31 mai 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la nouvelle Europe en construction, la nécessité de relancer le débat politique et de lutter contre l'injustice, à l'hôtel de ville de Grenoble le 31 mai 1991.

Monsieur le maire, je vous remercie de votre accueil, et je vous remercie de vos propos. Il y a six ans en effet j'étais déjà dans cette mairie. J'y étais venu dans les mêmes dispositions. C'était le devoir du Président de la République que d'aller rendre visite, au sein de la maison commune, aux élus de la République. A quoi s'y ajoute, bien entendu, l'approche que j'ai, même imparfaite, du département de l'Isère, de la ville de Grenoble, l'intérêt considérable que ce département et cette ville représentent dans l'ensemble de la nation française : une grande histoire, une population vive, laborieuse, intelligente. S'y ajoute également le goût que j'ai personnellement de rencontrer les uns, les autres, sans distinction particulière, quant aux choix politiques ou idéologiques de toute sorte, tant il est important de préserver des zones où le dialogue reste possible, démonstration que vous faites à mon égard, pour la deuxième fois et je vous en remercie.
- Vous disiez à l'instant : "quelle est donc cette époque où nous sommes ?" Mais tout simplement, monsieur le maire - et je pourrai dire monsieur le ministre puisque je vous ai connu aussi à ce titre mais enfin, là, nous sommes à l'hôtel de ville de Grenoble - tout simplement une époque qui été faite ou défaite par deux guerres mondiales. Ce n'est pas rien. Les deux plus grandes guerres de l'histoire de l'humanité, à vingt ans de distance, guerres dans lesquelles la France occupa sa place et fut même parfois au centre des opérations ou bien des ambitions. Deux guerres mondiales, leurs cortèges de morts, de misères, de désastres de toutes sortes. La chute de plusieurs empires, la chute des empires coloniaux. L'on connaissait l'Europe tout à fait différente quand elle disposait de comptoirs et de colonies sur toute la surface de la planète, avec des ressources prises aux autres qui venaient compenser les manques de nos propres investissements.
- Deux guerres mondiales, la fin des empires coloniaux, mais aussi la troisième révolution industrielle, la troisième en un siècle. Si la vapeur n'a pas fini de jouer son rôle, l'électricité bat son plein mais l'électronique est là. C'est donc une révolution technologique considérable où la science a poussé la science, les esprits se sont éveillés, la connaissance et la maîtrise de la matière - pas assez cependant pour rassurer le destin des individus - l'apprentissage de la nature menacée pas de vastes destructions. Voilà bien des guerres, des révolutions, des transformations tandis que naît sous nos yeux - je veux dire pour la génération à laquelle j'appartiens - avant de disparaître sous les mêmes yeux des mêmes générations, l'une des plus grandes révolutions porteuse de l'une des plus grandes idéologies qu'on eût connues à travers les temps.\
L'on peut y ajouter les progrès de la démographie : un monde peuplé d'un genre humain qui va de milliard en milliard, et avec une annonce de progression géométrique. Pas partout, ce qui ajoute au déséquilibre. Pas en Europe, pas chez nous, bien que nous soyons l'un des deux pays de l'Europe qui assurent leur permanence par le renouvellement des générations, l'un des deux seuls.
- Et l'on ne doit pas oublier les conséquences de cette révolution qui arrive à sa fin et qui, d'un seul coup, libère l'Europe où nous sommes de ses anciennes entraves. Nous avons connu depuis bientôt un demi-siècle, une Europe sous tutelle, sous tutelle des deux principales puissances qui se partageaient tous les systèmes, politique, économique, social et même culturel £ qui se partageaient la géographie du continent. Et, l'on s'en est à peine aperçu, je ne sais pourquoi cela est resté un peu indifférent à l'attention de bien des commentateurs, c'est l'année dernière à Paris qu'a été signé l'acte majeur de réconciliation des deux parties de l'Europe, l'engagement d'une réconciliation que l'on espère durable : la fin de l'Europe de Yalta. Pourra-t-on dire un jour que c'est l'Europe de Paris qui s'est substituée à l'Europe de Yalta ? En tout cas il n'y a plus de barrières, il reste des différences sensibles encore sans aucun doute. Tous ces pays n'ont pas atteint au stade de la démocratie telle que nous la concevons sur une base pluraliste, l'expression libre de suffrage universel, et le respect des opinions. Mais c'est l'Europe tout entière qui désormais communique, parle, se rencontre et s'organise.\
Entre temps, est née la Communauté européenne de douze Etats, qui rassemble trois cent quarante millions d'habitants, qui est la première puissance commerciale du monde, et qui pourrait être, pour peu qu'elle le voulût, la première puissance industrielle, la première puissance technologique et par là même la première puissance politique. Ce n'est pas ce à quoi nous aspirons. Au moins aspirons-nous à prendre part aux décisions qui engagent la vie de l'humanité. Et l'Europe s'y prépare, soit sur le plan communautaire qui dispose d'une structure stricte, exigeante, contraignante, en même temps qu'elle est profitable à chacun de ses membres, soit avec la structure qui se dessine, celle de l'Europe continentale, comme je le dis souvent, de l'Europe revenue dans son histoire et sa géographie.
- Tout cela se passe sous nos yeux. Nous le vivons, et l'on ne voudrais pas que cela ait des conséquences ? La machine s'est substituée aux muscles de l'homme et se substitue désormais à son jugement et à son intelligence - enfin elle peut le faire, avec le concours de l'homme, n'exagérons pas la chose - et on voudrait qu'il n'y eût pas de conséquence ! La conséquence est un grand trouble. L'Europe est libérée des systèmes qui l'opprimaient. Elle a conquis la liberté. En même temps que la liberté, elle a retrouvé l'instabilité, le désordre, le doute d'elle-même. C'était commode, l'Europe à moitié soviétique et à moitié américaine, l'équilibre de la terreur et de la bombe atomique, c'était de tout repos si je puis dire ! Mais l'Europe d'aujourd'hui, puisqu'elle est libre, cela comporte pour nos sociétés comme pour l'individu un prix à payer. L'homme est libre, ce prix vaut la peine, il faut le payer. Mais quelle somme d'efforts d'espoir et de déceptions, d'amertume et de joies ! Voilà un monde bouleversé. Dans ce monde bouleversé, comment pourrait-il y avoir une zone de tranquillité où il ne se passerait rien et où l'on pourrait vivre aisément à l'abri du moindre courant d'air. il y a beaucoup de courants d'air et même quelques cyclones, aujourd'hui dans notre ciel. Faut-il s'en plaindre ? J'estime que non. C'est très intéressant, cela donne aux générations actuelles une responsabilité qui peut les exalter, qui doit les mobiliser. Cela restitue un sens aux luttes idéologiques qui sont saines en soi dès lors qu'elles ne deviennent pas des systèmes fermés. C'est de l'intérêt de la vie, de la conquête des choses et peut-être aussi de la conquête de soi-même. Cela oblige à réfléchir, en même temps que constamment il faut réviser les données sur lesquelles on raisonnait la veille. Puisque rien n'est semblable, il faut bien que nos intelligences et que nos raisonnements, peut-être même nos sensibilités, se transforment.\
Je vous concède, monsieur le maire, que rien de tout cela n'est facile. Et je peux le mesurer, croyez-moi mieux que personne. Rien n'est facile et cela ne m'ôte en rien les certitudes qui m'habitent. Oh, quelques-unes car bien d'autres sont mises à mal, bien d'autres, de caractères de toutes sortes ! La principale c'est l'injustice. Vous avez dit quelque chose de très important : "est-ce que l'ennemi, ça ne serait pas l'injustice ?" permettez-moi de vous dire que c'est parce que certains en avaient déjà la perception au début de l'ère industrielle qu'ils ont voulu à leur manière, selon leur explication du moment, les instruments et les appréciations qui étaient les leurs, corriger l'injustice.
- Il y a, c'est vrai dans la vie politique, toujours deux groupes d'intelligence. Ceux qui préfèrent garder ce qui est parce que c'est plus sûr et que cela présente des avantages car, dans ce qui est, existent aussi beaucoup de bonnes choses. Et ceux qui pensent que cela ne suffit pas, parce que les besoins se transforment, les exigences se démultiplient et les injustices s'accroissent. A partir de là il y a ceux qui préfèrent garder les choses comme elles sont et puis ceux qui préfèrent les changer. Et encore c'est peut-être trop caricatural. Il existe bien des femmes et bien des hommes qui préfèrent garder ce qui est, tout en retouchant ce qui leur parait exagérément contraire au progrès, et puis il y a ceux qui veulent que cela change, tout en sachant fort bien que, dans l'héritage permanent que l'on se passe de siècle en siècle, l'une de nos richesses est de préserver l'acquis de l'humanité. Allez vous débrouiller avec tout ça, et faites vos choix, mesdames et messieurs !
- Au demeurant, j'ai l'impression que ces choix sont déjà faits. Je n'entends pas peser sur eux, j'essaie simplement d'expliquer : si demain il y avait un large rassemblement de tous ceux qui entendent lutter contre les injustices, alors il resterait sans doute encore à l'intérieur de cette famille un certain nombre de distinctions - il y en a toujours à l'infini je peux vous le dire ! Il y aurait ceux qui pensent que l'injustice peut se corriger par de bonnes dispositions d'esprit, d'excellents sentiments, une vigilance constante pour corriger là où l'on se trouve les inégalités et les injustices. Et puis ceux qui pensent que cette bonne volonté n'est pas suffisante, qu'il faut également retoucher les structures de la société car si on ne les retouche pas, eh bien les injustices dont vous vous plaignez, celles dont je me plains, se perpétueront.\
C'est là que se situe le débat entre ceux qui ont un esprit que j'appellerai de progrès. On ne fait qu'amorcer une discussion qui n'aura pas, croyez-moi, sa réponse définitive, cet après-midi entre 16h00 et 16h30 dans la mairie de Grenoble. Mais il est très important que cette discussion ait lieu partout, qu'elle se prolonge, que la vie civique s'aiguise, que un peu partout l'on reprenne goût à la chose publique. Quand je rencontre des adversaires politiques - et je n'en manque pas ! - moi, cela me fait plutôt plaisir, dans la mesure où ils gardent un peu raison £ enfin beaucoup la gardent et les autres ne sont pas intéressants. Cela m'intéresse beaucoup de pouvoir discuter, parce que nous sommes ensemble. La démocratie, nous la faisons. C'est de notre dialogue, fût-il aigu, que naît la vie républicaine. Il faut l'entretenir à tout prix, il faut éviter les excès ou les sectarismes qui l'empêcheraient. Mais il faut avoir, comment dirais-je, l'orgueil de ce que l'on est, et je crois, moi, toujours à la victoire de ceux qui croient dans ce qu'ils croient et pas simplement à une vague apparence, circonstance, ou émotion. Il faut qu'il y ait véritablement combat des idées et que tous ceux qui peuvent peser sur l'accroissement des injustices ou au contraire sur leur réduction, que tous ceux-là engagent un grand dialogue, quelque fois fracassant, afin de passionner les masses et de mobiliser un pays comme le nôtre - croyez-moi, il s'en portera mieux ! - plutôt que de mettre de côté ce que l'on a en soi-même de plus fort, et je crois de meilleur, par un souci qui comporte aussi ses vertus mais qui finirait par annihiler la vie profonde d'une République.\
Seulement voilà il est des lois communes, il est des vertus, des valeurs communes. Il est des intérêts supérieurs - quelques-uns, pas beaucoup mais quelques-uns - ceux-là dépassent tout. A partir de là quand on les rencontre, et je suis là parfois pour les rappeler - c'est ma fonction, pour l'instant -, alors il faut demander aux Françaises et aux Français de savoir dépasser leurs querelles pour servir leur pays. C'est le cas actuellement dans l'approche de 1993, dans l'approche de ce marché unique où nous allons nous trouver, nous, cinquante-huit millions de Français dans cette masse de trois cent quarante millions que j'évoquais il y a un instant, sans frontières, sans barrières, sans protections. Sans autre protection que ce que nous avons en nous-mêmes. Nous sommes capables de créer. Voilà un bel enjeu, qui ne justifiera pas que nous multipliions les disputes, les désunions, surtout si la majorité des Français - et je suis sûr que tel est le cas - souhaite qu'à travers la cause de la France, l'emporte la cause de la justice. C'est cette Europe-là qui se prépare. Elle présente des inconvénients et des dangers. Mais s'isoler, ne pas la faire, serait bien pire. Faut-il choisir simplement entre des inconvénients, on dit que c'est la définition de la politique et je l'ai très souvent éprouvé. Mais ce serait vraiment rabattre le débat, ce n'est pas simplement cela, c'est aussi choisir entre des routes au bout desquelles l'on souhaite trouver repos et lumière. Avoir fait quelques mètres sur cette route-là justifie une vie plutôt que d'avoir posé le sac, là, au bord de la route ou d'avoir tourné le dos.\
Monsieur le maire, ce que vous me disiez me montre bien que vous n'avez pas posé le sac. Et qu'à votre façon et selon vos conceptions, vous voulez poursuivre une démarche que vous avez d'ailleurs fort bien définie. Je pourrais en dire autant même si je ne dis pas la même chose. Je suis venu prendre part au congrès de la mutualité, c'est la quatrième fois que j'assisterai à un congrès de cette sorte, c'est dire que cela m'intéresse et que je me reconnais très aisément dans ce milieu qui est un milieu d'un rare désintéressement. Voilà un bon exemple et, dans l'Europe que nous sommes en train de construire, c'est au fond la mission que j'ai donnée - d'ailleurs je vous l'ai dit - au nouveau gouvernement et à Mme le Premier ministre. Eh bien voilà, il faut gagner ! Pour gagner il faut se donner les moyens. Ces moyens sont d'ordre économique, d'ordre industriel, d'ordre social - cohésion sociale, lutte contre les injustices - et sont d'ordre culturel, éducatif. Limitons, si je puis dire, notre objectif à ces charges-là. Je dis limiter parce qu'il y a bien d'autres choses à faire, mais pour ce combat-là, cherchons à être les meilleurs ou parmi les meilleurs.
- Et quand nous nous trouverons dans ce nouvel ensemble - que nous avons commencé de connaître depuis maintenant longtemps, c'est-à-dire depuis 1957 avec la signature du traité de Rome, mais il s'agit désormais de bien autre chose - alors je suis sûr que les Français sentiront ce double besoin d'affirmer ce qu'ils sont, d'être dignes de la grandeur de leur histoire et de justifier leurs ambitions en même temps que leurs espérances, tout en participant à une oeuvre plus vaste encore avec les Européens qui nous accompagnent par des vertus de la géographie depuis l'origine des temps, enfin depuis qu'il existe en tout cas des continents reconnus, habités par des femmes, par des hommes, et que s'y sont bâties des civilisations. Ces civilisations nous rapprochent, en dépit des différences, nous avons donc beaucoup de travail devant nous. Beaucoup de travail exaltant. Au fond c'est triste de vieillir puisqu'on ne le fera pas. L'on ne fera qu'un tout petit bout de chemin, c'est un peu triste. Enfin, un peu de philosophie nous apprend que ce qui est important ce n'est pas de vieillir et de passer, c'est que d'autres assument la suite, prennent en charge l'histoire, en l'occurence réalisent ce qui n'aura pas été rempli auparavant, le combat pour la justice.\