligence et à la mémoire. Quel gâchis ! Et c'est contre ce gâchis que j'ai voulu élever ma modeste voix devant vous en souhaitant que vous vouliez bien, chacun en y ajoutant vos propres préférences, répercuter cet appel bien au-delà de cette salle. Merci.\