7 mars 1994 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à Canal Plus le 7 mars 1994, sur la carrière politique de Georges Pompidou, le gaullisme et l'après-gaullisme et les débuts de la Cinquième République.
QUESTION.- Monsieur le Président, nous faisons un film sur Georges Pompidou mais aussi sur les Français du temps de Georges Pompidou. Donc, à ce titre, je crois que vous avez des choses à nous dire : vous étiez chef de l'opposition au cours de ses gouvernements successifs et de son septennat mais aussi parce que vous êtes Président de la République et peu de Français peuvent se vanter d'avoir exercé la fonction présidentielle comme Georges Pompidou. Voilà pourquoi, nous serions très heureux de pouvoir recueillir votre témoignage. Je me permettrai tout d'abord de vous poser quelques questions précises, factuelles, sur quelques dates, après quoi on pourrait vous demander à votre avis l'homme et l'oeuvre, quel est le bilan. Transposons-nous si vous le voulez bien en 1962. C'est le moment où Georges Pompidou, qui est un inconnu pour les Français, est désigné comme Premier ministre £ et le discours qu'il fait à l'Assemblée, son premier discours, est assez mal jugé. On se moque un peu de lui £ or vous êtes un rare témoin à avoir dit : "mais, il y a chez cet homme-là une carrure" £ je crois que c'est le mot que vous avez employé "une autorité", et vous ne l'avez pas pris pour un soliveau. Est-ce qu'en 1962, Georges Pompidou est un inconnu pour vous ? Est-ce que vous le découvrez à ce moment-là ?
- LE PRESIDENT.- Tout à fait. Je sais qui il est d'une façon très superficielle, par ce qu'on en a dit, parce qu'il est devenu un collaborateur du Général de Gaulle £ je n'en savais pas davantage, et je ne l'avais jamais rencontré. Donc, lorsqu'il est venu à l'Assemblée nationale pour faire son discours, que j'appellerai d'investiture - même, si le terme n'est pas exact - tout pour moi était nouveau et c'est vrai que ce discours a été une déception : il n'y avait pas grand chose à en tirer. Il était dit d'une façon monocorde, donc sans grand intérêt. La voix générale était : oh voilà, ça commence bien mal £ il n'y aura rien à en tirer, ça va être une sorte de M. Queuille, quoique Queuille n'était pas négligeable. Vous avez raison de le rappeler, mon sentiment était différent. On a le droit d'être maladroit dans un discours, le premier devant une Assemblée qu'on ne connaît pas, que l'on n'a jamais fréquentée £ c'est un métier difficile et en effet, il l'a raté. Moi, j'ai perçu autre chose. Une sorte de résonnance, une personnalité très forte. Et je me souviens de l'avoir dit, en effet.\
QUESTION.- Deuxième moment important dans la carrière de Georges Pompidou où vous jouez un rôle cette fois personnel. C'est en 1964, à ce moment-là, le Général de Gaulle est à Cochin, et Georges Pompidou va se révéler à propos d'une question orale £ vous en avez été l'auteur, peut-être y en avait-il d'autres. En tout cas, il vous répond et il fait devant les députés une interprétation, une analyse de la constitution et en même temps, il répond à l'opposition avec une vivacité qui ne lui était pas connue, et le lendemain la presse va dire : de Gaulle a trouvé un successeur. Est-ce que vous avez en mémoire ce moment ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je l'ai en mémoire mais cela ne m'a pas frappé particulièrement parce qu'au cours des mois, son talent s'était affirmé. Il s'était libéré du poids traditionnel des notes de collaborateurs qui au fond se ressemblent tous, qui proviennent des mêmes écoles, qui écrivent de la même façon, plutôt mal d'ailleurs, et qui, de ce fait, vous fabriquent une sorte de discours insipide. Mais il faut sortir de cela autre chose et Pompidou l'avait compris. Donc, il avait une note personnelle alors qu'au point de départ, nous en avons parlé, il s'était enfermé dans le système. Donc, je ne m'en souviens pas particulièrement, oui c'est vrai. Vous me citez un fait, mais la manière dont il m'a répondu ne m'est pas restée dans la mémoire. Mais que la presse ait deviné que ce Premier ministre allait faire un autre chemin, ça ne m'a pas surpris et ne me surprend pas encore, lorsque je réfléchis à cette période passée.
- QUESTION.- L'année suivante, en 1965, première élection au suffrage universel, vous êtes le candidat de la gauche et, grande surprise, le Général de Gaulle est mis en ballottage au premier tour. A ce moment-là, il s'inquiète, on dit même qu'il a été un peu effondré par ce résultat et c'est Georges Pompidou qui semble lui avoir redonné de la vitalité, de la force, du dynamisme et c'est lui qui apparaît comme le responsable de la campagne électorale du deuxième tour. En tant que candidat, à ce moment-là, est-ce que vous avez perçu son rôle ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, cela m'a été dit. Mais je l'ignorais. Le ballottage. Je me souviens des premiers mots que j'ai dits à la presse qui se pressait massivement au lendemain du premier tour, c'était une énorme surprise, j'étais le dernier candidat en lice, en face du Général de Gaulle, donc une certaine attention se fixait sur moi. Je me souviens d'avoir d'abord dit à la presse, mais moi aussi, je suis en ballottage.
- QUESTION.- En 1967, c'est le moment des élections législatives et cette fois, si mes renseignements sont exacts, vous avez affronté directement non pas dans votre circonscription mais lors d'un meeting, Georges Pompidou qui vient, qui se déplace à Nevers. Avez-vous cette fois, un souvenir plus précis de cet affrontement ?
- LE PRESIDENT.- Oh oui, c'est-à-dire que c'était une assemblée très fabriquée et en même temps de partisans déterminés, d'abord des candidats à présenter par le parti de la majorité et aussi attirés par la personnalité de Georges Pompidou £ donc moi je suis venu là comme contradicteur dans la capitale de mon département, ou du département que j'ai représenté pendant 35 ans. Et c'est un affrontement dur. Je me souviens du discours de Georges Pompidou qui m'a paru manquer à ce que je distinguais chez lui. C'est-à-dire une certaine distance par rapport à l'événement, au fond un certain don non pas de rire mais de sourire. Là non, c'était dur, c'était le combat.\
QUESTION.- Nous en arrivons à 1968, et à propos de la crise de 1968, les historiens, les observateurs jugent différemment le rôle de Georges Pompidou. Pour les uns, c'est lui qui sauve tout, pour les autres, c'est de Gaulle £ et les deux hommes, Pompidou et de Gaulle, dont les propos postérieurs, dont les écrits même auront tendance à tirer la couverture à soi, disant : "heureusement que j'étais là". Vous n'y étiez pas seulement en observateur, vous y étiez aussi en acteur. Mais en prenant du recul, est-ce que vous avez le sentiment que c'est lui, Georges Pompidou, qui est quand même l'homme de la situation ?
- LE PRESIDENT.- L'homme qui a sauvé la situation, c'est Pompidou, ce n'est pas de Gaulle. Mais celui qui a parachevé le succès, c'est de Gaulle. Pompidou a tenu bon quand il fallait tenir bon, mais c'est son conseil qui a été suivi car il ne faut jamais oublier, de Gaulle a dû renoncer à son référendum. On me met en cause à la conférence de presse que j'ai prononcée à l'époque £ mais à l'époque, je luttais comme principal responsable de l'opposition contre un référendum et cette action a réussi puisque de Gaulle a renoncé sur le conseil de Pompidou pour transformer d'une façon astucieuse - en raison de la peur qui s'était emparée de la province, des mouvements parisiens - en dissolution d'Assemblée nationale, donc en élection générale législative, sanctionnée par un beau succès pour de Gaulle. C'est vrai que le dernier appel pour de Gaulle a été entendu. Il était seul à avoir cette autorité-là pour marquer le succès. Mais dans la période précédente qui était déterminante, c'est Pompidou, de Gaulle paraissait extrêmement désorienté.
- QUESTION.- Georges Pompidou connaît alors une disgrâce puisqu'il est remplacé par Maurice Couve de Murville et il connaît aussi pendant ces mois qui le séparent du départ de de Gaulle cette année une grave attaque contre lui, contre sa personne, contre la personne de sa femme, qui est la fameuse affaire Marcovich. Là encore, vous avez écrit quelques mots là-dessus. Je pense que vous avez ressenti ce que pouvait être une calomnie atteignant un homme politique. Tous les hommes politiques à votre niveau sont évidemment bien placés pour le savoir. Est-ce que vous avez le souvenir justement de cette rumeur, de cette calomnie, de la façon dont vous avez réagi à ce moment-là ?
- LE PRESIDENT.- Oui, tout à fait. Au fond, on accusait Pompidou de complicité d'assassinat à partir de scènes inventées où on essayait non seulement de le compromettre lui, mais surtout sa femme. Il a donc eu un réflexe d'honnête homme et vraiment, j'ai désapprouvé cette campagne, et une volonté de revanche politique que dans mon camp d'opposition on réprouvait £ et moi-même, je ne voulais pas asseoir cette remontée - le cas échéant cette victoire politique que nous avons fini par remporter -, sur des arguments aussi bas £ ça ne me paraissait pas fondé et je trouvais odieux la manière dont on traitait Georges Pompidou. Alors je le lui ai dit.\
QUESTION.- Peut-être pourrions-nous aborder quelques questions plus générales. Avec, encore une fois, le recul, la position que vous avez aujourd'hui, si vous aviez un jugement à porter sur Georges Pompidou, vous avez dit quelque part, vous avez écrit cette expression "douze ans de gouvernement", ce n'est évidemment pas tout à fait exact mais enfin en gros c'est vrai, il a été à la tête du gouvernement depuis 1962, puis il devient Président de la République, c'est considérable, on pourra parler peut-être un jour de la France de M. Pompidou, c'est donc une séquence très importante dans notre Histoire. Si donc vous prenez globalement ces douze années, qu'en diriez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Je ne vais pas à l'emporte-pièce prononcer un jugement. Pourquoi ? parce que j'en vois l'aspect positif et l'aspect négatif et je n'ai pas apporté de balance pour soupeser les avantages et les dommages, surtout que c'est une expérience inachevée. Mais avant sa mort, il avait adopté une attitude, un comportement intellectuel de repli, de retrait, qui a donné à son expérience et à son temps de gouvernement ou de responsabilité un aspect plus conservateur que nature, plus conservateur que sa nature même devait l'y porter. Enfin c'est le sentiment que moi j'en garde. En somme, il a gelé la situation politique du moment. Il avait donné de bonnes directions sur le plan de la modernisation industrielle. En particulier, il était entré plus carrément dans l'actualité que ne l'avait fait le Général de Gaulle pour traiter de matières qui n'intéressaient pas beaucoup le Général, c'est-à-dire l'économie, le redressement de notre économie qui avait bénéficié des années assez faciles d'après-guerre £ enfin après la IVè République qui, elle, avait supporté le poids de la guerre et des grandes difficultés qui en étaient issues, s'était ouverte une période assez facile sous la présidence de de Gaulle. Mais lui, Pompidou, avait perçu le côté factice de cette euphorie. Il avait donc songé à préparer l'avenir. Ce qui se passe aujourd'hui. Il l'a fait, il l'a amorcé, il l'a commencé. Pourquoi n'est-il pas allé plus loin ? Je ne sais. Je pense que la maladie, peut-être une certaine fatigue, un certain désabusement, - peut-être aussi son caractère ne le portait-il pas à cela -, ont fait que cela s'est arrêté. Il n'a pas porté aussi loin qu'il l'aurait pu l'effort intelligent qui avait été le sien.
- QUESTION.- Vous pensez particulièrement à la législation sociale quand vous dites cela ?
- LE PRESIDENT.- Je pense surtout à l'entreprise industrielle.
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QUESTION.- Et l'homme lui-même pendant ces douze années, vous en avez suivi les métamorphoses, vous avez vu qu'il avait changé ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez je ne l'ai pas connu, moi. Je pourrais dire, résumer d'un trait, qui en simplifiant ne manquerait pas à la vérité, je ne lui ai jamais parlé, il ne m'a jamais parlé, ou alors trois mots comme cela en nous croisant dans un couloir de l'Assemblée nationale, dans un meeting... Non, je n'ai pas du tout connu Georges Pompidou.
- QUESTION.- Et en 1969 vous n'êtes pas candidat contre lui ?
- LE PRESIDENT.- Non. Je suis vraiment un témoin de troisième catégorie.
- QUESTION.- Puis-je vous poser une dernière question : même avec cette distance que vous aviez avec lui, vous avez été quand même, politiquement si je puis dire, proche, ne serait-ce que parce qu'il était incontournable, il était là, il était le Chef pendant longtemps ?
- LE PRESIDENT.- Je suis souvent intervenu au Parlement...
- QUESTION.- Voilà, oui, je crois...
- LE PRESIDENT.- C'était une relation directe mais naturellement, en même temps, un peu abstraite dans la mesure où je m'adressais à lui, à sa majorité, devant un parlement généralement houleux où chacune de mes interventions était accueillie avec beaucoup d'hostilité, mais où je disais quand même ce que j'avais à dire. Ensuite on ne faisait pas de commentaires en commun. Naturellement j'ai vécu, connu, participé à cette période d'une façon intense.
- QUESTION.- C'est un moment qu'on a appelé "l'après-Gaullisme". Et l'après-gaullisme était dans tous les journaux avant le départ du Général de Gaulle, chacun se demandait ce que pouvait être une France sans de Gaulle, comme si, n'est-ce pas, cela n'avait jamais existé. Et il le remplace. Selon vous, est-ce qu'il continue l'oeuvre de de Gaulle ou bien est-ce qu'il la change ou il la fait dériver vers autre chose ?
- LE PRESIDENT.- Mon opinion est tout-à-fait arrêtée là-dessus. Je pense que l'histoire qualifiera d'époque gaulliste, les deux présidences, de de Gaulle et de Pompidou. Je crois que la réalité est qu'en vérité, le gaullisme n'a pas dépassé la personne de de Gaulle et que c'est Pompidou qui a donné le signal du début d'une autre époque. Mais l'histoire simplifiera, dira la période gaulliste..., bien entendu elle n'a pas continué avec M. Giscard d'Estaing, c'est facile à voir. Il faut faire une analyse un peu plus subtile pour remarquer que M. Pompidou avait déjà tiré un trait. D'ailleurs, vous savez bien qu'au sein de la famille dite "gaulliste" on s'en est aperçu, et une petite guerre s'est instaurée entre les deux écoles.\
QUESTION.- Vous avez écrit à propos de Georges Pompidou qu'il avait raté une chance, celle de réconcilier la France, les deux France ?
- LE PRESIDENT.- J'ai souvent écrit au sujet de Pompidou. Si je ne l'ai pas vraiment connu, c'était un homme politique et j'ai analysé la situation. J'étais son contemporain. J'ai en effet souvent écrit à ce sujet d'autant plus que, à l'époque, j'écrivais un bloc-notes où je réagissais sur l'événement. Donc, ça m'est souvent arrivé de porter des jugements sur Georges Pompidou. C'est vrai qu'il n'a pas - était-ce réalisable ? c'est à voir ! - à mes yeux, saisi toutes les occasions. Mais, peut-être ne le désirait-il pas non plus ? Cela fait partie du combat politique. Non, je n'ai pas d'observations à faire sur ce point. Lorsqu'il est mort, je crois avoir fait publier un communiqué ou un texte sur cet événement. C'était, en effet, assez émouvant de voir cet homme encore jeune - enfin, il avait un peu plus de soixante ans - lutter contre la maladie et voir son destin soudain rompu, sans en avoir conscience £ il y avait donc là une tragédie. Personnellement, j'éprouvais un peu de cette émotion. On peut ne pas approuver une politique £ on peut ne pas avoir de relations d'amitié avec un homme et tout de même être sensible à sa relation avec l'histoire de son temps.
- QUESTION.- J'ai votre texte du 4 avril dans Le Monde.
- LE PRESIDENT.- Je ne m'en souviens pas bien. "J'éprouve un sentiment de compassion devant la rigueur du destin qui frappe Georges Pompidou, devant la peine de sa famille, de ses proches, de ses amis. Le Président de la République est mort en restant fidèle à lui-même et à sa conception du devoir. Il est important qu'un homme public offre à son pays cette valeur d'exemple. Il sera temps demain de reprendre le combat politique".\
- LE PRESIDENT.- Tout à fait. Je sais qui il est d'une façon très superficielle, par ce qu'on en a dit, parce qu'il est devenu un collaborateur du Général de Gaulle £ je n'en savais pas davantage, et je ne l'avais jamais rencontré. Donc, lorsqu'il est venu à l'Assemblée nationale pour faire son discours, que j'appellerai d'investiture - même, si le terme n'est pas exact - tout pour moi était nouveau et c'est vrai que ce discours a été une déception : il n'y avait pas grand chose à en tirer. Il était dit d'une façon monocorde, donc sans grand intérêt. La voix générale était : oh voilà, ça commence bien mal £ il n'y aura rien à en tirer, ça va être une sorte de M. Queuille, quoique Queuille n'était pas négligeable. Vous avez raison de le rappeler, mon sentiment était différent. On a le droit d'être maladroit dans un discours, le premier devant une Assemblée qu'on ne connaît pas, que l'on n'a jamais fréquentée £ c'est un métier difficile et en effet, il l'a raté. Moi, j'ai perçu autre chose. Une sorte de résonnance, une personnalité très forte. Et je me souviens de l'avoir dit, en effet.\
QUESTION.- Deuxième moment important dans la carrière de Georges Pompidou où vous jouez un rôle cette fois personnel. C'est en 1964, à ce moment-là, le Général de Gaulle est à Cochin, et Georges Pompidou va se révéler à propos d'une question orale £ vous en avez été l'auteur, peut-être y en avait-il d'autres. En tout cas, il vous répond et il fait devant les députés une interprétation, une analyse de la constitution et en même temps, il répond à l'opposition avec une vivacité qui ne lui était pas connue, et le lendemain la presse va dire : de Gaulle a trouvé un successeur. Est-ce que vous avez en mémoire ce moment ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je l'ai en mémoire mais cela ne m'a pas frappé particulièrement parce qu'au cours des mois, son talent s'était affirmé. Il s'était libéré du poids traditionnel des notes de collaborateurs qui au fond se ressemblent tous, qui proviennent des mêmes écoles, qui écrivent de la même façon, plutôt mal d'ailleurs, et qui, de ce fait, vous fabriquent une sorte de discours insipide. Mais il faut sortir de cela autre chose et Pompidou l'avait compris. Donc, il avait une note personnelle alors qu'au point de départ, nous en avons parlé, il s'était enfermé dans le système. Donc, je ne m'en souviens pas particulièrement, oui c'est vrai. Vous me citez un fait, mais la manière dont il m'a répondu ne m'est pas restée dans la mémoire. Mais que la presse ait deviné que ce Premier ministre allait faire un autre chemin, ça ne m'a pas surpris et ne me surprend pas encore, lorsque je réfléchis à cette période passée.
- QUESTION.- L'année suivante, en 1965, première élection au suffrage universel, vous êtes le candidat de la gauche et, grande surprise, le Général de Gaulle est mis en ballottage au premier tour. A ce moment-là, il s'inquiète, on dit même qu'il a été un peu effondré par ce résultat et c'est Georges Pompidou qui semble lui avoir redonné de la vitalité, de la force, du dynamisme et c'est lui qui apparaît comme le responsable de la campagne électorale du deuxième tour. En tant que candidat, à ce moment-là, est-ce que vous avez perçu son rôle ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, cela m'a été dit. Mais je l'ignorais. Le ballottage. Je me souviens des premiers mots que j'ai dits à la presse qui se pressait massivement au lendemain du premier tour, c'était une énorme surprise, j'étais le dernier candidat en lice, en face du Général de Gaulle, donc une certaine attention se fixait sur moi. Je me souviens d'avoir d'abord dit à la presse, mais moi aussi, je suis en ballottage.
- QUESTION.- En 1967, c'est le moment des élections législatives et cette fois, si mes renseignements sont exacts, vous avez affronté directement non pas dans votre circonscription mais lors d'un meeting, Georges Pompidou qui vient, qui se déplace à Nevers. Avez-vous cette fois, un souvenir plus précis de cet affrontement ?
- LE PRESIDENT.- Oh oui, c'est-à-dire que c'était une assemblée très fabriquée et en même temps de partisans déterminés, d'abord des candidats à présenter par le parti de la majorité et aussi attirés par la personnalité de Georges Pompidou £ donc moi je suis venu là comme contradicteur dans la capitale de mon département, ou du département que j'ai représenté pendant 35 ans. Et c'est un affrontement dur. Je me souviens du discours de Georges Pompidou qui m'a paru manquer à ce que je distinguais chez lui. C'est-à-dire une certaine distance par rapport à l'événement, au fond un certain don non pas de rire mais de sourire. Là non, c'était dur, c'était le combat.\
QUESTION.- Nous en arrivons à 1968, et à propos de la crise de 1968, les historiens, les observateurs jugent différemment le rôle de Georges Pompidou. Pour les uns, c'est lui qui sauve tout, pour les autres, c'est de Gaulle £ et les deux hommes, Pompidou et de Gaulle, dont les propos postérieurs, dont les écrits même auront tendance à tirer la couverture à soi, disant : "heureusement que j'étais là". Vous n'y étiez pas seulement en observateur, vous y étiez aussi en acteur. Mais en prenant du recul, est-ce que vous avez le sentiment que c'est lui, Georges Pompidou, qui est quand même l'homme de la situation ?
- LE PRESIDENT.- L'homme qui a sauvé la situation, c'est Pompidou, ce n'est pas de Gaulle. Mais celui qui a parachevé le succès, c'est de Gaulle. Pompidou a tenu bon quand il fallait tenir bon, mais c'est son conseil qui a été suivi car il ne faut jamais oublier, de Gaulle a dû renoncer à son référendum. On me met en cause à la conférence de presse que j'ai prononcée à l'époque £ mais à l'époque, je luttais comme principal responsable de l'opposition contre un référendum et cette action a réussi puisque de Gaulle a renoncé sur le conseil de Pompidou pour transformer d'une façon astucieuse - en raison de la peur qui s'était emparée de la province, des mouvements parisiens - en dissolution d'Assemblée nationale, donc en élection générale législative, sanctionnée par un beau succès pour de Gaulle. C'est vrai que le dernier appel pour de Gaulle a été entendu. Il était seul à avoir cette autorité-là pour marquer le succès. Mais dans la période précédente qui était déterminante, c'est Pompidou, de Gaulle paraissait extrêmement désorienté.
- QUESTION.- Georges Pompidou connaît alors une disgrâce puisqu'il est remplacé par Maurice Couve de Murville et il connaît aussi pendant ces mois qui le séparent du départ de de Gaulle cette année une grave attaque contre lui, contre sa personne, contre la personne de sa femme, qui est la fameuse affaire Marcovich. Là encore, vous avez écrit quelques mots là-dessus. Je pense que vous avez ressenti ce que pouvait être une calomnie atteignant un homme politique. Tous les hommes politiques à votre niveau sont évidemment bien placés pour le savoir. Est-ce que vous avez le souvenir justement de cette rumeur, de cette calomnie, de la façon dont vous avez réagi à ce moment-là ?
- LE PRESIDENT.- Oui, tout à fait. Au fond, on accusait Pompidou de complicité d'assassinat à partir de scènes inventées où on essayait non seulement de le compromettre lui, mais surtout sa femme. Il a donc eu un réflexe d'honnête homme et vraiment, j'ai désapprouvé cette campagne, et une volonté de revanche politique que dans mon camp d'opposition on réprouvait £ et moi-même, je ne voulais pas asseoir cette remontée - le cas échéant cette victoire politique que nous avons fini par remporter -, sur des arguments aussi bas £ ça ne me paraissait pas fondé et je trouvais odieux la manière dont on traitait Georges Pompidou. Alors je le lui ai dit.\
QUESTION.- Peut-être pourrions-nous aborder quelques questions plus générales. Avec, encore une fois, le recul, la position que vous avez aujourd'hui, si vous aviez un jugement à porter sur Georges Pompidou, vous avez dit quelque part, vous avez écrit cette expression "douze ans de gouvernement", ce n'est évidemment pas tout à fait exact mais enfin en gros c'est vrai, il a été à la tête du gouvernement depuis 1962, puis il devient Président de la République, c'est considérable, on pourra parler peut-être un jour de la France de M. Pompidou, c'est donc une séquence très importante dans notre Histoire. Si donc vous prenez globalement ces douze années, qu'en diriez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Je ne vais pas à l'emporte-pièce prononcer un jugement. Pourquoi ? parce que j'en vois l'aspect positif et l'aspect négatif et je n'ai pas apporté de balance pour soupeser les avantages et les dommages, surtout que c'est une expérience inachevée. Mais avant sa mort, il avait adopté une attitude, un comportement intellectuel de repli, de retrait, qui a donné à son expérience et à son temps de gouvernement ou de responsabilité un aspect plus conservateur que nature, plus conservateur que sa nature même devait l'y porter. Enfin c'est le sentiment que moi j'en garde. En somme, il a gelé la situation politique du moment. Il avait donné de bonnes directions sur le plan de la modernisation industrielle. En particulier, il était entré plus carrément dans l'actualité que ne l'avait fait le Général de Gaulle pour traiter de matières qui n'intéressaient pas beaucoup le Général, c'est-à-dire l'économie, le redressement de notre économie qui avait bénéficié des années assez faciles d'après-guerre £ enfin après la IVè République qui, elle, avait supporté le poids de la guerre et des grandes difficultés qui en étaient issues, s'était ouverte une période assez facile sous la présidence de de Gaulle. Mais lui, Pompidou, avait perçu le côté factice de cette euphorie. Il avait donc songé à préparer l'avenir. Ce qui se passe aujourd'hui. Il l'a fait, il l'a amorcé, il l'a commencé. Pourquoi n'est-il pas allé plus loin ? Je ne sais. Je pense que la maladie, peut-être une certaine fatigue, un certain désabusement, - peut-être aussi son caractère ne le portait-il pas à cela -, ont fait que cela s'est arrêté. Il n'a pas porté aussi loin qu'il l'aurait pu l'effort intelligent qui avait été le sien.
- QUESTION.- Vous pensez particulièrement à la législation sociale quand vous dites cela ?
- LE PRESIDENT.- Je pense surtout à l'entreprise industrielle.
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QUESTION.- Et l'homme lui-même pendant ces douze années, vous en avez suivi les métamorphoses, vous avez vu qu'il avait changé ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez je ne l'ai pas connu, moi. Je pourrais dire, résumer d'un trait, qui en simplifiant ne manquerait pas à la vérité, je ne lui ai jamais parlé, il ne m'a jamais parlé, ou alors trois mots comme cela en nous croisant dans un couloir de l'Assemblée nationale, dans un meeting... Non, je n'ai pas du tout connu Georges Pompidou.
- QUESTION.- Et en 1969 vous n'êtes pas candidat contre lui ?
- LE PRESIDENT.- Non. Je suis vraiment un témoin de troisième catégorie.
- QUESTION.- Puis-je vous poser une dernière question : même avec cette distance que vous aviez avec lui, vous avez été quand même, politiquement si je puis dire, proche, ne serait-ce que parce qu'il était incontournable, il était là, il était le Chef pendant longtemps ?
- LE PRESIDENT.- Je suis souvent intervenu au Parlement...
- QUESTION.- Voilà, oui, je crois...
- LE PRESIDENT.- C'était une relation directe mais naturellement, en même temps, un peu abstraite dans la mesure où je m'adressais à lui, à sa majorité, devant un parlement généralement houleux où chacune de mes interventions était accueillie avec beaucoup d'hostilité, mais où je disais quand même ce que j'avais à dire. Ensuite on ne faisait pas de commentaires en commun. Naturellement j'ai vécu, connu, participé à cette période d'une façon intense.
- QUESTION.- C'est un moment qu'on a appelé "l'après-Gaullisme". Et l'après-gaullisme était dans tous les journaux avant le départ du Général de Gaulle, chacun se demandait ce que pouvait être une France sans de Gaulle, comme si, n'est-ce pas, cela n'avait jamais existé. Et il le remplace. Selon vous, est-ce qu'il continue l'oeuvre de de Gaulle ou bien est-ce qu'il la change ou il la fait dériver vers autre chose ?
- LE PRESIDENT.- Mon opinion est tout-à-fait arrêtée là-dessus. Je pense que l'histoire qualifiera d'époque gaulliste, les deux présidences, de de Gaulle et de Pompidou. Je crois que la réalité est qu'en vérité, le gaullisme n'a pas dépassé la personne de de Gaulle et que c'est Pompidou qui a donné le signal du début d'une autre époque. Mais l'histoire simplifiera, dira la période gaulliste..., bien entendu elle n'a pas continué avec M. Giscard d'Estaing, c'est facile à voir. Il faut faire une analyse un peu plus subtile pour remarquer que M. Pompidou avait déjà tiré un trait. D'ailleurs, vous savez bien qu'au sein de la famille dite "gaulliste" on s'en est aperçu, et une petite guerre s'est instaurée entre les deux écoles.\
QUESTION.- Vous avez écrit à propos de Georges Pompidou qu'il avait raté une chance, celle de réconcilier la France, les deux France ?
- LE PRESIDENT.- J'ai souvent écrit au sujet de Pompidou. Si je ne l'ai pas vraiment connu, c'était un homme politique et j'ai analysé la situation. J'étais son contemporain. J'ai en effet souvent écrit à ce sujet d'autant plus que, à l'époque, j'écrivais un bloc-notes où je réagissais sur l'événement. Donc, ça m'est souvent arrivé de porter des jugements sur Georges Pompidou. C'est vrai qu'il n'a pas - était-ce réalisable ? c'est à voir ! - à mes yeux, saisi toutes les occasions. Mais, peut-être ne le désirait-il pas non plus ? Cela fait partie du combat politique. Non, je n'ai pas d'observations à faire sur ce point. Lorsqu'il est mort, je crois avoir fait publier un communiqué ou un texte sur cet événement. C'était, en effet, assez émouvant de voir cet homme encore jeune - enfin, il avait un peu plus de soixante ans - lutter contre la maladie et voir son destin soudain rompu, sans en avoir conscience £ il y avait donc là une tragédie. Personnellement, j'éprouvais un peu de cette émotion. On peut ne pas approuver une politique £ on peut ne pas avoir de relations d'amitié avec un homme et tout de même être sensible à sa relation avec l'histoire de son temps.
- QUESTION.- J'ai votre texte du 4 avril dans Le Monde.
- LE PRESIDENT.- Je ne m'en souviens pas bien. "J'éprouve un sentiment de compassion devant la rigueur du destin qui frappe Georges Pompidou, devant la peine de sa famille, de ses proches, de ses amis. Le Président de la République est mort en restant fidèle à lui-même et à sa conception du devoir. Il est important qu'un homme public offre à son pays cette valeur d'exemple. Il sera temps demain de reprendre le combat politique".\