15 octobre 1993 - Seul le prononcé fait foi
Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République à Europe 1 le 19 octobre 1993, sur la misère et l'exclusion sociale.
QUESTION.- Monsieur le Président, j'aimerais savoir la définition que vous donneriez aujourd'hui de la misère ?
- LE PRESIDENT.- C'est une question pratiquement impossible. Il y a tant de formes de misère. Et je suppose en même temps, qu'à travers les temps, la notion de misère s'est toujours appliquée au manque fondamental qu'ont beaucoup d'êtres humains sur le plan intellectuel, affectif, matériel, physique... la liste serait longue. Aussi, quand je regarde bien autour de moi, aujourd'hui, je vois la misère, qu'on pourrait confondre, mais ce ne serait pas suffisant, avec la pauvreté. C'est-à-dire ceux qui n'ont rien ou qui n'ont pas le moyen de se faire reconnaître, ni pour vivre, ni pour faire vivre ceux qu'ils aiment, ni même enfin pour se développer, bien entendu £ ils ne sont rien, ils restent rien. Cela me paraît être la plus grande misère : n'être rien et ne jamais pouvoir devenir quelqu'un, n'avoir pas d'identité. Ils sont malheureusement de plus en plus nombreux, l'humanité s'accroît et en même temps la société industrielle crée beaucoup de laissés pour compte. Je crois que le nombre de ceux qui ne sont rien, qui ne sont reconnus par rien - bien qu'en France, et sans doute dans d'autres pays, on ait fait un effort réel pour les identifier - se trouve accru par le fait que le chômage représente un facteur non pas nouveau, mais particulièrement cruel dans la mesure où il a suivi tout aussitôt les immenses progrès de la technologie (je n'ose même plus dire progrès après ce que je viens de dire) et qu'il risque d'ajouter encore des millions de miséreux, c'est-à-dire de gens rejetés. Pour moi la misère, c'est le rejet. Si vous voulez une définition : est misérable, en effet, celui qui se sent seul, perdu, abandonné, sans recours et c'est vrai dans tous les domaines. QUESTION.- Lutter contre la misère, c'est lutter pour les droits de l'homme ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, le premier droit de l'homme c'est justement d'être, de ne pas être rien. Ceux qui ont lutté pour les droits de l'homme longtemps avant que l'expression ne fut connue, avaient toujours cela en tête ou dans le coeur. C'est faire que chaque être humain, entre le moment où il naît et le moment où il meurt, ait pu, au cours de sa vie, disposer d'un regard et en même temps être vu, c'est-à-dire vivre en communauté.
- QUESTION.- En quoi jugez-vous la misère aujourd'hui inacceptable ? Est-ce qu'à sept ans de l'an 2000 qu'on nous a parfois décrit comme idéal, est-ce que cette misère n'est pas justement plus inacceptable encore, inacceptable d'être encore présente aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Elle est toujours inacceptable. Il semble que nous disposions de plus d'instruments, de plus de moyens de réduire la misère. C'est donc plus intolérable de la voir se perpétuer en l'an 2000 plutôt qu'en l'an 1000. Donc, admettons comme idée de base que la misère n'est jamais acceptable quel que soit le temps, l'époque. A l'époque actuelle, c'est nous qui vivons, c'est donc nous qui sommes responsables. Nous devons nous sentir comme responsables de la misère des autres. J'ai envie de vous répondre automatiquement : "bien entendu, elle n'est pas tolérable". Cet an 2000 a quelquechose de décevant pour ceux qui ont été lésés et qui ont vécu dans l'idée d'un progrès continu de l'humanité. Comment lutter ? Les moyens sont nombreux, mais ce qui est vrai, c'est que nos sociétés ne se mobilisent pas. Il faudrait l'accord des puissances publiques, l'Etat, de la société elle-même, de ses corps intermédiaires et pas simplement des mouvements, des organisations non gouvernementales, caritatives, qui peuvent panser des plaies, mais qui ne peuvent pas guérir le mal.\
QUESTION.- Est-ce qu'il y a une image, monsieur le Président, vous qui avez voyagé à travers le monde, qui avez la carrière politique que l'on connaît, est-ce qu'il y a une image que vous associez à la misère ? Un jour, peut-être que cette misère vous a davantage choquée encore qu'elle ne peut le faire naturellement ?
- LE PRESIDENT.- Dans quelques autres pays, dits du tiers monde, l'exemple célèbre, mais que j'ai vu à Calcutta, où à côté d'un hôtel international parmi les plus réputés, les plus modernes et les plus confortables, sur des tas de boue, de détritus, des gens meurent sans que personne ne s'arrête pour un dernier signe. Mais en France même, j'ai l'occasion de voir ou de visiter des lieux, à Paris en particulier, où ce que j'appelais "n'être rien" se vit tous les jours. Ce ne sont pas des centaines de milliers de gens certes, mais il y en a trop. Quand on n'a pas la possibilité d'avoir un logement, où va-t-on vivre ? On est reçu pendant quelques temps dans des locaux d'associations extrêmement dévouées, dans le métro, mais vous en convenez, cela ne peut pas durer tout le temps, on finit par vous en chasser. Alors on devient clochard et beaucoup de gens souffrent cruellement jusqu'à être totalement dépersonnalisés. J'en ai rencontré plusieurs dans le quartier où j'habite qui fut d'ailleurs au XIXème siècle un lieu de rassemblement de pauvres gens, tout le quartier de Maubert. J'ai vu le cas d'hommes et de femmes complètement ruinés jusqu'au fond d'eux-mêmes, qui sont morts avant de mourir. Il ne reste de la vie que le désespoir. Ce que j'ai vu là m'a beaucoup éclairé. Je n'accuse personne en particulier, c'est une société indifférente qui fonctionne comme cela.
- QUESTION.- Fait-on suffisamment pour des associations comme ATD Quart Monde ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que l'on pourrait les aider davantage. Moi, j'ai eu la chance de connaître le Père Wresinsky, de le rencontrer assez souvent. J'ai été extrêmement impressionné par le caractère, la force d'âme de cet homme qui, à mon avis, est l'un de ceux qui en France a le mieux incarné l'aide aux autres, le quart monde, un tiers monde particulièrement misérable - il faut employer l'expression elle-même - qui vit dans nos rues, à côté de chez nous. Le Père Wresinsky avait à cet égard une capacité d'évocation et une présence merveilleuses. Il a disparu et l'association qu'il a fondée vient me voir plusieurs fois par an. Je voudrais leur dire bon courage et je voudrais convaincre le gouvernement de pouvoir faire plus encore qu'il n'a fait.\
- LE PRESIDENT.- C'est une question pratiquement impossible. Il y a tant de formes de misère. Et je suppose en même temps, qu'à travers les temps, la notion de misère s'est toujours appliquée au manque fondamental qu'ont beaucoup d'êtres humains sur le plan intellectuel, affectif, matériel, physique... la liste serait longue. Aussi, quand je regarde bien autour de moi, aujourd'hui, je vois la misère, qu'on pourrait confondre, mais ce ne serait pas suffisant, avec la pauvreté. C'est-à-dire ceux qui n'ont rien ou qui n'ont pas le moyen de se faire reconnaître, ni pour vivre, ni pour faire vivre ceux qu'ils aiment, ni même enfin pour se développer, bien entendu £ ils ne sont rien, ils restent rien. Cela me paraît être la plus grande misère : n'être rien et ne jamais pouvoir devenir quelqu'un, n'avoir pas d'identité. Ils sont malheureusement de plus en plus nombreux, l'humanité s'accroît et en même temps la société industrielle crée beaucoup de laissés pour compte. Je crois que le nombre de ceux qui ne sont rien, qui ne sont reconnus par rien - bien qu'en France, et sans doute dans d'autres pays, on ait fait un effort réel pour les identifier - se trouve accru par le fait que le chômage représente un facteur non pas nouveau, mais particulièrement cruel dans la mesure où il a suivi tout aussitôt les immenses progrès de la technologie (je n'ose même plus dire progrès après ce que je viens de dire) et qu'il risque d'ajouter encore des millions de miséreux, c'est-à-dire de gens rejetés. Pour moi la misère, c'est le rejet. Si vous voulez une définition : est misérable, en effet, celui qui se sent seul, perdu, abandonné, sans recours et c'est vrai dans tous les domaines. QUESTION.- Lutter contre la misère, c'est lutter pour les droits de l'homme ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, le premier droit de l'homme c'est justement d'être, de ne pas être rien. Ceux qui ont lutté pour les droits de l'homme longtemps avant que l'expression ne fut connue, avaient toujours cela en tête ou dans le coeur. C'est faire que chaque être humain, entre le moment où il naît et le moment où il meurt, ait pu, au cours de sa vie, disposer d'un regard et en même temps être vu, c'est-à-dire vivre en communauté.
- QUESTION.- En quoi jugez-vous la misère aujourd'hui inacceptable ? Est-ce qu'à sept ans de l'an 2000 qu'on nous a parfois décrit comme idéal, est-ce que cette misère n'est pas justement plus inacceptable encore, inacceptable d'être encore présente aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Elle est toujours inacceptable. Il semble que nous disposions de plus d'instruments, de plus de moyens de réduire la misère. C'est donc plus intolérable de la voir se perpétuer en l'an 2000 plutôt qu'en l'an 1000. Donc, admettons comme idée de base que la misère n'est jamais acceptable quel que soit le temps, l'époque. A l'époque actuelle, c'est nous qui vivons, c'est donc nous qui sommes responsables. Nous devons nous sentir comme responsables de la misère des autres. J'ai envie de vous répondre automatiquement : "bien entendu, elle n'est pas tolérable". Cet an 2000 a quelquechose de décevant pour ceux qui ont été lésés et qui ont vécu dans l'idée d'un progrès continu de l'humanité. Comment lutter ? Les moyens sont nombreux, mais ce qui est vrai, c'est que nos sociétés ne se mobilisent pas. Il faudrait l'accord des puissances publiques, l'Etat, de la société elle-même, de ses corps intermédiaires et pas simplement des mouvements, des organisations non gouvernementales, caritatives, qui peuvent panser des plaies, mais qui ne peuvent pas guérir le mal.\
QUESTION.- Est-ce qu'il y a une image, monsieur le Président, vous qui avez voyagé à travers le monde, qui avez la carrière politique que l'on connaît, est-ce qu'il y a une image que vous associez à la misère ? Un jour, peut-être que cette misère vous a davantage choquée encore qu'elle ne peut le faire naturellement ?
- LE PRESIDENT.- Dans quelques autres pays, dits du tiers monde, l'exemple célèbre, mais que j'ai vu à Calcutta, où à côté d'un hôtel international parmi les plus réputés, les plus modernes et les plus confortables, sur des tas de boue, de détritus, des gens meurent sans que personne ne s'arrête pour un dernier signe. Mais en France même, j'ai l'occasion de voir ou de visiter des lieux, à Paris en particulier, où ce que j'appelais "n'être rien" se vit tous les jours. Ce ne sont pas des centaines de milliers de gens certes, mais il y en a trop. Quand on n'a pas la possibilité d'avoir un logement, où va-t-on vivre ? On est reçu pendant quelques temps dans des locaux d'associations extrêmement dévouées, dans le métro, mais vous en convenez, cela ne peut pas durer tout le temps, on finit par vous en chasser. Alors on devient clochard et beaucoup de gens souffrent cruellement jusqu'à être totalement dépersonnalisés. J'en ai rencontré plusieurs dans le quartier où j'habite qui fut d'ailleurs au XIXème siècle un lieu de rassemblement de pauvres gens, tout le quartier de Maubert. J'ai vu le cas d'hommes et de femmes complètement ruinés jusqu'au fond d'eux-mêmes, qui sont morts avant de mourir. Il ne reste de la vie que le désespoir. Ce que j'ai vu là m'a beaucoup éclairé. Je n'accuse personne en particulier, c'est une société indifférente qui fonctionne comme cela.
- QUESTION.- Fait-on suffisamment pour des associations comme ATD Quart Monde ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que l'on pourrait les aider davantage. Moi, j'ai eu la chance de connaître le Père Wresinsky, de le rencontrer assez souvent. J'ai été extrêmement impressionné par le caractère, la force d'âme de cet homme qui, à mon avis, est l'un de ceux qui en France a le mieux incarné l'aide aux autres, le quart monde, un tiers monde particulièrement misérable - il faut employer l'expression elle-même - qui vit dans nos rues, à côté de chez nous. Le Père Wresinsky avait à cet égard une capacité d'évocation et une présence merveilleuses. Il a disparu et l'association qu'il a fondée vient me voir plusieurs fois par an. Je voudrais leur dire bon courage et je voudrais convaincre le gouvernement de pouvoir faire plus encore qu'il n'a fait.\