30 novembre 1992 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République lors du dîner d'Etat offert en l'honneur de S.M. Baudoin 1er, roi des Belges et de la reine Fabiola, sur l'Union européenne, Paris le 30 novembre 1992.

Sire,
- Madame,
- Pour la seconde fois, vous honorez la France d'une visite d'Etat. Soyez-en remerciés. Et croyez bien que c'est avec une vraie joie que les Français vous accueillent chez eux.
- Ils savent en effet qu'entre la Belgique et la France, l'Histoire a tissé tant de liens qu'il n'est sans doute pas pour leur patrie de pays plus proche ni plus fraternel.
- Les figures les plus fondatrices de notre passé, celles qui représentent pour chaque petit Français les racines de ce qu'on appelle la francité, nous sont en réalité communes.
- Faut-il dire que Clovis était tournaisien, nous vous l'avons un peu confisqué et Charlemagne, issu par ses ancêtres du pays brabant et du pays liégeois. D'ailleurs Charlemagne est très commode parce que, avec nos amis allemands, nous pouvons tenir à peu près le même langage et quelques autres encore.
- Cette communauté de vie et de destin n'a pratiquement jamais cessé. Dans la grande épopée des Croisades, dans la splendeur du Duché de Bourgogne, dans l'épanouissement du siècle des Lumières, dans les élans et les affrontements de la Révolution française et de l'aventure napoléonienne, Belges et Français ont souvent participé à une même histoire.
- La France était présente aussi à la naissance de l'Etat belge et ce n'est pas par hasard si le premier roi Léopold, vint y chercher la première reine des Belges.
- Les mêmes sentiments, pour le meilleur et pour le pire, se retrouvent au cours du présent siècle. Que serait devenue la France sans la résistance héroïque de l'armée belge, commandée par votre grand-père, le roi Albert ? Et nous connûmes plus récemment les mêmes épreuves durant le second conflit mondial.
- Enfin comment ne pas rappeler d'une phrase ce que la France doit à la Belgique dans l'ordre de la culture ? Ses écrivains et ses artistes ont en grand nombre fécondé de leur génie le patrimoine français. Laissez-moi, Sire, vous dire ce soir toute la reconnaissance de mes compatriotes pour les richesses que vous nous avez ainsi prodiguées.\
Aujourd'hui nos deux pays, une fois de plus côte à côte, sont engagés dans la construction de l'Europe. De cette vaste entreprise, nous partageons les mêmes objectifs fondamentaux : cimenter la paix, assurer la prospérité, donner aux Européens une place conforme à leur génie et dont, seules, les ont privés leurs propres divisions, leurs querelles, les guerres.
- C'est avec cette espérance qu'à Maastricht, les douze pays de la Communauté sont convenus de construire une Union économique, monétaire et politique. Les engagements pris sur les bords de la Meuse, dans une ville si fortement empreinte d'une culture qui ne connaissait pas les frontières, ces engagements là doivent être honorés. Et votre pays, Sire, a, dans cette voie, montré le bon exemple en approuvant la ratification à une écrasante majorité des deux Chambres. La France, de son côté, on le sait, a pris plus de risques. En s'acquittant également de son devoir, car à l'issue de l'intense débat dans notre pays, débat qui n'avait jamais eu lieu auparavant, le peuple français a tranché en faveur de l'Europe. L'achèvement de la ratification du traité de Maastricht, puis son application dès que possible reste, selon nous, la tâche prioritaire des pays membres de la Communauté européenne et le mois de décembre sera très occupé par ce type de problème.
- Dans le même temps, la Belgique comme la France, au sein de la Communauté, vont avoir à se déterminer sur le projet d'accord du GATT, négocié par deux commissaires européens avec les représentants des Etats-Unis d'Amérique.
- Projet d'accord dont il faut se souvenir qu'il ne porte que sur un des quinze domaines de la négociation multilatérale en cours, l'agriculture, alors que nous avions décidé de ne nous prononcer qu'au vu d'un accord global. Revendication que j'ai moi-même présentée dès le premier jour en 1985 au cours d'une rencontre avec le président Reagan à Bonn. Et nous n'avons jamais lâché cette rampe, nous avons toujours réclamé qu'on jette un peu le regard sur d'autres questions que celle de l'agriculture. Et si, finalement, cette question est apparue comme isolée au moment des règlements, c'est parce que les négociateurs l'ont voulu, mais cela ne nous engage en rien.
- Je sais que la Belgique et la France ont des vues voisines. Elles sont soucieuses de la croissance mondiale en général, de celle de l'Europe en particulier, elles souhaitent un accord, elle le veulent équilibré.
- Il est je crois essentiel que nous puissions conjuguer nos efforts au sein de l'Union européenne afin de faire face, utilement, aux crises internationales qui sans cela iront en se multipliant.\
Pour prendre l'habitude de la paix et de la concertation dans une union commune, il faut vaincre beaucoup de souvenirs. Il faut être capable d'attacher sa pensée à l'avenir, autant qu'aux choses révolues.
- Belges et Français sont associés aujourd'hui, par exemple, dans l'ancienne Yougoslavie pour défendre les droits élémentaires de populations menacées dans leur existence même. Et dans ces lieux où l'Occident et l'Orient se sont quand même, en dépit d'une histoire tourmentée, plus souvent fécondés qu'affrontés, voilà que le droit cède à la violence et qu'au nom de la nation on s'y livre à des pratiques intolérables dites de "purification ethnique" qui rappellent les plus mauvais souvenirs.
- Dans le cadre des Nations unies, en liaison avec le Haut Commissariat pour les réfugiés, au sein de la Conférence de Genève, de concert avec ses partenaires, la France s'emploie à venir en aide aux populations et à favoriser la recherche d'une solution politique qui serait pacifique.
- La leçon, tragique, de tels événements ne doit pas être oubliée. Il faut que dès demain, l'Union européenne dispose d'instruments propres qui lui permettront, lorsqu'elle l'estimera nécessaire, de prendre en temps utile les responsabilités qui lui incombent et sur son propre sol, je veux dire l'Europe. La France se réjouit à cet égard, permettez-moi cette confidence, si la Belgique s'associait au corps européen que l'Allemagne et la France ont entrepris de mettre sur pied.
- L'Europe a besoin également des règles communes. Où qu'elles vivent, les populations qui l'habitent doivent se sentir protégées par le simple respect de ces règles et non par l'installation de nouvelles barrières, de nouvelles frontières qui viendraient morceler un peu plus notre continent. La plupart de ces règles, il faut le dire, existent déjà. Mais, faut-il rappeler le rôle du Conseil de l'Europe dans la défense des droits de l'homme, dans l'organisation d'un dialogue à l'échelle du continent sur une base d'égalité entre Etats ? Est-il besoin de mentionner la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe qui apparaît comme le cadre adéquat qui permettra de résoudre les litiges qui déchirent notre continent ? La France a fait des propositions visant à compléter ce qui existe et notamment la Cour permanente de conciliation et d'arbitrage dont le rôle serait de désamorcer les conflits potentiels. Mieux vaut prévenir.
- Forte économiquement, unie monétairement, présente et active sur la scène internationale - je dessine là un schéma qui n'est pas seulement imaginaire dont on peut encore un peu rêver - l'Europe ne pourrait évidemment se désinteresser de sa propre dimension sociale. C'est sur notre continent qu'après la première révolution industrielle, dont les travailleurs n'avaient pas retiré leur juste part, on le sait bien, des politiques volontaristes ont été conçues pour associer les plus faibles aux fruits de l'effort commun, quand ils n'avaient pas fourni le principal de cet effort. La Communauté et, demain, l'Union ne peuvent renier cette tradition, j'insiste là-dessus. C'est pourquoi la Belgique et la France se sont au demeurant employées, toutes deux, à faire inclure dans l'accord de Maastricht, à défaut d'une impossible harmonisation des législations sociales, des normes qui permettront d'éviter que la concurrence accrue au sein du grand marché unique ne s'exerce au détriment des salariés les plus vulnérables. Poursuivons les efforts, il faut que l'Europe sociale devienne une réalité et que nos pays, en s'unissant protègent les plus démunis et évitent les exclusions d'un combat séculaire qu'il ne faut pas abandonner.\
Ce même souci de soutenir les plus défavorisés doit aussi nous animer dans l'ordre international. Dans les premiers temps de la Communauté européenne, nos deux pays ont veillé précisément à ce que l'Europe naissante accorde son assistance aux nouveaux pays que ses Etats-membres avaient conduits à l'indépendance. Les politiques communautaires de coopération, auxquelles ces efforts ont abouti, et qui sont assez remarquables, sont aujourd'hui l'une des vraies réussites dont notre Europe peut être fière. Et nous y avons été pour beaucoup.
- Dans le même temps, à titre national, nos deux pays ont continué d'accompagner et d'aider les Etats africains issus de la décolonisation. Il nous revient maintenant de répondre aux aspirations des pays qui continuent d'espérer en nous et de les assister, sans ingérence déplacée. Nous devons aussi faire partager par nos partenaires européens, souvent moins informés que nous, notre souci de ne pas laisser le nécessaire effort de solidarité avec les peuples de l'Europe centrale et orientale, récemment libérés du totalitarisme et qu'il faut aider, se faire au détriment de l'Afrique.
- Achever l'unité économique de notre Communauté, poursuivre son union politique, notamment, je l'ai dit, en matière de défense et de sécurité, veiller à protéger les plus défavorisés à l'intérieur comme à l'extérieur de nos frontières : voilà des préoccupations, qui je le crois, nous sont communes et qui se ramènent tout simplement à la volonté de voir l'Europe unie et rester fidèle aux idéaux qui ont fait la grandeur de ses nations et la richesse de sa civilisation. Pour cette tâche, je le dis au nom du peuple français, l'Europe a grand besoin de la Belgique, une Belgique unie qui garde vivante cette tradition d'ouverture, de conciliation et de raison.
- Voilà quelques thèmes parmi d'autres. Pourquoi les ai-je choisis ? Parce que l'avenir immédiat, déjà enraciné dans le présent nous montre la voie à suivre et que nous voyons certains hésiter à accomplir les pas suivants, ce n'est pas notre cas. Mais, il faut que nos paroles soient entendues bien au-delà de cette salle, c'est dans cet esprit, Sire, que je lève mon verre en votre honneur et aussi bien entendu en celui de la Reine, que nous sommes très heureux de voir une fois de plus à vos côtés, ici, en France, dans les jours heureux et dans les jours difficiles, j'ai pu le constater moi-même, figure que nous aimons et dont nous savons l'autorité réelle sur son peuple. Lever son verre c'est une tradition qui pourrait paraître comme vide de sens si l'on ne savait en toute vérité ce qui nous unit à votre peuple. Aussi je vous dirai que nos voeux principaux iront vers lui, pour son bonheur, sa prospérité et son union.
- Je vous dirai l'essentiel de mon propos : vive la Belgique et vive la France.\