27 janvier 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'indépendance de la Banque de France et le rôle du conseil de la politique monétaire, Paris le 27 janvier 1994.

Notre rencontre prend un caractère particulier en raison de la solennité que revêt naturellement l'installation d'un comité qui inaugure une nouvelle histoire de la Banque de France et qui prélude à des évolutions structurelles multiples dans l'Europe de la Communauté. Nous nous y sommes préparés depuis de longues années, en dépit des difficultés de toutes sortes que la France et bien d'autres pays occidentaux ont rencontrées.
- Vous vouliez bien me rappeler récemment, M. le Gouverneur, les moments très difficiles que nous avons vécus lors de quelques agressions significatives contre notre monnaie nationale et où nous avons vraiment serré les rangs entre Paris, le Chancelier allemand qui s'y trouvait, et Washington. Il ne se passait pas de quart d'heure sans que les Français, les représentants de la France que nous étions déjà, ne se concertent sur leurs positions. Vraiment, nous avons exprimé et mené à bien une politique dont les résultats, sur le plan qui nous occupe, ont été meilleurs que ce que nous pouvions espérer, même si beaucoup d'autres aspects sont à prendre en compte, qui n'ont pas de réponse dans le seul fait monétaire.
- Il ne faudrait pas que mes propos fussent mal compris mais vous êtes au début d'une époque. Aujourd'hui, c'est une indépendance par rapport à tout pouvoir, pas par rapport aux intérêts du pays ni par rapport aux intérêts collectifs qui seront représentés d'ici peu, dans l'Europe qu'on appellera "des Douze, des Treize, des Quatorze ou des Quinze". Je souhaite vous faire part de quelques réflexions, aussi bien à vous, M. le Gouverneur, que j'ai le plaisir de voir de temps à autre, qu'à vous, madame, et à vous, messieurs, qui êtes désormais chargés d'une responsabilité très lourde qui vous engage et nous engage devant l'histoire de notre pays.
- Je rappellerai que la loi du 4 août 1993 a conféré à la Banque de France l'indépendance dans la conduite de la politique monétaire. Chaque mot peut compter dans l'interprétation que l'on fera des dispositions déjà prises et que vous avez commencé de mettre en oeuvre. Je considère que c'est un événement et un changement majeurs.
- Je vous rappelais, tout à l'heure, que la responsabilité de la politique monétaire incombait jusqu'alors au pouvoir exécutif et celui-ci a choisi, pour diverses raisons sur lesquelles je vais revenir, de s'en remettre à cette institution indépendante et sous votre conduite. Vous n'ignorez pas que cette réforme n'allait pas de soi à mes yeux et que je ne peux m'empêcher d'éprouver, de temps à autre, des regrets. Mais cette décision a trouvé sa pleine justification dans un acte de politique qui embrasse le siècle et, peut-être, je l'espère, au-delà - quand je parle du siècle, je parle du prochain - et ne trouve sa pleine justification que dans la perspective de l'Union économique et monétaire, devenue notre objectif depuis le Traité de Maastricht.\
Nous avons vécu récemment trois attaques contre le système monétaire européen et tout cela précipité, dans une sorte de bousculade des événements et d'absence de véritable décision politique commune. Cela nous a démontré et à moi, en particulier, une évidence : la nécessité où nous nous trouvions tous, en France en tout cas, de progresser rapidement vers la monnaie européenne unique. Que l'on puisse se servir des efforts qui sont les nôtres pour aller de l'avant et faire que des pays habitués à vivre chacun pour soi s'organisent ensemble, cela prend du temps mais, pendant ce temps-là, que d'actions sont rendues possibles ! Peut-être risquions-nous de nous trouver en état de faiblesse... Donc j'ai pensé - et je sais que vous êtes nombreux à penser de la sorte - que cette Union économique et monétaire était le complément indispensable du marché unique, marché unique que j'ai moi-même voulu, que j'ai négocié en 1985 mais qui, démuni de ce couronnement que signifie l'Union européenne, aurait été finalement extrêmement dangereux. Un marché unique, vous imaginez, pour 340 millions de personnes, sans règles, un marché sauvage, on ne pouvait en rester là. La décision que nous avions prise d'aller vers ce marché unique a été très difficilement acquise mais, enfin, elle a été acquise. Et cette décision devait nous entraîner au point où nous en sommes aujourd'hui. Chacun devait faire quelques sacrifices pour aller à l'essentiel puisque l'essentiel, dans mon esprit mais aussi dans le cadre de mes fonctions de Président de la République française, était que, si l'indépendance de la banque pouvait présenter certains dangers, il fallait bien que ce fût pour un objectif très haut, très important qui entraînât l'histoire de France plus loin encore. Sans quoi ce sacrifice, je ne l'aurais pas fait. Comme c'était, à mes yeux, la seule façon de faire de l'Europe de la Communauté, une grande puissance dans tous les domaines, en particulier économiques et monétaires, eh bien ! il fallait accélérer la coordination de nos économies. Nous avons accepté l'indépendance de la Banque centrale européenne en même temps parce qu'était prévue une autorité économique forte, grâce à une coordination étroite des politiques des Etats membres. Donc tout se reliait. Vous ne pouvez pas faire ici le contraire de qui est fait là. Il faut tirer tous les avantages d'une situation puisque nous voulons faire cette Europe - pas simplement les Douze mais c'est le point de départ, c'est la structure initiale - mais l'Europe elle-même, l'Europe démocratique, il fallait aussi en forger d'abord les instruments. Vous voici vous-mêmes responsables et gestionnaires du premier de ces instruments et peut-être, en tout cas pour des années, le plus important jusqu'à ce que l'Europe trouve véritablement l'équilibre de l'ensemble de ces institutions.\
Alors nous avons même anticipé en France l'échéance prévue par le traité. Cela, je l'ai moi-même souhaité parce que, s'il y avait un choix difficile à faire, quant à la conception générale de la banque en France et de la Banque de France, puisque la décision était prise, mieux valait prendre ses précautions, se préparer, être en bonne place lorsque nous arriverons, en 1997-1999, car j'espère bien que les délais seront tenus. Eh bien ! nous nous sommes placés délibérément dans cette perspective, nous y sommes. Vous vous y êtes engagés par vos premiers pas, j'ai confiance en vous et en votre institution. J'espère que vous accomplirez beaucoup d'autres pas pour la grandeur du pays et pour la réussite de l'Europe. Le législateur vous a érigés en gardiens de la monnaie. Vous voyez, nous sommes tous gardiens de quelque chose ! Je ne doute pas que vous essayiez de renforcer la politique de stabilité monétaire, vous venez d'en parler, qui a été menée en France depuis pas mal d'années, à laquelle je me suis personnellement beaucoup associé et dont M. le Gouverneur, à titres divers, a été l'un des principaux artisans. Cette politique de stabilité a été suivie avec constance parce qu'elle correspondait, je le pense, à l'intérêt profond du pays, à son intérêt primordial, au risque d'entraîner avec elle un certain nombre de difficultés qu'il faudra aussi dominer - mais c'est une autre affaire. Si la France a pu jouer un rôle majeur dans la construction de l'Europe et de l'Union économique, c'est bien grâce à cela.
- Beaucoup d'autres y ont pris part qui ne sont pas ici : les premiers ministres, les ministres de l'économie et des finances au premier chef, les gouvernements de la république, les hauts fonctionnaires qui conseillent, assistent, prévoient.
- Vous me permettrez d'évoquer cependant la mémoire de Pierre Bérégovoy, qui vraiment avait fait de cette réussite-là l'un des objets essentiels de sa vie politique, de sa vie personnelle, tant il se sentait engagé avec une foi extrême dans la construction dont nous parlons. Il avait compris qu'une monnaie faible et lourde d'inflation pénaliserait en fait les plus modestes, les plus faibles de nos concitoyens, ceux qui n'ont pas les moyens de s'en protéger. Seulement, la stabilité monétaire, cela ne peut être ni la croissance excessive ni la contraction de la monnaie, d'ailleurs tout cela ne dépend pas entièrement des décisions que nous prenons. Combien d'éléments interviennent dont on voudrait être les maîtres ? Mais voilà, c'est comme le marin en haute mer ! La croissance excessive et la contraction monétaire peuvent nuire également à l'économie comme à l'emploi. Et voilà le sujet que vous aurez à traiter constamment pour que l'équilibre demeure et que nous puissions avancer vers un retour à la prospérité - il y a encore beaucoup de chemin à faire - vers un état qui permettra aux différentes catégories de Français de se sentir à l'aise dans leur pays, et surtout d'être de nouveau visités par l'espoir.\
Pour que l'indépendance, cette indépendance, votre indépendance, soit comprise par l'opinion, il faut que tout ce que vous ferez soit résolument ouvert, suivi par cette opinion qui risque souvent d'être déroutée par la technicité des choses, par le langage particulier qu'adorent adopter toutes catégories de spécialistes. C'est vrai de la médecine, c'est vrai des ingénieurs £ depuis Molière, c'est une maladie qui s'empare de la plupart des groupes techniques et sociaux.
- Attention de ne pas faire un groupe de plus ! Il faut que les Français vous comprennent £ il faudra donc expliquer, d'ailleurs c'est le rôle du gouvernement, il le fera, mais en fait puisque vous avez un rôle propre, vous êtes aussi responsables du verbe. C'est la contrepartie de l'indépendance dans une démocratie.
- Je suis sûr que ce sont vos intentions et que vous avez compris la difficulté mais aussi l'importance de votre rôle. Donc ce dialogue avec le pays, vous devez le cultiver dans votre institution et, en premier lieu, au sein du Conseil. La collégialité est le corollaire indispensable de l'indépendance. Vos expériences, vos opinions seront diverses, tant mieux. Ne vous ressemblez pas trop finalement, au bout de trois, six ou neuf ans, car il faut absolument éviter toute dérive technocratique.
- Le gouvernement conserve en outre la pleine et entière responsabilité de la politique de change qui ne peut être complètement distincte de la politique monétaire. Bien entendu, l'Etat doit avoir aussi son mot à dire dans les orientations de cette entreprise puisqu'il s'agit d'une institution publique.
- Vous serez, vous devez l'être, à l'écoute des salariés, des chefs d'entreprises, du pays dans ses profondeurs et ses réalités, dont l'expérience de vie et l'écho que vous en recevrez sont au moins aussi importants que celui de l'establishment financier parisien, si prompt à prodiguer ses conseils.\
Vous avez souligné, monsieur le Gouverneur, qu'en toute circonstance, la banque ne doit être ni sourde, ni aveugle, j'ajouterai qu'elle ne doit pas être non plus muette. Car c'est une tentation à laquelle on succombe facilement surtout quand on est indépendant, car vous l'êtes, mais vous pourriez croire l'être plus qu'il ne faut : vous n'êtes pas indépendants à l'égard des destinées de la France. Vous ressentez autant que moi l'importance pour vous, pour vos familles, du fait que notre pays continue d'être dans l'Europe un chaînon indispensable dont nous devons assurer la pérennité. N'hésitez donc pas, madame, messieurs, à expliquer les choix que vous ferez ensemble. Nous avons au fond adopté la même explication, avant d'avoir prononcé le moindre mot, mais sans s'être concerté. Je m'en réjouis, c'est de bonne augure. Le législateur vous a délégué une importante et difficile mission.
- Personnellement je vous fais pleinement confiance car, indépendamment des légitimes différences, qui d'entre nous ne penserait pas d'abord à l'intérêt national et aux perspectives qu'ensemble nous avons dessinées ?
- Quelle grande chose si vous pouvez être, et vous le serez, l'élément précurseur qui annonce pour des temps prochains la naissance d'une grande puissance économique et monétaire mais aussi politique et culturelle.
- C'est dans cet esprit que je vous parle. J'imagine très aisément la rigueur de votre tâche. Il vous faudra beaucoup de lucidité, parfois certainement du courage, c'est pour cela que vous êtes ici, c'est pour cela que vous avez été choisis, il me reste donc pour conclure à vous redire ma confiance.\