21 septembre 1993 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'identité culturelle européenne et sur sa défense dans les négociations du GATT, à Gdansk le 21 septembre 1993.
Monsieur le Recteur Magnifique,
- Monsieur le Président de la République polonaise,
- Monsieur le Président de la République Fédérale d'Allemagne,
- Mesdames et messieurs,
- Je remercie le Sénat de l'Université de Gdansk de l'honneur qu'il me fait et je déclare d'emblée que je suis heureux d'être parmi vous, aux côtés du Président de la République polonaise dont l'histoire personnelle se confond avec l'un des plus grands moments de l'histoire et du Président de la République fédérale d'Allemagne, le président de l'unité, qui a donné tout son éclat à la renaissance culturelle et politique de son pays.
- Je tiens aussi à vous remercier, monsieur le laudateur, pour vos propos. Bien entendu, je les ai appréciés. Peut-être étaient-ils, par rapport au sentiment que j'en avais, excessifs. En tout cas, ils étaient amicaux et j'espère qu'ils seront reconnus pour l'essentiel comme justes par la postérité. Que sais-je, mesdames et messieurs, de votre ville ? Ce que sait tout visiteur hâtif, soit peu de choses. Mais j'ai naguère parcouru ses rues, admiré sa reconstruction, visité ses monuments et j'ai ressenti comme une évidence que l'histoire, ici, était partout.
- A vrai dire, je l'avais appris dans ma jeunesse quand, soldat de 1939, le nom de Gdansk est devenu pour moi comme pour des millions d'hommes le symbole d'une des plus grandes tragédies modernes et de ce que peut aussi accomplir, dans le malheur, l'esprit de résistance. L'esprit de résistance, je l'avais rencontré dans mon propre pays, mais comment oublier le rendez-vous du courage et du patriotisme qu'à quelques pas d'ici vous avez incarné, monsieur le Président Walesa, aux yeux du monde entier, après une décennie de luttes, d'incertitudes, de souffrances, une décennie d'espoir aussi qui a conduit votre pays et vous-même là ou vous êtes aujourd'hui ?
- J'ai été frappé pendant ces années par la maturité politique et le sens de la responsabilité de ce peuple, le vôtre, à l'histoire tourmentée qui, le long des siècles, a dû supporter tant d'épreuves pour parvenir enfin à une souveraineté sans partage et à la victoire de la démocratie.
- Il n'est pas non plus indifférent de remarquer, alors que je partage l'honneur de votre réception avec monsieur le Président de la République fédérale d'Allemagne, que la première affirmation en Europe de ce que l'on pourrait appeler le "droit de résistance" soit venue de jurisconsultes allemands tel que Pufendorf, premier titulaire de la chaire de droit naturel à l'Université de Heidelberg, ou Wolff, professeur de philosophie de Kant, sans omettre notre voisin des Pays-Bas, le grand Grotius qui a traversé votre ville peu de temps avant d'aller venir mourir en Allemagne à Rostock. Tous, inventeurs de l'idée d'un pouvoir issu d'autre chose que du droit divin, par l'influence qu'ils exercèrent sur le Siècle des Lumières, en particulier sur Locke en Angleterre ou sur Rousseau en France, ont ouvert la voie à la reconnaissance des droits de l'homme et de la volonté souveraine des peuples qui inspirent désormais nos sociétés européennes.\
Monsieur le Recteur, je vois un autre symbole dans cette belle cérémonie qui réunit à Gdansk à votre initiative les présidents de trois grandes et vieilles nations de notre continent. Le symbole de l'Europe en train de s'édifier et qui se fera en dépit des obstacles qui se multiplient devant elle. Certes, ni vous, ni moi, n'ignorons le passé, et je ne tente pas de l'oublier. Mais c'est précisément ce passé qui commande de réussir et de parachever l'audacieuse entreprise commencée au lendemain du pire désastre par des hommes qui connaissaient le prix du sang, le prix des larmes, le terrible prix de nos déchirements. Ceux qui n'ont pas vécu cette époque pourraient reléguer la construction de l'Europe parmi les travaux que l'on remet au lendemain, c'est-à-dire à jamais. Notre devoir à nous est donc plus exigeant encore puisqu'il nous faut décider et agir pour le compte des générations futures en sachant que, par là, nous les sauverons d'elles-mêmes.
- L'Europe, la Pologne, entrée dans la chrétienté romaine avant que la Russie se tournât vers Byzance, lui appartient. Elle y a toujours eu sa place. La contre-réforme, au XVIIème siècle, vit s'épanouir sur son sol avec l'art baroque, un des plus puissants courants de notre histoire culturelle et spirituelle. Les parents de Sigmund Freud venaient de Pologne, Chopin dort sur le sol de France. Pour m'en tenir au temps présent, Gombrowicz, Schultz, Witkiewicz inaugurèrent le modernisme des années cinquante. Et, alors que Kieslovsky dont le dernier film est produit par un de nos compatriotes triomphe dans cette autre ville d'Europe qu'est Venise, combien de noms de créateurs polonais modernes viennent à mon esprit : Joseph Conrad, Tadeusz Kantor, Zanussi, et tant d'autres jusqu'à Roman Polanski ou Paderewsky. Je n'oublie pas non plus Bromoslav Geremek nommé il y a quelques mois titulaire au Collège de France de la "Chaire européenne".
- Milan Kundera, cet autre Européen, ouvre un de ses beaux textes par ces mots : "En 1956, au mois de septembre, le directeur de l'agence de presse de Hongrie, quelques minutes avant que son bureau fût écrasé par l'artillerie, envoya par télex, dans le monde entier, un message désespéré sur l'offensive soviétique, déclenchée le matin contre Budapest. La dépêche s'achevait ainsi : "Nous mourrons pour la Hongrie et pour l'Europe". J'ai lu cela dans Kundera mais moi, j'ai entendu ces mots.\
Monsieur le Président, pendant ces cinquante années, vous ne fûtes pas privés seulement de liberté mais vous fûtes privés d'Europe. Une Europe qui ne se définit ni par ses seules frontières, ni par ses seules institutions, mais par la géographie et l'histoire et qui représente une entité réelle et spirituelle, par sa civilisation, c'est-à-dire par un corps de valeurs communes, par ses cultures, c'est-à-dire par la diversité des formes que chaque nation, chaque peuple, chaque époque apporte au fil des temps à sa philosophie, à ses lettres, à ses arts.
- Mais prenons garde. Si l'esprit de l'Europe n'est plus menacé par les grandes machines totalitaires auxquelles nous avons su résister, par les guerres, il pourrait l'être plus insidieusement par ces nouveaux maîtres que sont l'économisme, le mercantilisme, le pouvoir de l'argent et, d'une certaine manière, les techniques. Pensez à la formidable irruption dans notre vie de l'audiovisuel et permettez que je m'y arrête car il n'est rien de plus actuel.
- Nous sommes à Gdansk, en Europe, nous parlons dans une université où l'on enseigne et où l'on débat d'idées, où l'on sait mieux qu'ailleurs que de nos jours, la conscience, l'imaginaire et le savoir sont de plus en plus formés par l'image. Nos enfants consacrent désormais plus de temps à l'écran qu'à l'école. Leur intelligence, dans son appréhension du monde, dépend de réseaux capables de produire et de transmettre les mêmes informations et les mêmes rêves en tous lieux de la terre. Or, les représentations de la société et de l'homme, du présent et du futur, de la beauté et de la vie, sont moins l'expression d'une culture que le produit de l'industrie et du commerce et, si elles rencontrent la culture, c'est quand le hasard le veut bien.
- Je pose donc la question : le succès d'audience médiatique et le profit commercial peuvent-ils sans conséquence grave s'imposer aux exigences de la pensée et de l'éthique ? L'Europe d'une façon générale a su concilier la liberté d'entreprendre et la liberté de créer, l'accroissement des richesses et le développement des arts et des idées, la compétitivité et nos identités nationales.\
Or, je m'interroge, comme le fait le gouvernement français sur les négociations internationales actuelles qui rangent l'audiovisuel parmi les échanges commerciaux.
- Que souhaitent nos partenaires d'Amérique ? Ils demandent l'inclusion des activités de production et de diffusion des images dans l'accord général. Ils veulent obtenir, en vertu du principe de libre concurrence, la suppression des règles que l'Europe s'est fixée pour assurer sur ses écrans la présence d'un nombre, je dirais raisonnable, d'oeuvres européennes. Ils veulent ainsi que l'on renonce aux aides nationales ou communautaires, par lesquelles est soutenue la création cinématographique et audiovisuelle.
- Et s'il en était ainsi, qu'adviendrait-il ? Il suffit d'observer ce qui se passe ici ou là. Je n'abuserai pas des chiffres. Simplement ceux-ci : les films américains rassemblent 92 % de l'audience aux Pays-Bas, 91 % en Irlande, 85 % au Portugal, 84 % en Grande-Bretagne. Alors, refuser la fatalité de ces données, ce serait être protectionniste ? L'Europe est-elle protectionniste lorsqu'elle achète aux Etats-Unis quinze fois plus d'images qu'elle ne leur en vend ?
- Est-elle protectionniste lorsque les deux tiers des recettes de ses salles de cinéma proviennent de films américains ? Et que dire des ententes de distributeurs qui occupent des positions dominantes au mépris de leurs propres règles et des nôtres ? Que dire du refus de doublage des films européens en Amérique, alors que les recettes du cinéma américain en Europe sont produites par des films doublés ? J'entends également le mauvais procès qui s'attache aux aides financières à la production et à la diffusion de nos cinémas d'Europe et qui seraient contraires aux principes d'une juste concurrence. Mais ces aides ne sont pas en majorité des aides publiques, ce sont des financements prélevés par les professionnels eux-mêmes sur leurs propres gains et reversés par eux dans l'économie audiovisuelle. Ce modèle original, qui fonctionne en France avec succès depuis cinquante ans, est conforme au principe du libéralisme lorsque ce dernier n'est pas devenu fou.
- On nous dit, enfin, que les Européens n'apprécieraient pas les films européens : les résultats d'audience confirment le contraire, c'est-à-dire le goût du public pour des programmes nationaux.\
Si nous étions dans une pure économie de marché, en vérité, le diffuseur devrait satisfaire cette préférence nationale. Il en va autrement car la demande ne détermine pas l'offre. Des films et des séries américains, amplement amortis sur le vaste marché intérieur, sont vendus à des prix de "dumping" aux chaînes de télévisions d'Europe et du monde qui achètent naturellement ce qui leur coûte le moins cher.
- Nos aides et nos protections n'aboutissent pas à priver le téléspectateur de ce qu'il veut voir, mais au contraire à le lui restituer.
- Comme l'écrivait récemment un Français, Jean-Claude Carrière : "Imaginons que les Allemands disent aux Irlandais : vous écoutez beaucoup plus souvent Bach et Beethoven que vos propres compositeurs. Alors, c'est bien simple, vous allez cesser de faire de la musique. Et les Français de dire aux Portugais : vous lisez Balzac et Proust plus souvent que vos propres auteurs, alors cessez donc d'écrire". Et ainsi de suite...
- Eh bien, je le dis, je saisis cette occasion pour le proclamer, car c'est bien le lieu, les créations de l'esprit ne sont pas des marchandises, les services de la culture ne sont pas de simples commerces. Défendre le pluralisme des oeuvres et la liberté de choix du public est un devoir. Ce qui est en jeu, c'est l'identité culturelle de nos nations, c'est le droit pour chaque peuple à sa propre culture, c'est la liberté de créer et de choisir nos images.
- Une société qui abandonne à d'autres ses moyens de représentation, c'est-à-dire les moyens de se rendre présente à elle-même, est une société asservie. Depuis Griffith, nous connaissons la fécondité du cinéma qui nous vient d'Amérique. Nous continuerons de découvrir et d'aimer ces images. Et si je parle de l'Amérique, c'est aussi parce que je l'aime et parce que je la connais.
- Mais nous voulons aussi que les oeuvres des successeurs de Wajda, de Fellini, de Wenders, de Rivette, de Godard et de combien d'autres puissent naître et être vues. Il ne s'agit pas de dresser les unes contre les autres les cultures d'Europe et celle du Nouveau Monde £ mais simplement de préserver l'idée universelle de la culture face aux seules forces de l'économie et donc de faire en sorte que chaque pays, quels que soient ses moyens, puisse participer à la création, à la diffusion, au dialogue des pensées et des formes.
- Disant cela, je parle pour l'Europe, bien sûr, mais je songe aussi aux pays du Sud, dont l'essor est inséparable du développement de leur culture.\
Voilà pourquoi la France et, je l'espère, l'Europe tout entière, défendront dans l'actuelle négociation internationale la clause d'exception culturelle, celle-là même qui vient d'être adoptée par les Etats-Unis, à la demande du Canada, dans le traité d'échanges nord-américain. Cette close stipulera que le cinéma et l'audiovisuel sont exclus du champ de l'accord commercial, comme le sont d'autres secteurs sensibles, tels que la santé. Toute autre position serait sans doute contraire au Traité de Maastricht qui définit en son article 128 la responsabilité de la Communauté dans - je cite : "l'épanouissement des cultures des Etats membres" et "l'appui à la création artistique et littéraire, y compris dans le secteur audiovisuel".
- Toute autre position conduirait au démantèlement des mécanismes de soutien de notre création, comme les programmes issus de l'"Eureka audiovisuel" qui préfigurent ce que nous devons entreprendre en commun.
- Mesdames et messieurs, peut-être vous ai-je parlé trop longuement de ce sujet mais, croyez-moi, on le tait trop souvent et, à l'orée du siècle qui va s'ouvrir, on peut déjà commencer d'en mesurer les conséquences. Et puis, après tout, au nom de l'esprit de résistance et de l'esprit européen, que symbolise cette cérémonie, j'en appelle aux créateurs et aux responsables des Etats de notre continent : on ne construira pas l'Europe sans une conscience européenne. Que les penseurs et les artistes renouent avec la tradition du Moyen-Age, où les clercs étaient européens par nature, comme le furent plus tard les philosophes des Lumières. Mais ils ne le pourront que si nos Etats les soutiennent.
- Le cinéma de Pologne a été depuis trente ans d'une exceptionnelle richesse. Devra-t-il disparaître au nom de cette liberté que vous avez si chèrement acquise ? Mais il n'est pas seul dans ce cas. Vous nous avez montré, amis polonais, il y a quelques années, et d'autres au Proche-Orient nous ont montré, il y a quelques jours, que l'improbable n'est jamais l'impossible.
- Rassembler l'Europe, toute l'Europe, autour de ses valeurs fondatrices : sur le long chemin qui nous sépare du but, l'exemple de Gdansk et de la Pologne nous aidera à résister aux forces du renoncement toujours à l'oeuvre.
- Monsieur le Recteur, messieurs les membres du Sénat, en prenant l'initiative d'honorer d'une même distinction le Président allemand et le Président français, en organisant leur réunion à Gdansk, vous avez, je le pense, fait un acte de foi européenne. C'est bien le lieu où lancer cet appel. Soyez-en remerciés.\
- Monsieur le Président de la République polonaise,
- Monsieur le Président de la République Fédérale d'Allemagne,
- Mesdames et messieurs,
- Je remercie le Sénat de l'Université de Gdansk de l'honneur qu'il me fait et je déclare d'emblée que je suis heureux d'être parmi vous, aux côtés du Président de la République polonaise dont l'histoire personnelle se confond avec l'un des plus grands moments de l'histoire et du Président de la République fédérale d'Allemagne, le président de l'unité, qui a donné tout son éclat à la renaissance culturelle et politique de son pays.
- Je tiens aussi à vous remercier, monsieur le laudateur, pour vos propos. Bien entendu, je les ai appréciés. Peut-être étaient-ils, par rapport au sentiment que j'en avais, excessifs. En tout cas, ils étaient amicaux et j'espère qu'ils seront reconnus pour l'essentiel comme justes par la postérité. Que sais-je, mesdames et messieurs, de votre ville ? Ce que sait tout visiteur hâtif, soit peu de choses. Mais j'ai naguère parcouru ses rues, admiré sa reconstruction, visité ses monuments et j'ai ressenti comme une évidence que l'histoire, ici, était partout.
- A vrai dire, je l'avais appris dans ma jeunesse quand, soldat de 1939, le nom de Gdansk est devenu pour moi comme pour des millions d'hommes le symbole d'une des plus grandes tragédies modernes et de ce que peut aussi accomplir, dans le malheur, l'esprit de résistance. L'esprit de résistance, je l'avais rencontré dans mon propre pays, mais comment oublier le rendez-vous du courage et du patriotisme qu'à quelques pas d'ici vous avez incarné, monsieur le Président Walesa, aux yeux du monde entier, après une décennie de luttes, d'incertitudes, de souffrances, une décennie d'espoir aussi qui a conduit votre pays et vous-même là ou vous êtes aujourd'hui ?
- J'ai été frappé pendant ces années par la maturité politique et le sens de la responsabilité de ce peuple, le vôtre, à l'histoire tourmentée qui, le long des siècles, a dû supporter tant d'épreuves pour parvenir enfin à une souveraineté sans partage et à la victoire de la démocratie.
- Il n'est pas non plus indifférent de remarquer, alors que je partage l'honneur de votre réception avec monsieur le Président de la République fédérale d'Allemagne, que la première affirmation en Europe de ce que l'on pourrait appeler le "droit de résistance" soit venue de jurisconsultes allemands tel que Pufendorf, premier titulaire de la chaire de droit naturel à l'Université de Heidelberg, ou Wolff, professeur de philosophie de Kant, sans omettre notre voisin des Pays-Bas, le grand Grotius qui a traversé votre ville peu de temps avant d'aller venir mourir en Allemagne à Rostock. Tous, inventeurs de l'idée d'un pouvoir issu d'autre chose que du droit divin, par l'influence qu'ils exercèrent sur le Siècle des Lumières, en particulier sur Locke en Angleterre ou sur Rousseau en France, ont ouvert la voie à la reconnaissance des droits de l'homme et de la volonté souveraine des peuples qui inspirent désormais nos sociétés européennes.\
Monsieur le Recteur, je vois un autre symbole dans cette belle cérémonie qui réunit à Gdansk à votre initiative les présidents de trois grandes et vieilles nations de notre continent. Le symbole de l'Europe en train de s'édifier et qui se fera en dépit des obstacles qui se multiplient devant elle. Certes, ni vous, ni moi, n'ignorons le passé, et je ne tente pas de l'oublier. Mais c'est précisément ce passé qui commande de réussir et de parachever l'audacieuse entreprise commencée au lendemain du pire désastre par des hommes qui connaissaient le prix du sang, le prix des larmes, le terrible prix de nos déchirements. Ceux qui n'ont pas vécu cette époque pourraient reléguer la construction de l'Europe parmi les travaux que l'on remet au lendemain, c'est-à-dire à jamais. Notre devoir à nous est donc plus exigeant encore puisqu'il nous faut décider et agir pour le compte des générations futures en sachant que, par là, nous les sauverons d'elles-mêmes.
- L'Europe, la Pologne, entrée dans la chrétienté romaine avant que la Russie se tournât vers Byzance, lui appartient. Elle y a toujours eu sa place. La contre-réforme, au XVIIème siècle, vit s'épanouir sur son sol avec l'art baroque, un des plus puissants courants de notre histoire culturelle et spirituelle. Les parents de Sigmund Freud venaient de Pologne, Chopin dort sur le sol de France. Pour m'en tenir au temps présent, Gombrowicz, Schultz, Witkiewicz inaugurèrent le modernisme des années cinquante. Et, alors que Kieslovsky dont le dernier film est produit par un de nos compatriotes triomphe dans cette autre ville d'Europe qu'est Venise, combien de noms de créateurs polonais modernes viennent à mon esprit : Joseph Conrad, Tadeusz Kantor, Zanussi, et tant d'autres jusqu'à Roman Polanski ou Paderewsky. Je n'oublie pas non plus Bromoslav Geremek nommé il y a quelques mois titulaire au Collège de France de la "Chaire européenne".
- Milan Kundera, cet autre Européen, ouvre un de ses beaux textes par ces mots : "En 1956, au mois de septembre, le directeur de l'agence de presse de Hongrie, quelques minutes avant que son bureau fût écrasé par l'artillerie, envoya par télex, dans le monde entier, un message désespéré sur l'offensive soviétique, déclenchée le matin contre Budapest. La dépêche s'achevait ainsi : "Nous mourrons pour la Hongrie et pour l'Europe". J'ai lu cela dans Kundera mais moi, j'ai entendu ces mots.\
Monsieur le Président, pendant ces cinquante années, vous ne fûtes pas privés seulement de liberté mais vous fûtes privés d'Europe. Une Europe qui ne se définit ni par ses seules frontières, ni par ses seules institutions, mais par la géographie et l'histoire et qui représente une entité réelle et spirituelle, par sa civilisation, c'est-à-dire par un corps de valeurs communes, par ses cultures, c'est-à-dire par la diversité des formes que chaque nation, chaque peuple, chaque époque apporte au fil des temps à sa philosophie, à ses lettres, à ses arts.
- Mais prenons garde. Si l'esprit de l'Europe n'est plus menacé par les grandes machines totalitaires auxquelles nous avons su résister, par les guerres, il pourrait l'être plus insidieusement par ces nouveaux maîtres que sont l'économisme, le mercantilisme, le pouvoir de l'argent et, d'une certaine manière, les techniques. Pensez à la formidable irruption dans notre vie de l'audiovisuel et permettez que je m'y arrête car il n'est rien de plus actuel.
- Nous sommes à Gdansk, en Europe, nous parlons dans une université où l'on enseigne et où l'on débat d'idées, où l'on sait mieux qu'ailleurs que de nos jours, la conscience, l'imaginaire et le savoir sont de plus en plus formés par l'image. Nos enfants consacrent désormais plus de temps à l'écran qu'à l'école. Leur intelligence, dans son appréhension du monde, dépend de réseaux capables de produire et de transmettre les mêmes informations et les mêmes rêves en tous lieux de la terre. Or, les représentations de la société et de l'homme, du présent et du futur, de la beauté et de la vie, sont moins l'expression d'une culture que le produit de l'industrie et du commerce et, si elles rencontrent la culture, c'est quand le hasard le veut bien.
- Je pose donc la question : le succès d'audience médiatique et le profit commercial peuvent-ils sans conséquence grave s'imposer aux exigences de la pensée et de l'éthique ? L'Europe d'une façon générale a su concilier la liberté d'entreprendre et la liberté de créer, l'accroissement des richesses et le développement des arts et des idées, la compétitivité et nos identités nationales.\
Or, je m'interroge, comme le fait le gouvernement français sur les négociations internationales actuelles qui rangent l'audiovisuel parmi les échanges commerciaux.
- Que souhaitent nos partenaires d'Amérique ? Ils demandent l'inclusion des activités de production et de diffusion des images dans l'accord général. Ils veulent obtenir, en vertu du principe de libre concurrence, la suppression des règles que l'Europe s'est fixée pour assurer sur ses écrans la présence d'un nombre, je dirais raisonnable, d'oeuvres européennes. Ils veulent ainsi que l'on renonce aux aides nationales ou communautaires, par lesquelles est soutenue la création cinématographique et audiovisuelle.
- Et s'il en était ainsi, qu'adviendrait-il ? Il suffit d'observer ce qui se passe ici ou là. Je n'abuserai pas des chiffres. Simplement ceux-ci : les films américains rassemblent 92 % de l'audience aux Pays-Bas, 91 % en Irlande, 85 % au Portugal, 84 % en Grande-Bretagne. Alors, refuser la fatalité de ces données, ce serait être protectionniste ? L'Europe est-elle protectionniste lorsqu'elle achète aux Etats-Unis quinze fois plus d'images qu'elle ne leur en vend ?
- Est-elle protectionniste lorsque les deux tiers des recettes de ses salles de cinéma proviennent de films américains ? Et que dire des ententes de distributeurs qui occupent des positions dominantes au mépris de leurs propres règles et des nôtres ? Que dire du refus de doublage des films européens en Amérique, alors que les recettes du cinéma américain en Europe sont produites par des films doublés ? J'entends également le mauvais procès qui s'attache aux aides financières à la production et à la diffusion de nos cinémas d'Europe et qui seraient contraires aux principes d'une juste concurrence. Mais ces aides ne sont pas en majorité des aides publiques, ce sont des financements prélevés par les professionnels eux-mêmes sur leurs propres gains et reversés par eux dans l'économie audiovisuelle. Ce modèle original, qui fonctionne en France avec succès depuis cinquante ans, est conforme au principe du libéralisme lorsque ce dernier n'est pas devenu fou.
- On nous dit, enfin, que les Européens n'apprécieraient pas les films européens : les résultats d'audience confirment le contraire, c'est-à-dire le goût du public pour des programmes nationaux.\
Si nous étions dans une pure économie de marché, en vérité, le diffuseur devrait satisfaire cette préférence nationale. Il en va autrement car la demande ne détermine pas l'offre. Des films et des séries américains, amplement amortis sur le vaste marché intérieur, sont vendus à des prix de "dumping" aux chaînes de télévisions d'Europe et du monde qui achètent naturellement ce qui leur coûte le moins cher.
- Nos aides et nos protections n'aboutissent pas à priver le téléspectateur de ce qu'il veut voir, mais au contraire à le lui restituer.
- Comme l'écrivait récemment un Français, Jean-Claude Carrière : "Imaginons que les Allemands disent aux Irlandais : vous écoutez beaucoup plus souvent Bach et Beethoven que vos propres compositeurs. Alors, c'est bien simple, vous allez cesser de faire de la musique. Et les Français de dire aux Portugais : vous lisez Balzac et Proust plus souvent que vos propres auteurs, alors cessez donc d'écrire". Et ainsi de suite...
- Eh bien, je le dis, je saisis cette occasion pour le proclamer, car c'est bien le lieu, les créations de l'esprit ne sont pas des marchandises, les services de la culture ne sont pas de simples commerces. Défendre le pluralisme des oeuvres et la liberté de choix du public est un devoir. Ce qui est en jeu, c'est l'identité culturelle de nos nations, c'est le droit pour chaque peuple à sa propre culture, c'est la liberté de créer et de choisir nos images.
- Une société qui abandonne à d'autres ses moyens de représentation, c'est-à-dire les moyens de se rendre présente à elle-même, est une société asservie. Depuis Griffith, nous connaissons la fécondité du cinéma qui nous vient d'Amérique. Nous continuerons de découvrir et d'aimer ces images. Et si je parle de l'Amérique, c'est aussi parce que je l'aime et parce que je la connais.
- Mais nous voulons aussi que les oeuvres des successeurs de Wajda, de Fellini, de Wenders, de Rivette, de Godard et de combien d'autres puissent naître et être vues. Il ne s'agit pas de dresser les unes contre les autres les cultures d'Europe et celle du Nouveau Monde £ mais simplement de préserver l'idée universelle de la culture face aux seules forces de l'économie et donc de faire en sorte que chaque pays, quels que soient ses moyens, puisse participer à la création, à la diffusion, au dialogue des pensées et des formes.
- Disant cela, je parle pour l'Europe, bien sûr, mais je songe aussi aux pays du Sud, dont l'essor est inséparable du développement de leur culture.\
Voilà pourquoi la France et, je l'espère, l'Europe tout entière, défendront dans l'actuelle négociation internationale la clause d'exception culturelle, celle-là même qui vient d'être adoptée par les Etats-Unis, à la demande du Canada, dans le traité d'échanges nord-américain. Cette close stipulera que le cinéma et l'audiovisuel sont exclus du champ de l'accord commercial, comme le sont d'autres secteurs sensibles, tels que la santé. Toute autre position serait sans doute contraire au Traité de Maastricht qui définit en son article 128 la responsabilité de la Communauté dans - je cite : "l'épanouissement des cultures des Etats membres" et "l'appui à la création artistique et littéraire, y compris dans le secteur audiovisuel".
- Toute autre position conduirait au démantèlement des mécanismes de soutien de notre création, comme les programmes issus de l'"Eureka audiovisuel" qui préfigurent ce que nous devons entreprendre en commun.
- Mesdames et messieurs, peut-être vous ai-je parlé trop longuement de ce sujet mais, croyez-moi, on le tait trop souvent et, à l'orée du siècle qui va s'ouvrir, on peut déjà commencer d'en mesurer les conséquences. Et puis, après tout, au nom de l'esprit de résistance et de l'esprit européen, que symbolise cette cérémonie, j'en appelle aux créateurs et aux responsables des Etats de notre continent : on ne construira pas l'Europe sans une conscience européenne. Que les penseurs et les artistes renouent avec la tradition du Moyen-Age, où les clercs étaient européens par nature, comme le furent plus tard les philosophes des Lumières. Mais ils ne le pourront que si nos Etats les soutiennent.
- Le cinéma de Pologne a été depuis trente ans d'une exceptionnelle richesse. Devra-t-il disparaître au nom de cette liberté que vous avez si chèrement acquise ? Mais il n'est pas seul dans ce cas. Vous nous avez montré, amis polonais, il y a quelques années, et d'autres au Proche-Orient nous ont montré, il y a quelques jours, que l'improbable n'est jamais l'impossible.
- Rassembler l'Europe, toute l'Europe, autour de ses valeurs fondatrices : sur le long chemin qui nous sépare du but, l'exemple de Gdansk et de la Pologne nous aidera à résister aux forces du renoncement toujours à l'oeuvre.
- Monsieur le Recteur, messieurs les membres du Sénat, en prenant l'initiative d'honorer d'une même distinction le Président allemand et le Président français, en organisant leur réunion à Gdansk, vous avez, je le pense, fait un acte de foi européenne. C'est bien le lieu où lancer cet appel. Soyez-en remerciés.\