10 septembre 1993 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, dans "Le Provençal" du 10 septembre 1993, sur l'unité nationale et l'identité de la Corse, son nouveau statut, la montée de la violence et la lutte contre les feux de forêt.

QUESTION.- La libération de la Corse a annoncé celle de la France continentale. Cinquante ans après, quel regard portez-vous sur les événements ? Quels enseignements en avez-vous retenu ?
- LE PRESIDENT.- Au cours des journées de septembre 1943, se sont battus des femmes et des hommes épris de liberté groupés sous le drapeau du Front national, organisation unifiée de la résistance corse, qui rassemblait des patriotes de toutes convictions et de tous horizons.
- Ma présence aujourd'hui, est d'abord un témoignage de reconnaissance et d'admiration pour les actes de bravoure et les sacrifices des combattants.
- Elle marque aussi mon souci de voir cette île, fidèle à son passé, trouver les voies de son avenir à la fois par ses décisions propres et par l'effort de la nation.\
QUESTION.- Que pensez-vous du climat de violence en Corse qui pour beaucoup aujourd'hui paraît une fatalité ?
- LE PRESIDENT.- Je réprouve le recours à la violence et je n'accepte pas qu'elle s'installe en Corse comme une pratique courante, presque banale, dont le seul résultat est de créer un climat favorable au développement d'une délinquance organisée.
- Puisque la liberté d'expression des idées est assurée en Corse comme dans l'ensemble de la France, les actes attentatoires aux personnes et aux biens sont des crimes qui ne peuvent en aucune façon être justifiés.
- La représentation des minorités grâce au mode d'élection des assemblées assure en Corse la libre confrontation des opinions, et chacune d'entre elles mérite le respect.
- La violence est stérile, seule la conviction d'une majorité de citoyens peut s'imposer.\
QUESTION.- Lors de votre visite du 13 juin 1983, vous déclariez : "Je n'ai ni crainte ni même hésitation à parler d'unité corse" et aussi : "il faut que la Corse soit elle-même". Dix ans après ce sentiment a-t-il changé ?
- LE PRESIDENT.- Ma conviction n'a pas changé. La France doit beaucoup à la Corse. La Corse doit beaucoup à la France. Rien n'effacera ce legs de l'histoire, comme rien ne peut porter atteinte à l'originalité de la Corse dans l'ensemble national. Qui peut songer à renier ces liens, qui peut prétendre dénier cette originalité ?
- Dès lors que les compétences appartiennent aux assemblées élues par le suffrage universel, l'identité d'un territoire s'affirme, se développe, s'enrichit.
- Il n'y a pas de voie plus légitime à mes yeux.
- Or même si certains estiment que l'allure est trop lente, la reconnaissance de cette identité existe, sans retour en arrière possible.
- Voilà pourquoi je continue, en ce jour-anniversaire, de parler à la fois d'unité nationale et d'identité de la Corse, non seulement sans hésitation ni crainte mais avec confiance.
- QUESTION.- Depuis douze ans le statut de la Corse a changé deux fois, le problème corse subsiste. Pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Pour ma part je me refuse à invoquer la fatalité qui est un alibi commode pour l'abandon et l'inaction. Où en serait aujourd'hui la Corse si, depuis douze ans, l'Etat n'avait pas accompli un vaste transfert de responsabilités vers les assemblées locales - avec les moyens financiers correspondants ?
- Peut-on imaginer que le "problème Corse" - je reprends votre expression, même si elle semble bien réductrice pour désigner une réalité géographique, historique, culturelle, économique, si riche et si complexe - eût trouvé sa solution dans la permanence d'un Etat centralisé et d'un cadre territorial inadapté, voire sclérosé ?
- Assurément non.
- Je remarque qu'au fil du temps, l'institution d'un nouveau statut qui fait de la Corse une collectivité locale unique en son genre a été acceptée par toutes les formations politiques. Certaines critiques se sont tues. Je m'en réjouis. Il faut veiller, je m'y emploie, à éviter de retomber dans les vieilles habitudes centralistes toujours si promptes à ressurgir alors que c'est en Corse même qu'en partenaires responsables, l'Etat et les élus, doivent prendre les décisions qui intéressent l'avenir de l'île. Il faut savoir rompre avec des pratiques d'un autre âge et refuser les fausses pesanteurs historiques sans renier le respect dû aux traditions £ c'est la condition du succès de la Corse et de ceux qui croient en son avenir. Enfin, une fois les potentialités du statut actuel exploitées, si l'on rencontre de nouveaux obstacles, il faudra continuer de faire oeuvre novatrice : mais l'avenir de la Corse ne saurait dépendre d'un choix précipité entre résignation et aventure.\
QUESTION.- Face aux incendies de forêts, qui, cet été encore, font rage, quelle est votre réaction ?
- LE PRESIDENT.- Devant un paysage détruit par le feu, c'est l'indignation qui domine, mais aussi un sentiment d'absurdité et de tristesse face à cette nature anéantie. Chacun ressent aussi une grande estime pour ceux qui combattent le fléau, et d'abord les pompiers qui payent toujours le plus lourd tribut. Devant un tel risque pour la Corse, la mobilisation doit être générale, de sorte que la population, les collectivités locales et l'Etat, apportent leur contribution. L'inconscience ou l'ignorance se combattent par l'information et l'éducation, mais on découvre que les mobiles des incendiaires sont parfois plus pernicieux.
- Ainsi a-t-on pu avoir la certitude que l'incendie était pour certains le moyen de contourner l'interdiction de construire sur des terres boisées. Eh bien la loi du 3 janvier 1991 a prévu la mise en oeuvre par les préfets de "Plan de zones sensibles aux incendies" en concertation avec les assemblées locales pour qu'un strict contrôle de l'urbanisme dans ces zones coupe court à ces spéculations immobilières éhontées. Cet exemple montre bien la volonté de ne pas laisser de faille dans le dispositif, malgré cela trop souvent le patrimoine commun si riche et si précieux, notamment en Corse est détruit. C'est pourquoi, je demande à tous les citoyens, en Corse comme ailleurs, de prêter leur concours non seulement à la prévention et à la lutte contre l'incendie, mais aussi à la recherche des coupables.\
QUESTION.- La France célèbrera l'an prochain le 50ème anniversaire de la Libération. L'Europe est en paix depuis un demi-siècle mais les conflits locaux se multiplient. N'y a-t-il pas un risque d'escalade ?
- LE PRESIDENT.- Bien sûr qu'il y a un risque. Il est inhérent à la liberté nouvelle que connaît, depuis 1989-90, la moitié de l'Europe qui en était privée pendant près d'un demi-siècle.
- Allons-nous regretter l'ordre ancien, celui des blocs, de la guerre froide, du système totalitaire au seul motif qu'il assurait une illusoire stabilité sur notre continent ? Sûrement pas ! Il faut donc que les peuples apprennent à gouverner cette liberté chèrement acquise. Que vaut le droit à l'autodétermination s'il n'est accompagné du devoir de vivre en paix avec ses voisins ? Et quel Etat peut se prétendre démocratique s'il bafoue les droits de ses minorités ?
- Comment concilier liberté et stabilité, telle est la question qui se pose à l'Europe aujourd'hui. La France y travaille de deux manières.
- D'abord, en perfectionnant au sein des institutions internationales (ONU, CSCE, Conseil de l'Europe) les règles de droit qui assurent la coexistence entre Etats et la sauvegarde des minorités. Ainsi, la France a fait adopter par la CSCF le projet de Robert Badinter d'une Cour européenne de conciliation et d'arbitrage destinée à prévenir les conflits. Ensuite, et surtout, en fortifiant l'Union européenne pour le progrès et pour la paix. La ratification du Traité de Maastricht va permettre la mise sur pied d'une politique étrangère et de sécurité commune des Douze. Il n'y a pas de temps à perdre si nous voulons éviter d'autres Yougoslavie.\