5 décembre 1991 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision néerlandaise le 5 décembre 1991 notamment sur l'union politique européenne, le prochain Conseil européen de Maastricht, les relations entre la France et les Pays-Bas.
QUESTION.- On a pu lire ici et là que Maastricht sera la réunion la plus fondamentale, la plus importante depuis la fondation de la Communauté de l'acier et du charbon. Est-ce que vous partagez ce jugement ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que c'est excessif, car la création de la Communauté elle-même et le Traité de Rome ont eu une importance décisive. D'autre part, je pense que c'es la décision, pour m'en tenir là, de 1985 ouvrant le Marché unique au 1er janvier 93, qui nous a conduits là où nous sommes maintenant. Mais c'est certainement une des dates capitales de l'histoire de la Communauté, puisqu'à la constitution de ce Marché unique entre douze pays, s'ajoutent maintenant deux traités qui visent à l'unité politique et à l'unité économique et monétaire des pays qui appartiennent à la Communauté.\
QUESTION.- Est-ce que l'Europe d'après Maastricht est l'Europe dont vous avez rêvé en 1948 quand vous étiez à La Haye, je crois, un des fondateurs du mouvement européen ?
- LE PRESIDENT.- Je participais à ce premier congrès de La Haye qui était historiquement celui qui a réuni des parlementaires ou des personnalités diverses des pays qui s'étaient combattus seulement trois ans plus tôt et dans quelles conditions ! Est-ce que j'avais dans la tête un plan suffisamment clair pour décider déjà le parcours qui a été accompli ? Non. Mais je pense que nous nous situons exactement dans l'évolution d'une pensée qui doit tendre à faire de l'Europe, pas simplement des douze pays de la Communauté, mais aussi des pays où la démocratie a triomphé, l'un des môles de la politique mondiale. L'Europe doit exister et la Communauté a été finalement l'élément porteur qui a si bien réussi que tous les autres Européens tournent leur regard vers cette Communauté.
- Je suis partisan d'une Europe fédérale. Cela veut dire simplement qu'il faut que chaque patrie garde sa personnalité sur beaucoup de plans, ses lois et son gouvernement, ses instruments de souveraineté. Mais il faut aussi que cela soit inséré dans un ensemble où chacun renonce à d'importants aspects de sa souveraineté.
- QUESTION.- Supranationalité, M. Dumas a prononcé ce mot il y a quelques jours, c'est un mot qui a joué un grand rôle dans les relations franco-néerlandaises ?
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est vrai. C'est un mot qui fait peur à beaucoup. Je crois que la démarche qui consiste à avancer pas à pas, avec de temps à autre, un grand pas en avant, est la meilleure. Alors, évitons les ruptures de rythme excessives.\
QUESTION.- D'après ce qu'on peut comprendre, il y a un accord sur l'union monétaire. Par contre, l'union politique semble poser plus de problèmes. Est-ce que cette union politique ne va pas devenir quelque chose de très, très vague et de très dilué ?
- LE PRESIDENT.- J'espère que non. La discussion n'ayant pas eu lieu, je ne peux pas vous le dire. Je pense que l'union économique et monétaire pose autant de questions aux négociateurs de Maastricht que l'union politique. C'est simplement plus facile à définir. Ce sont des choses très concrètes. Une politique commune, on ne peut pas la décrire dans tous ses aspects. Ce qu'il faut, c'est inventer une bonne mécanique pour que les pays de l'Europe décident ensemble, dans de nombreux domaines de compétences, pour qu'ils offrent un front commun face aux grands problèmes qui se poseront à l'Europe. Mais la discussion a commencé. C'est quand la séance du Conseil s'ouvrira et pendant ces deux jours, qu'on connaîtra l'heure de vérité.
- QUESTION.- Donc Maastricht peut encore être une catastrophe ?
- LE PRESIDENT.- Je ne le crois pas. Moi je crois à la réussite de Maastricht, mais c'est déjà une parole imprudente. Il faut tout faire pour que Maastricht réussisse, et l'ensemble des pays qui veulent réussir Maastricht est suffisamment fort et cohérent pour que cette espérance soit justifiée.
- QUESTION.- Vous avez été à Londres en début de semaine. Est-ce que vous avez l'impression que l'Angleterre mène un combat d'arrière-garde par rapport à l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas vous le dire. Je pense qu'il existe dans le texte préparé suffisamment de clés pour permettre à la fois l'édification d'une politique étrangère commune et la préservation des intérêts nationaux le plus évidents.\
QUESTION.- Cette union politique, on se demande si elle n'est pas un petit peu illusoire. Quand on voit par exemple le drame yougoslave, les Européens, les Allemands et les Français, qui sont en général d'accord, n'ont pas l'air d'avoir les mêmes réactions, la même politique ?
- LE PRESIDENT.- C'est une question d'urgence ou non. Le principe de la reconnaissance de l'autodétermination a déjà été admis par les accords de la Charte de Paris. Un peuple qui la veut y a droit. La France souhaite que cela ne brise pas toutes les possibilités, disons d'union, de réconciliation, pouvant se développer entre les nations qui ont été longtemps associées par l'histoire, sans quoi il y aurait un émiettement de l'Europe qui serait finalement nuisible. Mais l'autodétermination et donc la souveraineté c'est un droit. Ce que la France souhaite, c'est que cette souveraineté soit reconnue puis ensuite s'exerce dans le cadre de garanties internationales.
- QUESTION.- Mais quand il y a des crises comme cela, est-ce que les Européens, Allemands, Français, Néerlandais, sont véritablement capables de se mettre d'accord ?
- LE PRESIDENT.- Je le souhaite. Pour l'instant, la Communauté s'est quand même entendue sur la manière d'agir en Yougoslavie. Si cela n'a pas abouti jusqu'alors, ce n'est pas à cause d'elle, c'est parce que les combattants ne veulent rien entendre et qu'il faudrait alors franchir une distance nouvelle en nous transformant nous-mêmes en combattants, ce qui n'est dans l'esprit de personne.
- QUESTION.- Mais l'Allemagne veut reconnaître les républiques, la France est plus réticente ?
- LE PRESIDENT.- Non, je viens de vous le dire à l'instant que sur la définition de principe du droit de souveraineté dès lors qu'un peuple s'exprime démocratiquement dans ce sens, il n'y a rien à dire. Simplement, c'est l'avènement d'un pays qui n'est pas souverain à la souveraineté £ il entre donc dans le domaine international et il faut qu'il y ait des garanties internationales, un contrôle international. Ce serait donc très bien qu'il y ait une décision communautaire qui dise : pourquoi pas la souveraineté, mais que deviennent les frontières ? Quelles sont les clauses de sauvegarde pour les minorités ? Est-ce que ces nouveaux pays s'insèrent dans le cadre des mesures de sécurité admises par tous les autres pays d'Europe, à Paris, récemment, lors du Sommet de la CSCE ? Toutes ces questions doivent être posées, cela me paraît être la moindre des choses. La reconnaissance toute simple, sans autre précision, au demeurant, changerait-elle quelque chose sur le terrain ? Est-ce que les pays qui veulent reconnaître tout de suite la souveraineté, je les comprends, auraient l'intention d'intervenir dans le conflit ? Je ne le leur recommande pas. Les interventions doivent être communautaires, c'est cela la sagesse. Et je souhaite que cela se passe ainsi. Alors, discutons, comme nous avons l'habitude de le faire, amicalement.
- Nous partons tous, presque tous, d'une histoire différente, en particulier sur les problèmes balkaniques. Dans cette région nos intérêts ont été souvent très opposés, même des guerres ont éclaté entre nous à ce propos ! On peut donc considérer qu'il faut approcher cette matière avec d'extrêmes précautions. Et les très bonnes relations, confiantes, qui existent entre l'Allemagne et la France, puisque vous parlez de nous, devraient permettre d'accomplir cet effort.\
QUESTION.- Justement, on pointe souvent le doigt sur l'Angleterre, mais en parlant avec des responsables politiques ici, en France, on a l'impression que c'est surtout l'Allemagne, cette grande Allemagne aujourd'hui unifiée, qui pose problème ? Les gens la redoutent.
- LE PRESIDENT.- L'Allemagne, en tout cas, pour les problèmes posés à Maastricht, est exactement sur la même longueur d'onde que la France. Et encore, on ne peut pas réduire à ce couple le débat communautaire ! La France s'entend très bien avec l'Allemagne et s'entend d'ailleurs bien avec la Grande-Bretagne £ mais sur ce problème communautaire, les réticences ou les réserves viennent de Londres et non pas de Bonn. Donc, il ne faut pas mélanger les questions.
- QUESTION.- Mais quand, par exemple, vous dites il faut d'abord approfondir la Communauté avant d'élargir ?
- LE PRESIDENT.- C'est dans l'esprit de tout le monde, mais seulement il y en a qui ne le disent pas !
- QUESTION.- Mais parfois on se dit : il s'agit de tisser une toile pour envelopper l'Allemagne, pour ancrer l'Allemagne au sein de l'Europe.
- LE PRESIDENT.- Peut-être, je ne sais pas. Adressez-vous à ceux qui le disent.
- QUESTION.- Parce que vous avez vécu la guerre...
- LE PRESIDENT.- ... Je n'ai aucun complexe de ce genre. Vous savez, j'ai eu l'occasion de le dire plusieurs fois, vous me pardonnerez si je me répète, mais la France connaît l'Allemagne depuis mille ans. Il y a des périodes où l'Allemagne a été une puissance considérable, impériale, dominante. Tout petit écolier de France a appris la bataille de Bouvines. C'était une victoire de Philippe Auguste, roi de France. Tout petit écolier a entendu parler de François Ier et de Charles Quint, et le moment où la France a été défaite et où Charles Quint a représenté une puissance formidable. Et puis nous avons connu deux guerres mondiales ! Et nous avons connu auparavant, pour la France, la défaite de 1870 et le Reich construit par Bismarck ! Il y a eu des bons moments, des mauvais moments, il y a eu des victoires, il y a eu des défaites, tout cela c'est l'histoire de l'Europe mais, si j'ose dire, on connaît. Eh bien, même lorsque l'Allemagne a été un pays très puissant, la France a toujours survécu !
- Après les cinquante-huit millions d'habitants en France et les soixante-dix-huit millions d'habitants en Allemagne, nous ne nous sentons pas à ce point en situation d'infériorité. Et sur le plan de notre vie quotidienne, chacun s'accorde à reconnaître que la situation économique de la France et sa capacité de développement est à l'heure actuelle particulièrement réussie dans le cadre de la Communauté. Il ne s'agit pas de se battre. Mais dans la concurrence légitime, pacifique, que nous avons engagée, nos atouts sont grands et ils arriveront, en tout cas telle est ma conviction pour la France.
- Alors, pourquoi voulez-vous que j'aie peur de l'Allemagne ?
- QUESTION.- Vous ne seriez pas le seul !
- LE PRESIDENT.- Je ne serais certainement pas le seul. Il appartient d'ailleurs aux Allemands de montrer justement aussi leur sagesse. Nous pourrions, nous aussi Français, par rapport à des pays qui sont plus petits, au sein de la Communauté, apparaître comme voulant être dominants. Le duo franco-allemand peut apparaître comme voulant entraîner toujours la Communauté, et je me réjouis qu'il l'ait entraînée, mais il faut avoir beaucoup de considération pour les autres, et donc éviter d'encourager ce genre de crainte.\
QUESTION.- Il y a un paradoxe : on voit que l'intégration européenne avance, elle avance peut-être même bien, on voit que les Néerlandais consomment de plus en plus de Beaujolais nouveau et les Français mangent de plus en plus de fromage hollandais...
- LE PRESIDENT.- En tout cas, les Hollandais ont certainement raison. Et moi j'aime bien le fromage hollandais, donc je ne m'en plaindrai pas.
- QUESTION.- Mais on voit en même temps partout en Europe l'extrême-droite, nationaliste, xénophobes, raciste qui se développe même de façon spectaculaire. Est-ce qu'il y a un rapport ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de frontières pour les idéologies. Ces idéologies se nourissent de situations qui nous sont communes.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a un rapport, à votre avis ? Est-ce que les gens ont peur de l'Europe au point de devenir...
- LE PRESIDENT.- Je le répète, ce sont des idéologies qui se fondent sur un certain nombre d'événements qui se produisent partout en Europe. On se sert, par exemple, de l'immigration pour cela, de la haine de l'étranger, en particulier, c'est un thème parmi d'autres. C'est une réalité, cette difficulté-là, à laquelle j'apporte une réponse antinomique à celle de ces mouvements d'extrême-droite.
- QUESTION.- Est-ce que c'est le grand problème des années à venir, à votre avis ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne le pense pas.
- QUESTION.- En relation avec l'immigration ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que les démocrates peuvent faire entendre à leur peuple que, tout en respectant des lois, celles qui sont les nôtres, nos pays ne soient pas simplement l'objet de désir de la part de tant de millions et de millions de pauvres gens qui souffrent là où ils sont et qui voient l'Europe comme une sorte de paradis. Naturellement, on ne peut pas faire tout et n'importe quoi. Si les clandestins méritent le respect de la loi et la protection des droits de l'homme, ils n'ont, par définition, pas de raison d'être là. Une communauté humaine a besoin de lois et ces lois doivent être respectées.
- Mais, pour tous ceux qui sont admis, il ne faut pas accepter ces campagnes d'extrême-droite, il faut les combattre. Il faut appliquer des lois dures à l'encontre de ceux qui se livrent à des actes qui froissent la conscience et qui nient les droits de l'homme et du citoyen, dont la France a fait son emblème déjà depuis deux siècles.\
QUESTION.- Quand vous étiez étudiant, vous avez vu monter l'extrême-droite...
- LE PRESIDENT.- J'ai vu cela vers 1934 jusqu'en 1938 - 1939.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a des comparaisons ?
- LE PRESIDENT.- Oui, il y a des comparaisons.
-QUESTION.- Est-ce qu'il y a lieu d'être aussi inquiet ?
- LE PRESIDENT.- Non pas inquiet, il y a lieu d'être résolu pour combattre ces maux. Pour combattre ces dangers. Finalement après tous les fascismes et les nazismes, c'est aujourd'hui tout de même la démocratie qui l'emporte. Partout, les dictatures doivent reculer. Finalement, elles ont perdu la partie. Si les extrêmes droites repartent à l'assaut, eh bien agissons de même.
- QUESTION.- De ce genre de ce sujet, il faut en parler à Maastricht. Vous pensez que c'est important de parler à un sommet de ce genre de la montée de l'extrême-droite, par exemple ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas le sujet pour l'instant. Mais enfin, je pense qu'en fondant l'Europe sur ces nouveaux traités, nous serons plus forts ensemble pour faire reculer les ennemis de la démocratie.\
QUESTION.- On a pu comprendre ces jours-ci par la presse française que la France rejoindrait plus ou moins, en partie tout au moins, l'OTAN ?
- LE PRESIDENT.- Nous sommes membres de l'Alliance atlantique, mais nous ne faisons pas partie du commandement militaire intégré, et nous n'avons pas l'intention d'y revenir. Donc, ce que vous dites est infondé.
- QUESTION.- Et même dans la situation différente d'aujourd'hui où il se passe beaucoup de choses, est-ce que la France n'aurait pas intérêt d'agir de l'intérieur justement ?
- LE PRESIDENT.- Mais nous sommes à l'intérieur ! Nous participons aux réunions politiques de l'Alliance. J'étais moi-même à Rome, il n'y a pas si longtemps. Nous ne participons pas aux délibérations militaires. Et nous n'y participerons pas davantage. Nous avons des échanges. Ce sont nos amis, nos alliés. On travaille ensemble, mais pas dans le cadre du commandement intégré.
- QUESTION.- Et c'est uniquement parce que la France a sa propre arme nucléaire ?
- LE PRESIDENT.- Cela joue beaucoup. Nous ne voulons pas que la vie de notre pays, en cas de guerre nucléaire, dont le danger s'éloigne fort heureusement, que le sort de la patrie soit remis à la décision de pays étrangers.
- QUESTION.- Ce n'est pas un tabou de politique intérieure ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ?
- QUESTION.- L'opinion pourrait mal accepter que les...
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas comment réagirait l'opinion. Ce que je sais, c'est que c'est un impératif national qui s'impose à moi et sur lequel je ne varierai pas.\
QUESTION.- On a beaucoup critiqué la présidence néerlandaise. Elle a dû corriger pas mal ses ambitions. Où a-t-elle fait fausse route ?
- LE PRESIDENT.- Je ne fais pas du tout de procès à la présidence néerlandaise. Elle a beaucoup travaillé et bien travaillé. Mais bien entendu, les dirigeants hollandais ont d'abord obéi à leurs propres objectifs et là, ils ont pu s'apercevoir que ces objectifs ne collaient pas avec les vues de plusieurs autres pays. Avec un grand sens démocratique, ils ont, sur ce plan-là, corrigé leur texte. C'est bien normal. Une présidence, cela m'est arrivé deux fois de l'exercer, cela dure six mois, ce n'est pas très long, souvent cela se passe dans des circonstances très difficiles. C'est le cas. Quand on est dans ces circonstances-là, il faut s'ajuster, et comme on travaille à douze, il faut bien s'entendre avec les onze autres.
- QUESTION.- Les Néerlandais étaient trop fédéralistes ?
- LE PRESIDENT.- Je suis fédéraliste moi-même. Je n'ai pas de reproche à faire à la direction hollandaise.\
QUESTION.- Et les relations entre la France et les Pays-Bas, même si on s'aime beaucoup, elles sont parfois teintées de chamailleries, si vous me permettez cette expression.
- LE PRESIDENT.- De temps en temps.
- QUESTION.- C'est une question de relations personnelles.
- LE PRESIDENT.- Je veux dire simplement que quand je suis arrivé à l'Elysée, il y avait un très grave contentieux qui touchait à la pollution du Rhin, dans lequel la France avait une part de responsabilité. Je me suis entendu avec votre pays, et finalement, nous sommes arrivés à un bon accord. Cela n'a pas été facile, il a fallu du temps. Très souvent, les administrations ont essayé de reprendre leurs billes, mais cela s'est fait. On n'en parle plus. Nous n'avons pas d'autres contentieux. Nous avions celui-là, le reste fait partie de la vie quotidienne. Nos diplomaties, nos intérêts ne coïncident pas toujours, mais on discute.
- QUESTION.- Au moment de la constitution de la Banque pour le développement de l'Est, nous avons été très fâchés en Hollande contre vous.
- LE PRESIDENT.- Oui, j'ai vu cela, parce que la Hollande n'a eu ni le siège, ni la présidence.
- QUESTION.- Nous étions plus fâchés contre vous que contre Mme Thatcher, d'ailleurs.
- LE PRESIDENT.- Nous nous sommes très bien entendus avec Mme Thatcher, qui préférait que le siège de la banque soit à Londres plutôt qu'à Amsterdam.
- QUESTION.- Est-ce que du coup M. Lubbers, si il se présente à la présidence de la Commission européenne, pourra compter sur votre soutien ?
- LE PRESIDENT.- Il ne m'a jamais dit qu'il était candidat !
- QUESTION.- Ce ne serait pas impossible !
- LE PRESIDENT.- On le murmure. C'est un homme de valeur pour lequel j'ai beaucoup d'estime et qui est franchement européen. C'est une bonne candidature, mais je ne peux pas engager la France comme cela, a priori.\
QUESTION.- Est-ce que je peux vous poser une dernière question indiscrète et personnelle ? On m'a dit, j'ai lu, on sait que vous êtes un grand lecteur, vous êtes un amateur de livres, on m'a dit qu'avant de vous endormir vous lisiez toujours quelques chapitres £ est-ce que l'on peut savoir quel est le livre que vous lisez en ce moment ? Est-ce que cela vous inspire quelques réflexions par rapport à l'Europe par exemple ?
- LE PRESIDENT.- Non, je dois dire que je lis en effet quelques livres d'histoire, mais qui se rapportent à d'autres siècles. Cela me repose du mien. Mais il m'arrive aussi de lire quelques livres de littérature pure. Je viens de terminer un petit roman, une longue nouvelle, qui s'appelle "Tous les matins du monde" de Pascal Quignard et que j'ai trouvé tout à fait remarquable. Mais enfin, vous êtes un petit peu indiscret !
- QUESTION.- Oui, mais les Néerlandais aiment bien lire ! Quand on connaît la lecture des autres, on les connaît !\
- LE PRESIDENT.- Je pense que c'est excessif, car la création de la Communauté elle-même et le Traité de Rome ont eu une importance décisive. D'autre part, je pense que c'es la décision, pour m'en tenir là, de 1985 ouvrant le Marché unique au 1er janvier 93, qui nous a conduits là où nous sommes maintenant. Mais c'est certainement une des dates capitales de l'histoire de la Communauté, puisqu'à la constitution de ce Marché unique entre douze pays, s'ajoutent maintenant deux traités qui visent à l'unité politique et à l'unité économique et monétaire des pays qui appartiennent à la Communauté.\
QUESTION.- Est-ce que l'Europe d'après Maastricht est l'Europe dont vous avez rêvé en 1948 quand vous étiez à La Haye, je crois, un des fondateurs du mouvement européen ?
- LE PRESIDENT.- Je participais à ce premier congrès de La Haye qui était historiquement celui qui a réuni des parlementaires ou des personnalités diverses des pays qui s'étaient combattus seulement trois ans plus tôt et dans quelles conditions ! Est-ce que j'avais dans la tête un plan suffisamment clair pour décider déjà le parcours qui a été accompli ? Non. Mais je pense que nous nous situons exactement dans l'évolution d'une pensée qui doit tendre à faire de l'Europe, pas simplement des douze pays de la Communauté, mais aussi des pays où la démocratie a triomphé, l'un des môles de la politique mondiale. L'Europe doit exister et la Communauté a été finalement l'élément porteur qui a si bien réussi que tous les autres Européens tournent leur regard vers cette Communauté.
- Je suis partisan d'une Europe fédérale. Cela veut dire simplement qu'il faut que chaque patrie garde sa personnalité sur beaucoup de plans, ses lois et son gouvernement, ses instruments de souveraineté. Mais il faut aussi que cela soit inséré dans un ensemble où chacun renonce à d'importants aspects de sa souveraineté.
- QUESTION.- Supranationalité, M. Dumas a prononcé ce mot il y a quelques jours, c'est un mot qui a joué un grand rôle dans les relations franco-néerlandaises ?
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est vrai. C'est un mot qui fait peur à beaucoup. Je crois que la démarche qui consiste à avancer pas à pas, avec de temps à autre, un grand pas en avant, est la meilleure. Alors, évitons les ruptures de rythme excessives.\
QUESTION.- D'après ce qu'on peut comprendre, il y a un accord sur l'union monétaire. Par contre, l'union politique semble poser plus de problèmes. Est-ce que cette union politique ne va pas devenir quelque chose de très, très vague et de très dilué ?
- LE PRESIDENT.- J'espère que non. La discussion n'ayant pas eu lieu, je ne peux pas vous le dire. Je pense que l'union économique et monétaire pose autant de questions aux négociateurs de Maastricht que l'union politique. C'est simplement plus facile à définir. Ce sont des choses très concrètes. Une politique commune, on ne peut pas la décrire dans tous ses aspects. Ce qu'il faut, c'est inventer une bonne mécanique pour que les pays de l'Europe décident ensemble, dans de nombreux domaines de compétences, pour qu'ils offrent un front commun face aux grands problèmes qui se poseront à l'Europe. Mais la discussion a commencé. C'est quand la séance du Conseil s'ouvrira et pendant ces deux jours, qu'on connaîtra l'heure de vérité.
- QUESTION.- Donc Maastricht peut encore être une catastrophe ?
- LE PRESIDENT.- Je ne le crois pas. Moi je crois à la réussite de Maastricht, mais c'est déjà une parole imprudente. Il faut tout faire pour que Maastricht réussisse, et l'ensemble des pays qui veulent réussir Maastricht est suffisamment fort et cohérent pour que cette espérance soit justifiée.
- QUESTION.- Vous avez été à Londres en début de semaine. Est-ce que vous avez l'impression que l'Angleterre mène un combat d'arrière-garde par rapport à l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas vous le dire. Je pense qu'il existe dans le texte préparé suffisamment de clés pour permettre à la fois l'édification d'une politique étrangère commune et la préservation des intérêts nationaux le plus évidents.\
QUESTION.- Cette union politique, on se demande si elle n'est pas un petit peu illusoire. Quand on voit par exemple le drame yougoslave, les Européens, les Allemands et les Français, qui sont en général d'accord, n'ont pas l'air d'avoir les mêmes réactions, la même politique ?
- LE PRESIDENT.- C'est une question d'urgence ou non. Le principe de la reconnaissance de l'autodétermination a déjà été admis par les accords de la Charte de Paris. Un peuple qui la veut y a droit. La France souhaite que cela ne brise pas toutes les possibilités, disons d'union, de réconciliation, pouvant se développer entre les nations qui ont été longtemps associées par l'histoire, sans quoi il y aurait un émiettement de l'Europe qui serait finalement nuisible. Mais l'autodétermination et donc la souveraineté c'est un droit. Ce que la France souhaite, c'est que cette souveraineté soit reconnue puis ensuite s'exerce dans le cadre de garanties internationales.
- QUESTION.- Mais quand il y a des crises comme cela, est-ce que les Européens, Allemands, Français, Néerlandais, sont véritablement capables de se mettre d'accord ?
- LE PRESIDENT.- Je le souhaite. Pour l'instant, la Communauté s'est quand même entendue sur la manière d'agir en Yougoslavie. Si cela n'a pas abouti jusqu'alors, ce n'est pas à cause d'elle, c'est parce que les combattants ne veulent rien entendre et qu'il faudrait alors franchir une distance nouvelle en nous transformant nous-mêmes en combattants, ce qui n'est dans l'esprit de personne.
- QUESTION.- Mais l'Allemagne veut reconnaître les républiques, la France est plus réticente ?
- LE PRESIDENT.- Non, je viens de vous le dire à l'instant que sur la définition de principe du droit de souveraineté dès lors qu'un peuple s'exprime démocratiquement dans ce sens, il n'y a rien à dire. Simplement, c'est l'avènement d'un pays qui n'est pas souverain à la souveraineté £ il entre donc dans le domaine international et il faut qu'il y ait des garanties internationales, un contrôle international. Ce serait donc très bien qu'il y ait une décision communautaire qui dise : pourquoi pas la souveraineté, mais que deviennent les frontières ? Quelles sont les clauses de sauvegarde pour les minorités ? Est-ce que ces nouveaux pays s'insèrent dans le cadre des mesures de sécurité admises par tous les autres pays d'Europe, à Paris, récemment, lors du Sommet de la CSCE ? Toutes ces questions doivent être posées, cela me paraît être la moindre des choses. La reconnaissance toute simple, sans autre précision, au demeurant, changerait-elle quelque chose sur le terrain ? Est-ce que les pays qui veulent reconnaître tout de suite la souveraineté, je les comprends, auraient l'intention d'intervenir dans le conflit ? Je ne le leur recommande pas. Les interventions doivent être communautaires, c'est cela la sagesse. Et je souhaite que cela se passe ainsi. Alors, discutons, comme nous avons l'habitude de le faire, amicalement.
- Nous partons tous, presque tous, d'une histoire différente, en particulier sur les problèmes balkaniques. Dans cette région nos intérêts ont été souvent très opposés, même des guerres ont éclaté entre nous à ce propos ! On peut donc considérer qu'il faut approcher cette matière avec d'extrêmes précautions. Et les très bonnes relations, confiantes, qui existent entre l'Allemagne et la France, puisque vous parlez de nous, devraient permettre d'accomplir cet effort.\
QUESTION.- Justement, on pointe souvent le doigt sur l'Angleterre, mais en parlant avec des responsables politiques ici, en France, on a l'impression que c'est surtout l'Allemagne, cette grande Allemagne aujourd'hui unifiée, qui pose problème ? Les gens la redoutent.
- LE PRESIDENT.- L'Allemagne, en tout cas, pour les problèmes posés à Maastricht, est exactement sur la même longueur d'onde que la France. Et encore, on ne peut pas réduire à ce couple le débat communautaire ! La France s'entend très bien avec l'Allemagne et s'entend d'ailleurs bien avec la Grande-Bretagne £ mais sur ce problème communautaire, les réticences ou les réserves viennent de Londres et non pas de Bonn. Donc, il ne faut pas mélanger les questions.
- QUESTION.- Mais quand, par exemple, vous dites il faut d'abord approfondir la Communauté avant d'élargir ?
- LE PRESIDENT.- C'est dans l'esprit de tout le monde, mais seulement il y en a qui ne le disent pas !
- QUESTION.- Mais parfois on se dit : il s'agit de tisser une toile pour envelopper l'Allemagne, pour ancrer l'Allemagne au sein de l'Europe.
- LE PRESIDENT.- Peut-être, je ne sais pas. Adressez-vous à ceux qui le disent.
- QUESTION.- Parce que vous avez vécu la guerre...
- LE PRESIDENT.- ... Je n'ai aucun complexe de ce genre. Vous savez, j'ai eu l'occasion de le dire plusieurs fois, vous me pardonnerez si je me répète, mais la France connaît l'Allemagne depuis mille ans. Il y a des périodes où l'Allemagne a été une puissance considérable, impériale, dominante. Tout petit écolier de France a appris la bataille de Bouvines. C'était une victoire de Philippe Auguste, roi de France. Tout petit écolier a entendu parler de François Ier et de Charles Quint, et le moment où la France a été défaite et où Charles Quint a représenté une puissance formidable. Et puis nous avons connu deux guerres mondiales ! Et nous avons connu auparavant, pour la France, la défaite de 1870 et le Reich construit par Bismarck ! Il y a eu des bons moments, des mauvais moments, il y a eu des victoires, il y a eu des défaites, tout cela c'est l'histoire de l'Europe mais, si j'ose dire, on connaît. Eh bien, même lorsque l'Allemagne a été un pays très puissant, la France a toujours survécu !
- Après les cinquante-huit millions d'habitants en France et les soixante-dix-huit millions d'habitants en Allemagne, nous ne nous sentons pas à ce point en situation d'infériorité. Et sur le plan de notre vie quotidienne, chacun s'accorde à reconnaître que la situation économique de la France et sa capacité de développement est à l'heure actuelle particulièrement réussie dans le cadre de la Communauté. Il ne s'agit pas de se battre. Mais dans la concurrence légitime, pacifique, que nous avons engagée, nos atouts sont grands et ils arriveront, en tout cas telle est ma conviction pour la France.
- Alors, pourquoi voulez-vous que j'aie peur de l'Allemagne ?
- QUESTION.- Vous ne seriez pas le seul !
- LE PRESIDENT.- Je ne serais certainement pas le seul. Il appartient d'ailleurs aux Allemands de montrer justement aussi leur sagesse. Nous pourrions, nous aussi Français, par rapport à des pays qui sont plus petits, au sein de la Communauté, apparaître comme voulant être dominants. Le duo franco-allemand peut apparaître comme voulant entraîner toujours la Communauté, et je me réjouis qu'il l'ait entraînée, mais il faut avoir beaucoup de considération pour les autres, et donc éviter d'encourager ce genre de crainte.\
QUESTION.- Il y a un paradoxe : on voit que l'intégration européenne avance, elle avance peut-être même bien, on voit que les Néerlandais consomment de plus en plus de Beaujolais nouveau et les Français mangent de plus en plus de fromage hollandais...
- LE PRESIDENT.- En tout cas, les Hollandais ont certainement raison. Et moi j'aime bien le fromage hollandais, donc je ne m'en plaindrai pas.
- QUESTION.- Mais on voit en même temps partout en Europe l'extrême-droite, nationaliste, xénophobes, raciste qui se développe même de façon spectaculaire. Est-ce qu'il y a un rapport ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de frontières pour les idéologies. Ces idéologies se nourissent de situations qui nous sont communes.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a un rapport, à votre avis ? Est-ce que les gens ont peur de l'Europe au point de devenir...
- LE PRESIDENT.- Je le répète, ce sont des idéologies qui se fondent sur un certain nombre d'événements qui se produisent partout en Europe. On se sert, par exemple, de l'immigration pour cela, de la haine de l'étranger, en particulier, c'est un thème parmi d'autres. C'est une réalité, cette difficulté-là, à laquelle j'apporte une réponse antinomique à celle de ces mouvements d'extrême-droite.
- QUESTION.- Est-ce que c'est le grand problème des années à venir, à votre avis ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne le pense pas.
- QUESTION.- En relation avec l'immigration ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que les démocrates peuvent faire entendre à leur peuple que, tout en respectant des lois, celles qui sont les nôtres, nos pays ne soient pas simplement l'objet de désir de la part de tant de millions et de millions de pauvres gens qui souffrent là où ils sont et qui voient l'Europe comme une sorte de paradis. Naturellement, on ne peut pas faire tout et n'importe quoi. Si les clandestins méritent le respect de la loi et la protection des droits de l'homme, ils n'ont, par définition, pas de raison d'être là. Une communauté humaine a besoin de lois et ces lois doivent être respectées.
- Mais, pour tous ceux qui sont admis, il ne faut pas accepter ces campagnes d'extrême-droite, il faut les combattre. Il faut appliquer des lois dures à l'encontre de ceux qui se livrent à des actes qui froissent la conscience et qui nient les droits de l'homme et du citoyen, dont la France a fait son emblème déjà depuis deux siècles.\
QUESTION.- Quand vous étiez étudiant, vous avez vu monter l'extrême-droite...
- LE PRESIDENT.- J'ai vu cela vers 1934 jusqu'en 1938 - 1939.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a des comparaisons ?
- LE PRESIDENT.- Oui, il y a des comparaisons.
-QUESTION.- Est-ce qu'il y a lieu d'être aussi inquiet ?
- LE PRESIDENT.- Non pas inquiet, il y a lieu d'être résolu pour combattre ces maux. Pour combattre ces dangers. Finalement après tous les fascismes et les nazismes, c'est aujourd'hui tout de même la démocratie qui l'emporte. Partout, les dictatures doivent reculer. Finalement, elles ont perdu la partie. Si les extrêmes droites repartent à l'assaut, eh bien agissons de même.
- QUESTION.- De ce genre de ce sujet, il faut en parler à Maastricht. Vous pensez que c'est important de parler à un sommet de ce genre de la montée de l'extrême-droite, par exemple ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas le sujet pour l'instant. Mais enfin, je pense qu'en fondant l'Europe sur ces nouveaux traités, nous serons plus forts ensemble pour faire reculer les ennemis de la démocratie.\
QUESTION.- On a pu comprendre ces jours-ci par la presse française que la France rejoindrait plus ou moins, en partie tout au moins, l'OTAN ?
- LE PRESIDENT.- Nous sommes membres de l'Alliance atlantique, mais nous ne faisons pas partie du commandement militaire intégré, et nous n'avons pas l'intention d'y revenir. Donc, ce que vous dites est infondé.
- QUESTION.- Et même dans la situation différente d'aujourd'hui où il se passe beaucoup de choses, est-ce que la France n'aurait pas intérêt d'agir de l'intérieur justement ?
- LE PRESIDENT.- Mais nous sommes à l'intérieur ! Nous participons aux réunions politiques de l'Alliance. J'étais moi-même à Rome, il n'y a pas si longtemps. Nous ne participons pas aux délibérations militaires. Et nous n'y participerons pas davantage. Nous avons des échanges. Ce sont nos amis, nos alliés. On travaille ensemble, mais pas dans le cadre du commandement intégré.
- QUESTION.- Et c'est uniquement parce que la France a sa propre arme nucléaire ?
- LE PRESIDENT.- Cela joue beaucoup. Nous ne voulons pas que la vie de notre pays, en cas de guerre nucléaire, dont le danger s'éloigne fort heureusement, que le sort de la patrie soit remis à la décision de pays étrangers.
- QUESTION.- Ce n'est pas un tabou de politique intérieure ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ?
- QUESTION.- L'opinion pourrait mal accepter que les...
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas comment réagirait l'opinion. Ce que je sais, c'est que c'est un impératif national qui s'impose à moi et sur lequel je ne varierai pas.\
QUESTION.- On a beaucoup critiqué la présidence néerlandaise. Elle a dû corriger pas mal ses ambitions. Où a-t-elle fait fausse route ?
- LE PRESIDENT.- Je ne fais pas du tout de procès à la présidence néerlandaise. Elle a beaucoup travaillé et bien travaillé. Mais bien entendu, les dirigeants hollandais ont d'abord obéi à leurs propres objectifs et là, ils ont pu s'apercevoir que ces objectifs ne collaient pas avec les vues de plusieurs autres pays. Avec un grand sens démocratique, ils ont, sur ce plan-là, corrigé leur texte. C'est bien normal. Une présidence, cela m'est arrivé deux fois de l'exercer, cela dure six mois, ce n'est pas très long, souvent cela se passe dans des circonstances très difficiles. C'est le cas. Quand on est dans ces circonstances-là, il faut s'ajuster, et comme on travaille à douze, il faut bien s'entendre avec les onze autres.
- QUESTION.- Les Néerlandais étaient trop fédéralistes ?
- LE PRESIDENT.- Je suis fédéraliste moi-même. Je n'ai pas de reproche à faire à la direction hollandaise.\
QUESTION.- Et les relations entre la France et les Pays-Bas, même si on s'aime beaucoup, elles sont parfois teintées de chamailleries, si vous me permettez cette expression.
- LE PRESIDENT.- De temps en temps.
- QUESTION.- C'est une question de relations personnelles.
- LE PRESIDENT.- Je veux dire simplement que quand je suis arrivé à l'Elysée, il y avait un très grave contentieux qui touchait à la pollution du Rhin, dans lequel la France avait une part de responsabilité. Je me suis entendu avec votre pays, et finalement, nous sommes arrivés à un bon accord. Cela n'a pas été facile, il a fallu du temps. Très souvent, les administrations ont essayé de reprendre leurs billes, mais cela s'est fait. On n'en parle plus. Nous n'avons pas d'autres contentieux. Nous avions celui-là, le reste fait partie de la vie quotidienne. Nos diplomaties, nos intérêts ne coïncident pas toujours, mais on discute.
- QUESTION.- Au moment de la constitution de la Banque pour le développement de l'Est, nous avons été très fâchés en Hollande contre vous.
- LE PRESIDENT.- Oui, j'ai vu cela, parce que la Hollande n'a eu ni le siège, ni la présidence.
- QUESTION.- Nous étions plus fâchés contre vous que contre Mme Thatcher, d'ailleurs.
- LE PRESIDENT.- Nous nous sommes très bien entendus avec Mme Thatcher, qui préférait que le siège de la banque soit à Londres plutôt qu'à Amsterdam.
- QUESTION.- Est-ce que du coup M. Lubbers, si il se présente à la présidence de la Commission européenne, pourra compter sur votre soutien ?
- LE PRESIDENT.- Il ne m'a jamais dit qu'il était candidat !
- QUESTION.- Ce ne serait pas impossible !
- LE PRESIDENT.- On le murmure. C'est un homme de valeur pour lequel j'ai beaucoup d'estime et qui est franchement européen. C'est une bonne candidature, mais je ne peux pas engager la France comme cela, a priori.\
QUESTION.- Est-ce que je peux vous poser une dernière question indiscrète et personnelle ? On m'a dit, j'ai lu, on sait que vous êtes un grand lecteur, vous êtes un amateur de livres, on m'a dit qu'avant de vous endormir vous lisiez toujours quelques chapitres £ est-ce que l'on peut savoir quel est le livre que vous lisez en ce moment ? Est-ce que cela vous inspire quelques réflexions par rapport à l'Europe par exemple ?
- LE PRESIDENT.- Non, je dois dire que je lis en effet quelques livres d'histoire, mais qui se rapportent à d'autres siècles. Cela me repose du mien. Mais il m'arrive aussi de lire quelques livres de littérature pure. Je viens de terminer un petit roman, une longue nouvelle, qui s'appelle "Tous les matins du monde" de Pascal Quignard et que j'ai trouvé tout à fait remarquable. Mais enfin, vous êtes un petit peu indiscret !
- QUESTION.- Oui, mais les Néerlandais aiment bien lire ! Quand on connaît la lecture des autres, on les connaît !\