19 avril 1991 - Seul le prononcé fait foi
Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le processus de démocratisation de la Roumanie et sur l'Europe et la confédération européenne, Bucarest, le 19 avril 1991.
Monsieur le Président,
- Mesdames et messieurs,
- Il s'agit bien de la première visite d'un chef d'Etat en Roumanie depuis le mois de décembre 1979 et c'est aussi ma première visite en tant que Président de la République française. Je suis très flatté d'avoir été invité par vous-mêmes et de m'adresser aux représentants du peuple roumain. Je ressens comme un honneur cette occasion rare qui m'est aussi offerte de m'adresser par vous au peuple roumain tout entier.
- J'imagine aisément l'ampleur de votre tâche alors que vous êtes au début de temps nouveaux, après une si longue période pendant laquelle il était impossible d'imaginer un véritable état de droit. Vous devez élaborer une Constitution qui traite de tous les points essentiels, indispensables à l'avènement d'une véritable démocratie. Les critères en sont simples à définir : le peuple s'exprime par le suffrage universel, il élit et doit élire librement ses représentants. Les relations entre l'exécutif et le législatif ainsi que le judiciaire relèvent d'une tradition matériellement constante dans toutes les démocraties que nous, en tout cas, connaissons. Quel type de relations exactes entre le chef de l'exécutif et le chef de l'Etat s'il n'est pas lui-même chef de l'exécutif ? Là, les variantes sont multiples selon que vous vous intéressiez à tel ou tel exemple historique. Vous avez à voter des lois qui vont engager l'avenir, il vous faut transformer les structures de votre économie - et cela ne doit pas être le plus simple - certaines habitudes de penser et d'agir, mais là aucune loi ne peut décider pour que le peuple roumain sache qu'il va vers un point d'équilibre des différentes régions de Roumanie, des groupes socio-professionnels, des choix spirituels, des valeurs intellectuelles, des intérêts de la campagne et de la ville, et de l'ensemble des protections sociales qui vont de l'enfance jusqu'à l'âge avancé, la protection des exclus traditionnels de toutes nos sociétés, des plus pauvres et des handicapés.
- Voilà un bien vaste chantier, mais je ne suis pas venu vous donner de leçon, je ne m'en sentirai pas le droit. Chaque expérience politique correspond à des stades de l'histoire, et votre histoire n'est pas identique à la nôtre. Vous êtes maîtres de vos choix, mais il existe des orientations universelles du droit même si elles ne sont pas reconnues partout. On sait de toute façon ce qu'est le manque de liberté. On ne peut se tromper sur un régime totalitaire. Les libertés ont été exprimées, il y a un peu plus de deux siècles, à partir de la France, et nous les connaissons par coeur, même et surtout quand elles nous manquent. Et puis à travers le XIXème et le XXème siècles et l'avènement de la révolution industrielle, il a fallu considérer que les libertés individuelles offertes à chaque individu n'étaient pas suffisantes et qu'il convenait de fonder un droit social protégeant les collectivités, les groupes dans le grand conflit d'intérêts qui existe dans toute société humaine.
- Je pense que vous trouverez la force intellectuelle et spirituelle dans quelques grands exemples de votre histoire qui n'en est pas avare. L'affirmation de votre indépendance, la résistance nationale plusieurs fois nécessaire, des libérations historiques répétées et la résistance à l'oppression, tout cela compose une substance qui doit désormais caractériser les recherches du peuple roumain. Moi, je n'oublie pas ceux qui ont vu cette double résistance à l'ennemi de l'extérieur et au pouvoir absolu de l'intérieur.\
Un écrivain philosophe essayiste français qui fut le maître à penser de plusieurs générations au premier tiers de ce siècle, Alain, a écrit "penser c'est dire non". Il ne faut pas exagérer !... Mais c'est une indication de tendance, une affirmation du refus des conformismes ou des pouvoirs illégitimes. Je crois bien que les Roumains n'ont jamais cessé de penser et qu'ils ont été assez nombreux à pratiquer la formule d'Alain. Penser cela voulait dire non. Espérons que le moment va venir, si ce n'est déjà fait, où penser voudra dire "oui".
- Au cours de ma visite, j'ai pu avoir des entretiens avec les autorités de votre pays, avec des représentants de l'opposition parlementaire, avec des "intellectuels", bien que j'aie toujours considéré étrange cette distinction. On peut être parlementaire et intellectuel par exemple !... Mais il faut se dire aussi qu'on peut être intellectuel et pas toujours parlementaire.. Vous ne portez pas tous le même jugement sur les faits contemporains, ce serait anormal et même inquiétant. On ne doit pas non plus établir comme règle qu'il faut toujours penser différemment des autres.
- Bref, le chemin est encombré, comme vous voyez. Et l'on ne peut trouver son orientation qu'en restant ferme sur quelques principes : l'Etat de droit, la démocratie telle que je l'ai entendue définie hier soir par M. le Président de la République. Ces principes sont des références, ils ne sont jamais et nulle part intégralement appliqués. Il s'agit d'une démarche constante, d'un effort continu, d'un contrôle obsédant. Tout homme est divisé en lui-même, une société l'est aussi. Et la réussite institutionnelle consiste à rapprocher autant qu'il est possible chaque citoyen d'un état dans lequel, quand même, il se retrouve en retrouvant les principes fondamentaux.\
Je sais qu'un travail considérable a été accompli : les libertés se mettent en place, le système de l'instruction se modifie, le code de procédure pénale est amendé, le contentieux administratif institué, l'administration pénitentiaire transférée de la compétence du ministère de l'intérieur à celle du ministère de la justice. Tout cela c'est une oeuvre qui se bâtit ici même chaque jour. Et si j'en juge par le calendrier, vous n'en avez pas fini.
- Croyez-moi, mesdames et messieurs le plus tôt sera le mieux à la condition de donner le temps nécessaire à la réflexion et au dialogue. De cela vous êtes seuls juges. Il y a quelques jours deux de vos journaux m'ont demandé un entretien. Ils m'ont appris qu'il y avait 1400 organes de presse en Roumanie. Il paraît que le ton y est très libre, assez vif même, voire polémique. Croyez-moi, mesdames et messieurs, j'y suis moi-même très habitué et on s'aperçoit finalement que s'établit une sorte d'équilibre et que le peuple ne se laisse pas emporter aussi aisément que l'on pourrait le croire car il existe instinctivement un sens de l'histoire dans l'esprit du plus simple, du plus pauvre, du moins informé. Il faut compter sur les vertus d'un peuple. Sans elles vous ne pourriez rien, nous ne pourrions rien, ici comme ailleurs.
- J'aperçois qu'une direction est prise, celle qui m'a permis de venir vous voir, puisque pendant neuf ans j'ai dû à mon grand regret décliner les invitations qui m'avaient été adressées pour qu'il n'y ait pas de confusion. J'imagine aisément vos difficultés matérielles. C'est vrai que tout passe aussi par l'économie, et qu'après un système, sans vouloir vous peiner, que j'appellerai délabré, la tâche est immense pour parvenir à réformer, à réveiller l'initiative, à rétablir les grands circuits nationaux et internationaux qui vous permettront de franchir des étapes qui vous conduiront vers une prospérité suffisante pour restituer à chaque citoyen ce qui lui est dû.
- Cela aussi c'est une recherche constante et que de fois je dois m'interroger sur ce qui se passe dans mon propre pays ! C'est pourquoi, j'ai suivi avec intérêt la mise en place de votre réforme économique, des textes adoptés sur les sociétés commerciales, l'accueil des investissements étrangers. Vous entamiez la deuxième phase, la difficile libération des prix, il y a quelques semaines. Quel problème aussi que celui de la propriété de la terre après tant d'années où le système était fondamentalement différent ! Je suppose que nombreux sont les Roumains qui souhaitent que l'on aille plus vite. C'est vrai, l'on ne va jamais trop vite ! Mais il faut tout de même savoir que la marche vers la démocratie ne dépendra pas seulement de la volonté qu'on en a mais aussi de la connaissance des réalités et de l'évolution des mentalités.\
La France qui a célébré il y a deux ans le bicentenaire de la Révolution et de la Déclaration des Droits de l'Homme, en a connu les soubresauts, les avancées et les reculs. Elle a connu de longues périodes de totalitarisme. Je souhaite le courage et l'intelligence nécessaires au peuple roumain pour préserver l'acquis considérable de moins de dix-huit mois et poursuivre hardiment dans cette direction.
- On m'a dit que vous deviez retourner devant vos électeurs : on y retourne toujours un jour ou l'autre dans une démocratie. Mais votre mission est claire et je suppose que vous devez éprouver une certaine fierté devant cette tâche immense qui consiste à établir les fondements de la démocratie et les fondements du futur. En tous cas je vous souhaite bonne chance.
- J'ai dit hier soir à M. le Président Iliescu que mon pays souhaitait pouvoir vous aider chaque fois que cela serait utile. Nous ne disposons pas de tous les moyens que nous aimerions, mais nous pouvons agir. Je crois que nous avons répondu dès les tous premiers jours, je dirai même dès les premières heures à l'appel de la Roumanie. Plusieurs actions de coopération ont été engagées.
- Et sur un autre plan aussi important que les autres, nous nous sommes attachés, nous Français, à rétablir une évidence, la Roumanie est en Europe. C'est une vérité aussi simple que l'oeuf de Christophe Colomb et pourtant il faut le répéter sans cesse : à l'Europe, à la France en particulier vous avez beaucoup apporté dans le passé, dans le présent. Je dirai même que je ressens profondément, au moment où je m'adresse à vous, l'évocation de ces noms de ma propre jeunesse, Tristant Tzara et le surréalisme £ Brancusi qui s'est inspiré de la culture du bois de l'Olténie et qui est à l'origine de l'un des grands courants de la sculpture moderne. Chez nous, Ionesco a bouleversé la manière de considérer le théâtre, Brassaï la photographie, Eliade l'histoire des religions. Nous avons vu arriver une princesse Brancovan devenue Anna de Noailles £ sont venus chez nous Enesco et Cioran. Si la célébrité de Sergiu Celibidache et Eleana Cotrubas, de Dinu Lipatti et Clara Haskil, en passant par Radu Lupu, est universelle, qui sait que les mathématiciens et les médecins roumains, en dépit de nombreuses années d'isolement, comptent parmi les meilleurs du monde ?\
Tout cela fait partie de notre civilisation commune. Elle remonte loin, tout le monde le sait. Encore faut-il que cette tradition reste vivante. Nous sommes du même continent, nous relevons de la même civilisation, nous devons appartenir au même avenir et rechercher au-delà des différences d'identités des formes d'expression suffisamment communes pour que l'Europe prenne forme, cette Europe dont je vous parle, celle à laquelle j'appartiens, l'Europe de la Communauté, douze pays, 340 millions d'habitants, la première puissance commerciale du monde qui pourrait être, si elle disposait - et nous y travaillons - d'une volonté politique, la première puissance économique et technique et qui n'est pas dépourvue de moyens culturels. Et cette Europe-là, ce n'est pas seulement les quotas laitiers, même s'ils sont nécessaires, ce n'est pas simplement des contingents d'acier ou des tonnes de beurre. Il y a une forme de génie dont nous sommes ensemble porteurs, Edgard Morin écrivait que ce génie européen était fait de "la rencontre féconde des diversités, des antagonismes et des complémentarités". Diversités, antagonismes, complémentarités, il me semble que vous n'en manquez pas.
- Quelle Europe voulons-nous construire ? On a d'abord cherché celle de la sécurité à partir de l'acte final d'Helsinki.
- Les documents adoptés dans le cadre de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, la Charte de Paris, tout cela date de l'an dernier. Je me souviens d'avoir siégé et présidé un moment, puisque c'était dans notre capitale, le rendez-vous le plus étonnant des temps modernes. Après deux guerres mondiales qui ont déchiré l'Europe et la rupture politique, économique, sociale, spirituelle qui a présidé à la coupure de l'Europe en deux, nous étions tous là, trente-quatre pays dont trente-deux d'Europe, les ennemis de la veille et de l'avant veille qui ont fait le serment de ne plus se combattre, qui ont cherché à dépasser leurs pactes de sécurité pour n'en avoir plus qu'un. J'y ai rencontré là tous les dirigeants de l'Europe actuelle, n'est-ce pas, monsieur le Président ? Nous avons vécu là un moment inoubliable. Est-ce qu'on le sait assez en Roumanie et partout en Europe ? C'est pourtant dans ce cadre que devront être résolus le problème de la paix et des problèmes infiniment compliqués, comme celui des minorités qui doivent voir garantir leur droit à leur identité, sans quoi il n'est pas de démocratie, en évitant l'éclatement des Etats et les limites actuelles sans quoi tout risque d'être à nouveau bouleversé.
- Alors je vous dirai simplement qu'il me semble que ces difficultés doivent toujours être réglées "par le haut" et non pas "par le bas". Il faut la définition, dans toute l'Europe, d'un ensemble de droits, notamment culturels, qui fassent que chacun se sente bien là où il vit.
- L'Europe c'est aussi la solidarité économique. Ce sont des programmes qui relèvent des Communautés européennes auxquels vous commencez d'avoir accès. Nous avons mis en marche un certain nombre de dispositions. La Communauté européenne et la Roumanie travaillent désormais ensemble. Elles doivent développer ces relations nouvelles. Il faudra le plus tôt possible que vous disposiez d'un traité d'association avec la Communauté européenne et après avoir franchi des étapes difficiles, pourquoi ne serions-nous pas unis dans le même ensemble institutionnel ?\
Je sais bien que l'adhésion, d'ici longtemps, à la Communauté suppose des contraintes qui seraient insupportables. J'ai moi-même souhaité au cours d'une allocution qui s'adressait aux Français l'idée d'une Confédération européenne où tous les Etats d'Europe se retrouveraient à égalité de droit et de dignité. Il y a des pays plus pauvres et des pays plus riches, c'est déjà le cas au sein de la Communauté européenne des Douze. Mais chacun a le même droit, dispose du même veto. Et cela marche. Pourquoi ne pas élargir cette conception dans des structures moins contraignantes, au plan de l'Europe tout entière, dès lors que les Etats dont je vous parle sont des Etats démocratiques. Cette idée de Confédération européenne sera traitée au mois de juin à l'initiative du Président Vaclav Havel.
- Nous avons pris l'initiative d'inviter à Praque des femmes, des hommes venus de tous les pays d'Europe pour nous faire des propositions. Quelques 150 personnalités venues de tous les milieux, parmi lesquelles j'entends bien des Roumains. Chacun sera libre de ses suggestions, mais il faut imaginer ce que pourrait être au siècle prochain - après nous, en tout cas après moi - la vie d'une Europe qui se sera dotée d'institutions communes, qui organisera des rendez-vous réguliers, qui possédera des structures permanentes. Alors, nous nous connaîtrons, nous apprendrons à travailler, et tout problème pourra être dominé par l'entraide internationale, assurés que nous serons d'oeuvrer pour une oeuvre commune.
- Voilà, mesdames et messieurs, un certain nombre d'éléments que je voulais traiter devant vous. Il existe en Europe un "formidable réservoir d'enthousiasme" cette expression est d'un écrivain femme, à la fois bulgare et français, Julia Kristeva.
- Le chemin que vous avez pris, vous l'avez dit, je le répète, il me paraît irréversible, c'est en tout cas ce qui doit s'ancrer dans tous les esprits : la marche vers la liberté et vers la solidarité en Europe doit être irréversible, nul ne doit accepter qu'on revienne en arrière, c'est la sauvegarde d'une civilisation qui est en jeu.\
Voilà le message d'espoir et de confiance que je voulais vous adresser au nom de la France. Je l'ai dit pour commencer, je m'adresse à tous les Roumains. Mon rôle n'est pas d'établir entre eux des distinctions. Je serais incapable de les faire. Mais je suis là, devant le Parlement : à qui voulez-vous que je le dise, sinon à vous ? Comment voulez-vous que mes voeux n'accompagnent pas les démarches qui vont désormais donner à la Roumanie le rang qui est naturellement le sien, en tant que Roumanie, en tant aussi que composante de l'Europe à laquelle j'appartiens.
- Je voudrais que vous ressentiez à travers cet exposé qui ne pouvait pas être bref, tant les occasions sont rares, tout ce que je ressens : la volonté, l'espoir, la solidarité, vaincre les lourdeurs du siècle, panser les plaies, guérir le mal qui a produit tant de malheurs au cours de ce siècle, bref, rebâtir, croire en l'homme malgré tout, croire en l'état de droit, et travailler, travailler, travailler sans relâche. Jamais jusqu'au dernier jour de notre vie, nous ne pourrons nous arrêter de travailler pour servir la liberté.
- Vive la Roumanie, vive la France.\
- Mesdames et messieurs,
- Il s'agit bien de la première visite d'un chef d'Etat en Roumanie depuis le mois de décembre 1979 et c'est aussi ma première visite en tant que Président de la République française. Je suis très flatté d'avoir été invité par vous-mêmes et de m'adresser aux représentants du peuple roumain. Je ressens comme un honneur cette occasion rare qui m'est aussi offerte de m'adresser par vous au peuple roumain tout entier.
- J'imagine aisément l'ampleur de votre tâche alors que vous êtes au début de temps nouveaux, après une si longue période pendant laquelle il était impossible d'imaginer un véritable état de droit. Vous devez élaborer une Constitution qui traite de tous les points essentiels, indispensables à l'avènement d'une véritable démocratie. Les critères en sont simples à définir : le peuple s'exprime par le suffrage universel, il élit et doit élire librement ses représentants. Les relations entre l'exécutif et le législatif ainsi que le judiciaire relèvent d'une tradition matériellement constante dans toutes les démocraties que nous, en tout cas, connaissons. Quel type de relations exactes entre le chef de l'exécutif et le chef de l'Etat s'il n'est pas lui-même chef de l'exécutif ? Là, les variantes sont multiples selon que vous vous intéressiez à tel ou tel exemple historique. Vous avez à voter des lois qui vont engager l'avenir, il vous faut transformer les structures de votre économie - et cela ne doit pas être le plus simple - certaines habitudes de penser et d'agir, mais là aucune loi ne peut décider pour que le peuple roumain sache qu'il va vers un point d'équilibre des différentes régions de Roumanie, des groupes socio-professionnels, des choix spirituels, des valeurs intellectuelles, des intérêts de la campagne et de la ville, et de l'ensemble des protections sociales qui vont de l'enfance jusqu'à l'âge avancé, la protection des exclus traditionnels de toutes nos sociétés, des plus pauvres et des handicapés.
- Voilà un bien vaste chantier, mais je ne suis pas venu vous donner de leçon, je ne m'en sentirai pas le droit. Chaque expérience politique correspond à des stades de l'histoire, et votre histoire n'est pas identique à la nôtre. Vous êtes maîtres de vos choix, mais il existe des orientations universelles du droit même si elles ne sont pas reconnues partout. On sait de toute façon ce qu'est le manque de liberté. On ne peut se tromper sur un régime totalitaire. Les libertés ont été exprimées, il y a un peu plus de deux siècles, à partir de la France, et nous les connaissons par coeur, même et surtout quand elles nous manquent. Et puis à travers le XIXème et le XXème siècles et l'avènement de la révolution industrielle, il a fallu considérer que les libertés individuelles offertes à chaque individu n'étaient pas suffisantes et qu'il convenait de fonder un droit social protégeant les collectivités, les groupes dans le grand conflit d'intérêts qui existe dans toute société humaine.
- Je pense que vous trouverez la force intellectuelle et spirituelle dans quelques grands exemples de votre histoire qui n'en est pas avare. L'affirmation de votre indépendance, la résistance nationale plusieurs fois nécessaire, des libérations historiques répétées et la résistance à l'oppression, tout cela compose une substance qui doit désormais caractériser les recherches du peuple roumain. Moi, je n'oublie pas ceux qui ont vu cette double résistance à l'ennemi de l'extérieur et au pouvoir absolu de l'intérieur.\
Un écrivain philosophe essayiste français qui fut le maître à penser de plusieurs générations au premier tiers de ce siècle, Alain, a écrit "penser c'est dire non". Il ne faut pas exagérer !... Mais c'est une indication de tendance, une affirmation du refus des conformismes ou des pouvoirs illégitimes. Je crois bien que les Roumains n'ont jamais cessé de penser et qu'ils ont été assez nombreux à pratiquer la formule d'Alain. Penser cela voulait dire non. Espérons que le moment va venir, si ce n'est déjà fait, où penser voudra dire "oui".
- Au cours de ma visite, j'ai pu avoir des entretiens avec les autorités de votre pays, avec des représentants de l'opposition parlementaire, avec des "intellectuels", bien que j'aie toujours considéré étrange cette distinction. On peut être parlementaire et intellectuel par exemple !... Mais il faut se dire aussi qu'on peut être intellectuel et pas toujours parlementaire.. Vous ne portez pas tous le même jugement sur les faits contemporains, ce serait anormal et même inquiétant. On ne doit pas non plus établir comme règle qu'il faut toujours penser différemment des autres.
- Bref, le chemin est encombré, comme vous voyez. Et l'on ne peut trouver son orientation qu'en restant ferme sur quelques principes : l'Etat de droit, la démocratie telle que je l'ai entendue définie hier soir par M. le Président de la République. Ces principes sont des références, ils ne sont jamais et nulle part intégralement appliqués. Il s'agit d'une démarche constante, d'un effort continu, d'un contrôle obsédant. Tout homme est divisé en lui-même, une société l'est aussi. Et la réussite institutionnelle consiste à rapprocher autant qu'il est possible chaque citoyen d'un état dans lequel, quand même, il se retrouve en retrouvant les principes fondamentaux.\
Je sais qu'un travail considérable a été accompli : les libertés se mettent en place, le système de l'instruction se modifie, le code de procédure pénale est amendé, le contentieux administratif institué, l'administration pénitentiaire transférée de la compétence du ministère de l'intérieur à celle du ministère de la justice. Tout cela c'est une oeuvre qui se bâtit ici même chaque jour. Et si j'en juge par le calendrier, vous n'en avez pas fini.
- Croyez-moi, mesdames et messieurs le plus tôt sera le mieux à la condition de donner le temps nécessaire à la réflexion et au dialogue. De cela vous êtes seuls juges. Il y a quelques jours deux de vos journaux m'ont demandé un entretien. Ils m'ont appris qu'il y avait 1400 organes de presse en Roumanie. Il paraît que le ton y est très libre, assez vif même, voire polémique. Croyez-moi, mesdames et messieurs, j'y suis moi-même très habitué et on s'aperçoit finalement que s'établit une sorte d'équilibre et que le peuple ne se laisse pas emporter aussi aisément que l'on pourrait le croire car il existe instinctivement un sens de l'histoire dans l'esprit du plus simple, du plus pauvre, du moins informé. Il faut compter sur les vertus d'un peuple. Sans elles vous ne pourriez rien, nous ne pourrions rien, ici comme ailleurs.
- J'aperçois qu'une direction est prise, celle qui m'a permis de venir vous voir, puisque pendant neuf ans j'ai dû à mon grand regret décliner les invitations qui m'avaient été adressées pour qu'il n'y ait pas de confusion. J'imagine aisément vos difficultés matérielles. C'est vrai que tout passe aussi par l'économie, et qu'après un système, sans vouloir vous peiner, que j'appellerai délabré, la tâche est immense pour parvenir à réformer, à réveiller l'initiative, à rétablir les grands circuits nationaux et internationaux qui vous permettront de franchir des étapes qui vous conduiront vers une prospérité suffisante pour restituer à chaque citoyen ce qui lui est dû.
- Cela aussi c'est une recherche constante et que de fois je dois m'interroger sur ce qui se passe dans mon propre pays ! C'est pourquoi, j'ai suivi avec intérêt la mise en place de votre réforme économique, des textes adoptés sur les sociétés commerciales, l'accueil des investissements étrangers. Vous entamiez la deuxième phase, la difficile libération des prix, il y a quelques semaines. Quel problème aussi que celui de la propriété de la terre après tant d'années où le système était fondamentalement différent ! Je suppose que nombreux sont les Roumains qui souhaitent que l'on aille plus vite. C'est vrai, l'on ne va jamais trop vite ! Mais il faut tout de même savoir que la marche vers la démocratie ne dépendra pas seulement de la volonté qu'on en a mais aussi de la connaissance des réalités et de l'évolution des mentalités.\
La France qui a célébré il y a deux ans le bicentenaire de la Révolution et de la Déclaration des Droits de l'Homme, en a connu les soubresauts, les avancées et les reculs. Elle a connu de longues périodes de totalitarisme. Je souhaite le courage et l'intelligence nécessaires au peuple roumain pour préserver l'acquis considérable de moins de dix-huit mois et poursuivre hardiment dans cette direction.
- On m'a dit que vous deviez retourner devant vos électeurs : on y retourne toujours un jour ou l'autre dans une démocratie. Mais votre mission est claire et je suppose que vous devez éprouver une certaine fierté devant cette tâche immense qui consiste à établir les fondements de la démocratie et les fondements du futur. En tous cas je vous souhaite bonne chance.
- J'ai dit hier soir à M. le Président Iliescu que mon pays souhaitait pouvoir vous aider chaque fois que cela serait utile. Nous ne disposons pas de tous les moyens que nous aimerions, mais nous pouvons agir. Je crois que nous avons répondu dès les tous premiers jours, je dirai même dès les premières heures à l'appel de la Roumanie. Plusieurs actions de coopération ont été engagées.
- Et sur un autre plan aussi important que les autres, nous nous sommes attachés, nous Français, à rétablir une évidence, la Roumanie est en Europe. C'est une vérité aussi simple que l'oeuf de Christophe Colomb et pourtant il faut le répéter sans cesse : à l'Europe, à la France en particulier vous avez beaucoup apporté dans le passé, dans le présent. Je dirai même que je ressens profondément, au moment où je m'adresse à vous, l'évocation de ces noms de ma propre jeunesse, Tristant Tzara et le surréalisme £ Brancusi qui s'est inspiré de la culture du bois de l'Olténie et qui est à l'origine de l'un des grands courants de la sculpture moderne. Chez nous, Ionesco a bouleversé la manière de considérer le théâtre, Brassaï la photographie, Eliade l'histoire des religions. Nous avons vu arriver une princesse Brancovan devenue Anna de Noailles £ sont venus chez nous Enesco et Cioran. Si la célébrité de Sergiu Celibidache et Eleana Cotrubas, de Dinu Lipatti et Clara Haskil, en passant par Radu Lupu, est universelle, qui sait que les mathématiciens et les médecins roumains, en dépit de nombreuses années d'isolement, comptent parmi les meilleurs du monde ?\
Tout cela fait partie de notre civilisation commune. Elle remonte loin, tout le monde le sait. Encore faut-il que cette tradition reste vivante. Nous sommes du même continent, nous relevons de la même civilisation, nous devons appartenir au même avenir et rechercher au-delà des différences d'identités des formes d'expression suffisamment communes pour que l'Europe prenne forme, cette Europe dont je vous parle, celle à laquelle j'appartiens, l'Europe de la Communauté, douze pays, 340 millions d'habitants, la première puissance commerciale du monde qui pourrait être, si elle disposait - et nous y travaillons - d'une volonté politique, la première puissance économique et technique et qui n'est pas dépourvue de moyens culturels. Et cette Europe-là, ce n'est pas seulement les quotas laitiers, même s'ils sont nécessaires, ce n'est pas simplement des contingents d'acier ou des tonnes de beurre. Il y a une forme de génie dont nous sommes ensemble porteurs, Edgard Morin écrivait que ce génie européen était fait de "la rencontre féconde des diversités, des antagonismes et des complémentarités". Diversités, antagonismes, complémentarités, il me semble que vous n'en manquez pas.
- Quelle Europe voulons-nous construire ? On a d'abord cherché celle de la sécurité à partir de l'acte final d'Helsinki.
- Les documents adoptés dans le cadre de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, la Charte de Paris, tout cela date de l'an dernier. Je me souviens d'avoir siégé et présidé un moment, puisque c'était dans notre capitale, le rendez-vous le plus étonnant des temps modernes. Après deux guerres mondiales qui ont déchiré l'Europe et la rupture politique, économique, sociale, spirituelle qui a présidé à la coupure de l'Europe en deux, nous étions tous là, trente-quatre pays dont trente-deux d'Europe, les ennemis de la veille et de l'avant veille qui ont fait le serment de ne plus se combattre, qui ont cherché à dépasser leurs pactes de sécurité pour n'en avoir plus qu'un. J'y ai rencontré là tous les dirigeants de l'Europe actuelle, n'est-ce pas, monsieur le Président ? Nous avons vécu là un moment inoubliable. Est-ce qu'on le sait assez en Roumanie et partout en Europe ? C'est pourtant dans ce cadre que devront être résolus le problème de la paix et des problèmes infiniment compliqués, comme celui des minorités qui doivent voir garantir leur droit à leur identité, sans quoi il n'est pas de démocratie, en évitant l'éclatement des Etats et les limites actuelles sans quoi tout risque d'être à nouveau bouleversé.
- Alors je vous dirai simplement qu'il me semble que ces difficultés doivent toujours être réglées "par le haut" et non pas "par le bas". Il faut la définition, dans toute l'Europe, d'un ensemble de droits, notamment culturels, qui fassent que chacun se sente bien là où il vit.
- L'Europe c'est aussi la solidarité économique. Ce sont des programmes qui relèvent des Communautés européennes auxquels vous commencez d'avoir accès. Nous avons mis en marche un certain nombre de dispositions. La Communauté européenne et la Roumanie travaillent désormais ensemble. Elles doivent développer ces relations nouvelles. Il faudra le plus tôt possible que vous disposiez d'un traité d'association avec la Communauté européenne et après avoir franchi des étapes difficiles, pourquoi ne serions-nous pas unis dans le même ensemble institutionnel ?\
Je sais bien que l'adhésion, d'ici longtemps, à la Communauté suppose des contraintes qui seraient insupportables. J'ai moi-même souhaité au cours d'une allocution qui s'adressait aux Français l'idée d'une Confédération européenne où tous les Etats d'Europe se retrouveraient à égalité de droit et de dignité. Il y a des pays plus pauvres et des pays plus riches, c'est déjà le cas au sein de la Communauté européenne des Douze. Mais chacun a le même droit, dispose du même veto. Et cela marche. Pourquoi ne pas élargir cette conception dans des structures moins contraignantes, au plan de l'Europe tout entière, dès lors que les Etats dont je vous parle sont des Etats démocratiques. Cette idée de Confédération européenne sera traitée au mois de juin à l'initiative du Président Vaclav Havel.
- Nous avons pris l'initiative d'inviter à Praque des femmes, des hommes venus de tous les pays d'Europe pour nous faire des propositions. Quelques 150 personnalités venues de tous les milieux, parmi lesquelles j'entends bien des Roumains. Chacun sera libre de ses suggestions, mais il faut imaginer ce que pourrait être au siècle prochain - après nous, en tout cas après moi - la vie d'une Europe qui se sera dotée d'institutions communes, qui organisera des rendez-vous réguliers, qui possédera des structures permanentes. Alors, nous nous connaîtrons, nous apprendrons à travailler, et tout problème pourra être dominé par l'entraide internationale, assurés que nous serons d'oeuvrer pour une oeuvre commune.
- Voilà, mesdames et messieurs, un certain nombre d'éléments que je voulais traiter devant vous. Il existe en Europe un "formidable réservoir d'enthousiasme" cette expression est d'un écrivain femme, à la fois bulgare et français, Julia Kristeva.
- Le chemin que vous avez pris, vous l'avez dit, je le répète, il me paraît irréversible, c'est en tout cas ce qui doit s'ancrer dans tous les esprits : la marche vers la liberté et vers la solidarité en Europe doit être irréversible, nul ne doit accepter qu'on revienne en arrière, c'est la sauvegarde d'une civilisation qui est en jeu.\
Voilà le message d'espoir et de confiance que je voulais vous adresser au nom de la France. Je l'ai dit pour commencer, je m'adresse à tous les Roumains. Mon rôle n'est pas d'établir entre eux des distinctions. Je serais incapable de les faire. Mais je suis là, devant le Parlement : à qui voulez-vous que je le dise, sinon à vous ? Comment voulez-vous que mes voeux n'accompagnent pas les démarches qui vont désormais donner à la Roumanie le rang qui est naturellement le sien, en tant que Roumanie, en tant aussi que composante de l'Europe à laquelle j'appartiens.
- Je voudrais que vous ressentiez à travers cet exposé qui ne pouvait pas être bref, tant les occasions sont rares, tout ce que je ressens : la volonté, l'espoir, la solidarité, vaincre les lourdeurs du siècle, panser les plaies, guérir le mal qui a produit tant de malheurs au cours de ce siècle, bref, rebâtir, croire en l'homme malgré tout, croire en l'état de droit, et travailler, travailler, travailler sans relâche. Jamais jusqu'au dernier jour de notre vie, nous ne pourrons nous arrêter de travailler pour servir la liberté.
- Vive la Roumanie, vive la France.\