4 décembre 1990 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les principes d'action et les moyens à mettre en oeuvre pour améliorer les banlieues les plus défavorisées et lutter contre l'exclusion sociale, Bron le 4 décembre 1990.

Mesdames, messieurs,
- A cinq ans de distance, j'ai l'impression de renouer avec ce qui a été, dès le point de départ, une difficile affaire, de renouer avec une ambition, en même temps qu'avec une tradition. Lorsque nous étions ensemble à Enghien-les-Bains, vous m'aviez déjà fait visiter une exposition du même type, moins avancée sans doute qu'ici en raison du travail accompli au cours de ces cinq années.
- Et déjà entre 1981 et 1983, j'avais pu participer à l'élaboration de tout ce qui vous rassemble aujourd'hui. En 1981, cela a été la décision de créer trois missions : la mission Dubedout, la mission Bonnemaison, et la mission donnée à Bertrand Schwartz, avec les moyens de développer ses missions locales. D'une part, l'étude des quartiers, autour de Dubedout, les problèmes de la sécurité, donc de la lutte contre l'insécurité par la prévention, c'était Bonnemaison. L'emploi traité sur le terrain et travaillé avec un mérite extrême par Bertrand Schwartz et ses équipes, qui ne faisaient pas beaucoup de théories, qui cherchaient simplement à réunir des jeunes, à les informer, à les rendre eux-mêmes responsables du développement, à rapprocher les entreprises des éventuels travailleurs. Bref, c'était déjà de bons artisans, des pionniers dont il ne faudra pas oublier l'oeuvre.\
Encore fallait-il rassembler davantage, peut-être simplifier l'organisation, à mesure que le temps passerait. C'est ainsi qu'en 1983 nous avons demandé à quelques-uns d'entre vous de bien vouloir s'appliquer à cette tâche si difficile. Je me souviens d'avoir rencontré alors Roland Castro et Michel Cantal-Dupart qui, avec leur enthousiasme d'architecte et leur passion pour les banlieues, estimaient qu'il était possible de dessiner dans cet affreux magma des banlieues des grandes villes, un ordre, un urbanisme, une esthétique, une façon de vivre, peut-être une espérance.
- A priori, l'affaire paraissait si considérable, presque si impossible, qu'on se demandait comment on parviendrait à mobiliser assez de bonne volonté pour séparer ce qu'un siècle et demi avait ordonné. Je me souviens d'avoir été à la fois séduit par ce qui m'était dit et effrayé par l'ampleur de la tâche. Nous avons ensuite entrepris de parcourir ces lieux. Roland Castro n'en a pas l'air mais il marche vite, il va partout regarder. Nous sommes allés dans la région parisienne surtout, mais aussi un peu ailleurs. Nous avons tenté d'apercevoir - c'était un peu les lignes du rêve, celles du futur - autour de quels points forts pourrait s'organiser une vie supportable, une vie aussi heureuse que possible pour remplacer le spectacle terrible qui nous était offert, après l'imprévoyance de plus d'un siècle dans certains cas et puis les poussées qui ont suivi les deux guerres et qui se sont déroulées hors de toute conception d'ensemble.
- Bref, il était vraiment difficile d'imaginer que l'on pourrait en sortir. On se pose encore la question, mais on voit de grandes lignes se dessiner, on aperçoit ici et là des réalisations remarquables. La méthode est bonne, puisqu'elle a réussi là où se rencontrent un certain nombre d'éléments. S'il en manque un, rien ne se fait.\
Voilà ce qu'il faut d'abord définir. C'est ce que vous allez faire, je l'imagine, au cours de ces assises, bien que ce soit déjà un débat un peu dépassé. En effet, si vous êtes là, c'est que vous avez entrepris, entre diverses fonctions électives, d'Etat, de région, de département, de commune, penchés sur les problèmes sociaux, spécialistes des problèmes de la jeunesse, de l'emploi, vous avez réussi à lier vos énergies, à les coordonner, c'était cela l'essentiel. Qui peut prétendre que la réponse à de tels problèmes pourrait être étatique ? Ce serait d'ailleurs contraire aux lois que nous avons fait adopter en 1982. La responsabilité s'est diffusée, il faut veiller à ce que cette responsabilité continue de l'être, je dirai presque de plus en plus, là où cela ne serait pas destructeur de la cohésion nationale, mais personne n'y songe en vérité parmi les responsables. Vous, les militants que vous êtes, avez su grouper les éléments indispensables et vous disposez maintenant d'équipes.
- Il y en a un peu partout. J'en parlais avec Yves Dauge, il y a quelques jours encore, qui m'expliquait qu'il s'agissait de milliers de volontaires engagés dans cette action, qui leur apparaît comme l'action majeure du temps qui vient. Mais cela exige beaucoup de temps, de travail, de conviction, de dévouement. Et si j'ai tenu à me rendre à l'ouverture de ces assises, c'est pour vous exprimer les sentiments de gratitude que je vous dois au nom de la Nation. Vous êtes les premiers £ il faudra que beaucoup d'autres vous suivent ou vous retrouvent, sans quoi vous ne suffirez pas à la tâche, mais les exemples qui nous sont fournis de ce qu'il est possible de faire, en suivant la méthode que vous avez mise au point montrent bien que nous sommes sur le bon chemin. Assurément, il reste encore bien des éléments qui manquent ou qui ne sont pas suffisants, quand ce ne serait que le problème de l'accroissement des crédits, qui cependant, au cours de ces dernières années, contrairement à ce que j'entends souvent dire, ont connu une réelle croissance. Le problème n'est pas toujours d'avoir tellement plus d'argent, mais de mieux préciser la destination de ces crédits, afin que cela ne se perde pas en chemin, que cela ne se dissipe pas, que cela aille exactement au point que les dirigeants responsables ont à l'origine fixé. Or ce n'est pas toujours le cas. Nous le savons bien.\
En 1989, ce fut la création de la délégation interministérielle à la ville autour des actions lancées par la commission nationale pour le développement des quartiers, par le conseil national à la prévention de la délinquance.. Tout cela signifie un foisonnement d'initiatives, aujourd'hui coordonnées, dont j'attends le meilleur.
- De quoi s'agissait-il ? Vous le savez, c'est là-dessus que vous travaillez, il s'agissait de sélectionner, pour une relance de cette action, un certain nombre de quartiers qui méritaient d'être traités en tant que tels. Par une série d'additions, on est arrivé à 400 quartiers. Certains ont été traités dès le point de départ dans le cadre des contrats de plan Etat-Région, pour la période allant jusqu'en 1993. Il y eut les conventions de quartier, d'abord au nombre de 296. Vous avez veillé à ce que des sites pilotes soient choisis pour l'insertion. Des contrats de ville ont été mis en jeu. Ils visent actuellement 13 agglomérations urbaines à forte densité. Peu à peu, on a aperçu les débuts d'une architecture dont l'ensemble, je le répète, apparaissait au point de départ bien confus.
- Alors, tous ces éléments sont peu à peu réunis, encore fallait-il accroître les moyens. Je vous en ai dit un mot, il y a un instant : ce besoin demeure, il est évident que, plus nous serons en mesure, l'Etat et les collectivités territoriales, de contribuer au développement des villes, mieux cela vaudra. A mesure que l'on en trouvera un emploi judicieux, bien entendu, il faudra le faire. L'action sur le logement social, le plan pour le logement des plus démunis, c'est l'esprit même de la loi Besson. Il y a aussi la relance des zones d'éducation prioritaire, l'institution du revenu minimum d'insertion, une politique d'intégration, dont on trouve les grandes lignes dans le rapport Prevot, auquel s'attache un certain nombre d'autres personnes qui, chacune dans son domaine, s'efforce d'apporter ou de présenter des solutions confrontées avec votre expérience sur le terrain.\
Seulement ces actions, ces initiatives, ce volontariat ont besoin de répondre à quelques principes d'action. J'en ai déterminé quatre, après avoir demandé conseil à certains de vos représentants, afin qu'on y voie clair : le premier de ces principes, c'est de concentrer les efforts de l'Etat sur les quatre cents quartiers en question, c'est-à-dire les quartiers qui sont les plus en difficulté. Encore faut-il distinguer à l'intérieur de ces quartiers, ils n'en sont pas tous heureusement au même point. Mais il faut aussi penser que, là où le désordre règne, où la solidarité manque, si l'on se désintéressait du devenir de ces cités, il pourrait y avoir demain des drames, du type de ceux que vous avez connus dans cette région même.
- Il faut donc prévoir et bien concentrer les efforts sur ces 400 quartiers et en même temps, faire aboutir l'expérience intercommunale des contrats de ville. Sur ce terrain-là, je n'ai pas grand chose à ajouter. C'est vous, mesdames et messieurs, qui pourriez me dire, en raison de votre engagement, de quelle manière il faut s'y prendre. Mais enfin, il s'agit en l'occurence de la responsabilité de l'Etat et j'entends bien la faire respecter.\
Le deuxième principe après la concentration de l'effort sur quelques quartiers est celui de veiller à organiser la diversité. Qu'est-ce que cela veut dire ? Il s'agit de créer une vie collective aussi harmonieuse que possible, que les villes plus anciennes ont reçue en héritage, résultat de multiples initiatives individuelles accumulées au cours des temps.
- Dans les grands ensembles, on a voulu industrialiser la ville. On a développé l'uniformité architecturale. On dit qu'elle secrète l'ennui, peut-être bien, mais aussi souvent le désespoir et la révolte. Pourquoi avoir tant séparé le logement du commerce, du travail, du loisir, du sport, de la culture ? S'agissait-il de cités radieuses - dans certains cas, elles l'ont été - ou de cités au rabais ? En tout cas, ce ne sont pas quelques parcs devant des barres d'immeubles qui suffiront à rompre la chaîne de la monotonie. Peut-on faire un chez soi d'un numéro d'appartement, dans un numéro d'escalier, derrière un numéro d'immeuble ? Logements, services, activités, moyens de transports, tout cela doit être accessible et permettre des choix. Et puis il y a cette terrible uniformité de la ségrégation, celle qui regroupe des populations en difficulté dans les mêmes quartiers, qui rassemble les enfants d'origine étrangère dans les mêmes écoles.
- Je crois qu'il faut unir vraiment nos énergies pour casser partout ces mécanismes d'exclusion. A cet égard, c'est une tâche difficile, c'est évident, mais qui échappe à bien des clivages traditionnels de notre société. On trouve des dévouements, des intelligences, on trouve une volonté de sauver une société en péril dans tous les milieux et j'ai pu remarquer que nombreuses sont vos équipes où l'on oublie les autres questions qui souvent vous séparent. C'est une chance ! Peut-être encore parce que vous êtes une minorité active. Veillez à ce qu'à mesure que vous grandirez, que s'accroîtront vos rangs, soit préservé cet esprit initial. Mais vous êtes là et je vous en remercie. On sent bien qu'un instrument humain se forge qui vous permettra de dominer l'ensemble des problèmes qui affectent notre société pour une entreprise d'ampleur nationale et humaine.\
Le troisième principe que je vais évoquer rapidement - pardonnez-moi de vous répéter - c'est de faire participer les habitants, particulièrement les jeunes, pas seulement les jeunes, à la renaissance de leurs cités. Je me souviens, quand nous avions visité "les Minguettes", et quelques villes de la banlieue nord de Paris, de ce spectacle qui nous était offert. Je me souviens de l'hostilité sensible, perceptible des habitants de ces cités entre eux. Dès que quelques gestes ont été accomplis et dès qu'ils ont commencé de se connaître, celles et ceux d'entre vous qui ont pris les devants, une confiance, une espérance, une amitié sont apparues, qui paraissaient presque insolites dans ces horizons presque désespérés.
- Le troisième principe est bien de faire participer. Sans la participation la plus large de tous, il n'y aura pas d'identité, il n'y aura pas de dignité, jamais non plus il n'y aura de citoyenneté. Il faut, en particulier, que les jeunes s'approprient leurs quartiers. Cela peut paraître étrange, mais c'est vous qui me le dites. Je me suis efforcé de retenir votre leçon. Ils aiment leurs quartiers, ils ne veulent pas changer de quartier, ils veulent que le quartier change. Ils ont cet attachement naturel pour le lieu, où l'on prend racine, même si c'est dans la laideur, le désordre et l'ennui. Simplement, la volonté humaine, la capacité de créer, d'imaginer, fait qu'on espère bien maîtriser l'héritage qu'on a reçu. Alors, pour s'approprier leurs quartiers, il faut qu'ils aient des endroits à eux, des salles pour se réunir. Qui me disait tout à l'heure, alors que nous étions dans le train pour venir à Lyon que dans le dernier livre de François Maspero, il y a une rencontre de jeunes sous un abri-bus. Ils s'intéressent à ce qu'ils font. Ils sont là, ils parlent entre eux et puis finalement cela prend, ils ont envie de se revoir. Pourquoi est-ce que l'on ne continuerait pas de discuter... mais où donc ? Ils disent : "là". Où ? Sous l'abri-bus, le seul lieu où nous nous réunissons tous les jours, c'est le seul lieu de réunion dont nous disposons. Dans une commune du nord de Paris ! Ceci est un exemple significatif des situations les plus désespérées. Mais, il ne faut pas oublier non plus les autres, notamment les personnes âgées, qui ont besoin de sécurité et d'endroits aussi où elles peuvent parler entre elles et commencer à bâtir des traditions locales. Il y a comme une sorte de transmission de la mémoire d'une histoire naissante.$ Il faut veiller à préserver ces choses.\
Le quatrième principe très difficile à mettre en oeuvre, vous l'imaginez, c'est qu'il faut absolument parvenir à créer des emplois pour les gens de ces quartiers. Créer des emplois, je ne dis pas forcément là, mais pour la population de ces quartiers. Pour cela il faut y venir dans ces quartiers, il faut s'intéresser à ceux qui y habitent, il faut connaître leurs besoins. Pour cela aussi il faut que ceux-ci soient formés aux différentes disciplines de travail industriel ou commercial. Or beaucoup de chefs d'entreprise estiment qu'ils ne trouveront pas le personnel qui convient. Et ils ont souvent malheureusement raison car ce personnel est laissé trop souvent à l'abandon. Il faut donc créer des emplois. Chacun d'entre vous a compris que le chômage et particulièrement le chômage de longue durée représente la plus brutale des formes d'exclusion et chacun en est frappé, adultes et jeunes. Après avoir perdu leur emploi, que font ces chômeurs ? Ils perdent l'espoir et surtout l'espoir d'un emploi. Ils se sentent en dehors, ils s'habituent à être hors de tout circuit, à perdre leur identité sociale. Et pourtant ces grands ensembles et ces quartiers dont nous parlons se trouvent le plus souvent dans des agglomérations plutôt prospères, ici même où dans la région parisienne. Il faut donc faire se rencontrer ces quartiers et le monde économique. Pour cela il faut former, former, former, formation initiale, formation continue. Il faut offrir une nouvelle chance par un acte de confiance individualisé. Je crois que cela représente une nécessité absolue.
- Seulement après avoir défini quelques principes, il faut quand même aborder le problème des moyens et ces moyens, quels sont-ils ? Demain vous recevrez le Premier ministre. Nous en avons longuement parlé ensemble. Aussitôt après, se tiendra un séminaire gouvernemental, conseil interministériel où se retrouveront tous les ministres compétents. Ils sont assez nombreux, ils sont même trop nombreux non pas comme ministres mais les structures administratives ont éclaté de telle sorte que l'on ne peut pas traiter du problème de la ville ou de ces quartiers sans s'adresser au minimum à treize administrations différentes et même un peu plus. Ce qui complique considérablement votre tâche, vous qui vous attaquez à ce problème.\
Le premier des moyens, mesdames et messieurs, il vient immédiatement à l'esprit, c'est l'unité de commandement. Il faut une unité de commandement et seule cette unité de commandement permettra la rapidité dans l'action. On peut dire tout ce que l'on veut mais tant que cela manquera, les volontaires d'aujourd'hui buteront sur des impossibilités. Ils ne peuvent pas par leur propre volonté réunir, rattraper des fils, créer une oeuvre cohérente. Il y a certains points sur lesquels j'ai beaucoup réfléchi. A l'origine, disons en 1983, il suffisait de quelques-uns pour concevoir et mettre en place, se lancer à l'aventure, débroussailler. On ne peut plus continuer ainsi maintenant. Ce n'est pas qu'il faille exagérément fonctionnariser. On ne peut pas non plus faire prévaloir la logique là où règne l'illogisme de la vie. On ne peut pas tout mettre en catégories. Cela ne relève pas de la mathématique. L'unité de commandement, comme on le peut, là où on le peut. Ces éléments seront débattus par vous-même pendant ces 48 heures en compagnie du Premier ministre, puis par les membres du gouvernement et appliqués dans le pays par l'administration, en correspondance étroite avec les élus. En particulier il a été décidé de mettre en place auprès de chaque Préfet un fonctionnaire formé pour cela, pourquoi ne pas dire un sous-préfet, chargé des quartiers en question, avec une petite unité de commandement et de compétence organisée, disposant d'un budget. Là aussi il faudra bien ramasser l'ensemble des treize budgets épars pour que ce responsable possède ou détienne une enveloppe globale qu'il pourra gérer au gré des besoins. Donc, un responsable, un budget.
- Mais allons plus loin. Dans chaque quartier, c'est-à-dire à l'intérieur même de chaque département, un responsable pour l'Etat travaillera en coordination avec le chef du projet communal. Les communes ont heureusement pris de l'avance et je crois savoir que c'est une bonne méthode de fonctionnement. Il faut donc qu'il y ait un représentant de l'Etat et un chef de projet qui pourront travailler ensemble en unissant leurs forces. J'ai pensé à cet égard qu'il conviendrait de former des fonctionnaires à ces disciplines-là. Par exemple, pourquoi dans chaque promotion de l'ENA ne pas désigner 20 à 30 élèves qui passeraient leur stage administratif là, à la fois par goût, par vocation et fonction ? Ainsi, d'année en année, vous disposeriez, sur le plan de l'Etat, d'un corps spécialisé de bonne qualité.
- Mais, toujours, allons plus loin. Il faut que la mairie, les associations d'adultes, les associations de jeunes s'associent au travail, participent à l'oeuvre qu'accomplira ce responsable départemental, sous-préfet chargé des quartiers, doté d'un budget, à ce ou ces deux responsables du quartier, peut-être davantage parce que beaucoup de quartiers sont le point de réunion et de conjonction de plusieurs communes, c'est une valeur intercommunale. Il y a là une petite équipe qui se dessine, en plus des vôtres, et qui permettra de réaliser cette unité de commandement dont je vous parle.\
On pourrait reporter ce type de raisonnement sur le plan national. J'ai bien vu que s'était ouverte une discussion sur l'organisation gouvernementale. Roland Castro n'est jamais à court de projets, il en a aussi un pour cela : un ministère de la Ville. Cela mérite réflexion. Je ne suis pas sûr que cela soit la meilleure méthode, bien que, si je veux rester cohérent avec moi-même, souvent cette idée m'a visité, nous en avions parlé il y a de nombreuses années. Mais j'ai acquis quelque méfiance à l'égard de ces créations, peut-être artificielles, qui obligent à arracher à toute une série de ministères classiques une part de leurs fonctionnaires, une part de leur compétence. Il faut les joindre, il faut vraiment que le mixage réussisse, qu'ils s'entendent bien, il faut donc créer de nouveaux locaux, il faut avoir une nouvelle hiérarchie, c'est un problème extrêmement complexe et je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure méthode, le chemin le plus court pour parvenir au résultat que vous souhaitez. En revanche, il faut absolument qu'il y ait auprès du Premier ministre un membre du gouvernement, un ministre d'Etat ou un ministre tout simplement - peu importe son titre - dont le travail à la tête d'une équipe restreinte consistera à être l'animateur, le pourfendeur, l'avocat, l'intervenant permanent qui attirera l'attention d'hommes et de femmes qui, après tout ne demandent pas mieux que de réussir cette grande aventure mais qui pensent à autre chose, qui ont d'autres soucis, qui ont d'autres compétences. Bien entendu, quand je dis "je souhaite", dans ce domaine qui dépend de moi, cela veut dire aussi que je veillerai à ce que cela puisse se faire dans un délai très raisonnable. Nous travaillons beaucoup ces questions avec le Premier ministre et nous avons bien l'intention, moi ce matin, lui demain, ensuite les ministres réunis lors du séminaire gouvernemental, de traiter les mêmes projets pour les mettre en forme et à exécution.\
J'ai dit, premier moyen : l'unité de commandement pour la rapidité dans l'action. Le deuxième de ces moyens c'est vraiment - selon l'expression administrative, que je n'aime pas beaucoup - la remise à niveau des services publics dans un délai suffisamment bref, car les services publics sont souvent absents de ces quartiers. Si l'on fixe un horizon, je ne peux pas prévoir plus loin qu'il ne faut, je dis d'ici à 1995. D'ici à 1995, je veux absolument réaliser, réussir cette mise à niveau. La liste serait très longue... c'est la poste, c'est la sécurité sociale, c'est l'agence pour l'emploi, c'est le commissariat d'ilotage, c'est l'école, etc... toutes les formes de l'activité humaine sont là. Eh bien ! quand j'aperçois qu'il y a une absence du service public, je ressens cela comme une sorte d'échec dans la marche de l'Etat. Lorsque je suis arrivé aux responsabilités pour lesquelles les Français m'ont désigné, j'ai constaté que le tissu du service public était mité partout. Il manquait combien de sous-préfets dans les arrondissements ? Il en manque encore quelques-uns parce qu'il faut les former et que, en même temps, on ne peut pas les recruter n'importe où et n'importe comment. Mais c'était l'abandon de la présence de l'Etat. Je ne suis pas pour le tout Etat, puisque je suis celui qui a rétrocédé des responsabilités traditionnelles et parfois séculaires de l'Etat aux collectivités territoriales. Mais il faut que l'Etat préserve son autorité, qu'il assure sa présence. Il ne s'agit pas d'abandonner d'un geste ce que l'on détient. On n'abandonne pas pour autant sa responsabilité. La répartition des tâches et la décentralisation n'ont en rien diminué la responsabilité de l'Etat. Cette absence n'est pas supportable. On va donc veiller à cela, on va procéder à des redéploiements dans le budget de 1992, en même temps que nous allons procéder par voie législative. Cela a commencé déjà avec la loi Besson. Cette loi Besson, il faut l'appliquer - je le dis là vraiment en sachant que ces paroles seront entendues - fermement j'ajouterai rigoureusement. C'est une loi qui ne permet pas les fantaisies individuelles. On ne peut pas y échapper. Cette loi vise précisément à servir les plus démunis dans le domaine du logement. Il faudra l'appliquer.\
Trois lois me paraissent s'imposer d'une façon évidente comme 3ème, 4ème et 5ème moyens, application ferme et rigoureuse de cette loi dite "Besson", une loi à l'heure actuelle en préparation pour la maîtrise foncière et je demande et je souhaite que cette loi soit mise en discussion dès que vous en aurez le temps, vous parlementaires. Encore ne faut-il pas trop vous en laisser le choix ! Disons au moins à la prochaine session. C'est vraiment une priorité, une loi pour la maîtrise foncière.
- Et la troisième loi qui est nécessaire, qui s'impose de soi-même, qui est indispensable : une loi qui permettra de tailler dans la dotation globale de fonctionnement des communes. Qu'est-ce que cela veut dire ? Là je touche à un domaine sacré. J'étais moi-même maire de commune pendant vingt-deux ans, et président de conseil général pendant dix-sept ans, donc je sais à peu près de quoi je parle. C'est très difficile de toucher à un petit bout de l'étoffe, d'arracher un fil du tissu. Il faut raisonner par rapport aux collectivités territoriales comme on raisonne par rapport aux individus. La forme, disons élégante, bien que les expressions administratives ne se caractérisent pas par cette élégance, consiste à dire "le redéploiement des aides de l'Etat au financement des communes". Est-ce que vous avez compris ? Oui, j'en suis sûr. Les maires ont tout de suite compris. Redéploiement, redistribution, cela veut dire que - je prends l'exemple du revenu minimum d'insertion, et combien d'autres lois - nous devons veiller à la redistribution des moyens, à la redistribution ou au partage des profits de la Nation, comme il faut penser aux profits de l'entreprise. De même, il faut une redistribution entre les communes, les communes riches, les communes pauvres. Y aurait-il 400 communes très pauvres, eh bien il faudrait que 400 communes très riches puissent renoncer à une part de ce qui leur est dû dans le cadre de la loi actuelle en exercice. Ce sera difficile à faire accepter, parce qu'il faut remanier des dispositions qui sont déjà entrées dans les moeurs. Il faudra bien, à partir du moment où cela sera appliqué - j'espère que cela sera fait pour l'année prochaine - retirer quelque chose à ceux qui ont beaucoup pour donner davantage à ceux qui n'ont rien, sans quoi les communes les plus pauvres ne s'en tireront pas. Elles ne peuvent pas s'en tirer par le moyen des subventions puisqu'elles doivent elles-mêmes apporter leur part à l'effort commun. Elles n'ont même pas de quoi apporter ce qu'il convient pour recevoir des subventions.
- Il faut donc agir maintenant d'une façon catégorique et courageuse et ne pas craindre l'hostilité de ceux qui possèdent. J'ai appris tout le long de ma vie que quiconque possède quelque chose déteste le rendre. Il ne s'agit pas non plus de dépasser exagérément mon propos, qu'est-ce qu'on va dire ? Mais quand même assez, pour qu'à la base les collectivités qui sont hors d'état d'assumer les tâches dont vous allez parler pendant ces deux jours et auxquelles vous vous consacrez le reste du temps, il faut que ces communes-là soient en mesure d'agir, disposent des crédits, des moyens financiers qui leur permettront de mener leur tâche à bien.\
Mesdames et messieurs, le 6ème moyen, je ne sais comment le caractériser. Le 6ème moyen, il est plutôt d'intention, il est de volonté, il est du domaine du verbe et pour passer du verbe à l'action, on sait bien que ce n'est pas commode, beaucoup de résistances se font entendre. Pourtant, c'est un appel, moi, que je lance aux entreprises publiques ou privées, aux grandes et aux petites, pour la création d'emploi au bénéfice des adultes et des jeunes des quartiers dont nous parlons. Je leur dis : c'est un devoir de solidarité nationale. Il y a une volonté nationale, sera-t-elle communicative ? Elle m'habite cette volonté. Il est visible qu'elle est la vôtre. Mais hors de ces salles est-ce que la Nation le sent bien ?
- Il y a quelques implantations ici et là, celles qui existent ont valeur d'entraînement. Il en existe ici-même, je veux dire tout près d'ici, je pense à la filiale de l'institut Mérieux aux Minguettes. Je crois savoir que personne ne le regrette. C'est une façon de reprendre vie, de savoir qu'on n'est pas perdu, abandonné, isolé, que celles et ceux qui vivent là, ces jeunes pour la plupart, et quelle que soit leur origine, ont une vocation, une vocation à travailler, à produire, une vocation à justifier leur existence et à disposer ensuite du moyen de développer leur famille et leur propre épanouissement.
- Donc je le répète, personne ne regrette ce genre d'expérience. C'est un bon investissement à long terme pour les entreprises mais surtout pour notre pays. On dira : mais l'entreprise ne s'occupe que de son propre intérêt ! Ce n'est pas vrai. Beaucoup de responsables d'entreprises conçoivent très bien qu'il y a un lien direct entre leur propre développement et le développement national. En tout cas le gouvernement est prêt à étudier les moyens d'incitation pour les cas où cela serait nécessaire. A défaut d'implantation sur place, il faut créer des filières de formation, d'embauche, en passant, par exemple, des accords avec les établissements d'enseignement professionnel.\
C'est donc un tissu d'actions concrètes pour construire l'avenir, vérifiables sur le terrain afin d'éviter que ne se répètent les tragédies. On pourrait revenir, puisque j'ai parlé de tragédie, à la notion qu'on en avait au 17ème siècle : une unité de lieu, ce sont les 400 quartiers, une unité de temps, nous devrons avoir suffisamment réussi en 1995, une unité d'action, en luttant contre les exclusions et surtout en songeant à donner tout simplement aux habitants de ces quartiers le goût d'y vivre.
- Alors c'est la nouvelle confiance des jeunes dans ces quartiers qui déterminera l'avenir. C'est de leur imagination, de leur énergie, qu'on attendra les solutions. Entre ces mille et un projets qui sont partis de la base et de ces jeunes - ils sont très nombreux - et le moment où peut commencer leur exécution, le circuit est si long qu'au moment où l'accord est donné, sont déjà dissous ces groupes qui s'étaient enthousiasmés pendant quelques semaines ou quelques mois. L'enthousiasme est retombé, rien n'est venu et quand cela vient, ils ne sont plus là. Un calcul moyen laisse penser qu'il faut de dix-huit mois à deux ans pour que les jeunes dont nous parlons - et vous imaginez leur situation - puissent recevoir une réponse. Souvent cette réponse est favorable mais je le répète, il n'y a plus personne...
- Cela aussi c'est un drame. Alors, je lance un appel à l'élaboration de projets dès lors que l'on met en place le moyen d'y répondre. Pourquoi ne pas nous donner rendez-vous dans six mois pour que les maires qui l'accepteront, sélectionnent, avec l'aide de l'Etat, au moins trois à quatre cents projets, on devrait dire quatre cents pour qu'il y ait un projet par quartier, mais c'est une vue un peu abstraite, qu'il s'agisse de culture, d'environnement, de sport, de lieux de rencontres, de créations d'entreprises intermédiaires. Le sport et la culture, de nombreux jeunes s'intéressent au théâtre, au football, comment ne pas s'y intéresser et vite s'y passionner. Or combien d'experts nous disent que là où il existe un terrain de football avec un bon entraîneur, là où il existe un centre de dramaturgie à proximité, où l'on va chaque jour rencontrer ses amis mais aussi apprendre quelque chose, être capable d'exprimer, de représenter, d'interpréter, d'approcher le style, la beauté, immédiatement tous les risques de délinquance diminuent considérablement. Comme quoi il faut bien penser que les jeunes dont nous parlons sont habités comme vous, comme nous, par l'amour de la vie, par le désir de réussir, par un besoin profond d'harmonie.\
Quand je disais tout à l'heure, la ville c'est avant tout les hommes et les femmes qui l'habitent, je le disais parce que j'observe certaines tendances générales dans nos sociétés modernes occidentales, - auxquelles faisait allusion tout à l'heure Roland Castro - qui font que quand on cherche un moyen de s'exprimer dans des domaines comme ceux-là, on trouve tout de suite des termes qui relèvent de l'économie et bien peu qui relèvent de la sensibilité, de l'art, de la psychologie ou simplement du beau langage comme on aime l'entendre, et le cas échéant, l'employer. Mais quand on parle de la ville - ce que vous allez faire pendant ces 48 heures - il faut aussi penser que cela ne se traduit pas facilement. Si l'architecture est détestable, si les années d'après guerre (celles de 14-18 et 39-45) ont vu des constructions massives à bon marché, qui n'ont répondu à aucun des besoins de l'homme, si le goût du profit a prévalu sur les chances d'équilibre de la vie de ceux qui habitent là, sur ce que l'on pourrait appeler le bonheur, bien que le terme soit bien ambitieux, le bonheur ne dépend pas que de cela mais au moins pour une part tient-il aussi à la détention d'un minimum de moyens de confort. Une famille ne peut vraiment être heureuse que si tout le temps de la jeunesse des enfants on vit ensemble. Si on est séparé tout de suite, si chacun est arraché vers des orbites différentes, il n'y a plus aucun centre d'amour, d'affection, de fidélité aux même souvenirs, tout ce qui donne à nos petites cellules familiales et communales leur force et leur charme, tout ce qui à travers les millénaires d'humanité a bien montré que l'on avait besoin de cette solidarité du point de départ. Tout cela éclate avec la ville mal construite. Il y a les pierres - pour employer un terme générique puisqu'il y en a de moins en moins - et puis la façon de construire le bâtiment. C'est vrai que s'il est beau, c'est beaucoup mieux que s'il ne l'est pas, de même si le quartier au lieu d'être anarchique s'organise, a des points de référence, des ouvertures sur des lignes et des espaces qui répondent à un besoin intérieur de chaque homme, c'est mieux aussi. C'est bien d'en parler mais il faut le faire. Mais on ne peut pas non plus tout résumer à une dimension, une perspective, un matériau, un mode de transport, d'emplacement d'un lieu de loisir, en disant cela non nous n'avons pas encore tout à fait répondu à la question.\
Je pense que l'aspect purement humain des choses - les hommes, les femmes, les filles, les garçons qui sont là - se passe de toute définition technique ou même technocratique. Ce sont des êtres vivants. Ils ont grosso modo les mêmes besoins, les mêmes aspirations, les mêmes espérances. Ils sont soumis au même destin, ou plutôt au même destin dans ses grandes lignes, depuis la naissance jusqu'à la mort. Ils ont droit et aspirent aux mêmes affections, à tous ces cercles concentriques qui font qu'une vie a quelque chance d'être accompagnée du premier au dernier jour, à tout ce qui donne un horizon qui devient familier, une identité et pas simplement cette terrible solitude dans la foule, cette terrible solitude de la foule. Il ne suffit pas d'être nombreux pour ne pas être seuls. La solitude est à l'intérieur de soi-même. Encore doit-elle disposer de quelques repères.
- Ces repères, c'est aussi à vous, mesdames et messieurs, de les concevoir sans bien entendu négliger la responsabilité de l'Etat, de la collectivité nationale, mais c'est à vous de les concevoir parce que l'urbanisme ne transformera pas la ville et encore moins la vie si on ne fait pas appel à ceux qui sont là. On entre dans un domaine difficilement définissable, que l'on peut difficilement circonscrire. Si l'on ne crée pas un relai de confiance entre ceux qui y vivent et les gens de l'extérieur, entre ceux qui souhaitent apporter une réponse à leur mal et la connaissance qu'ils ont de ce mal, si on prétend se substituer à eux pour savoir ce qui leur convient, eh bien on ne réussira pas ! On ne réussira pas parce qu'il faut que chaque habitant, autant qu'il est possible, se sente le propre auteur de l'oeuvre, son propre créateur. Cette pâte immense et confuse qu'il s'agit de modeler, chacun doit en être l'artiste, je le répète, le créateur. Tout homme a besoin d'avoir part à la création. Celle à laquelle il n'a point de part, il ne s'y reconnait pas.\
C'est donc aussi une approche psychologique, une vue de l'être humain et de l'endroit où il vit, de l'urbanisme, de l'ensemble des éléments dans lequel sa vie se passera ou sera une condamnation depuis le premier jour. On n'en sortira jamais, comme vous le disiez, là où sont venus les parents poussés par on ne sait quoi, sinon par la misère. Combien de ces immigrés sont venus parce qu'on est allé les chercher ? On est allé les chercher parce qu'on avait besoin de main d'oeuvre et parce qu'on avait besoin souvent de main d'oeuvre à bon marché. Ils ne l'ont pas spécialement demandé. Ils sont venus. Ils sont restés. Alors qui est coupable ? Eux ? Qui est coupable ? Nous ? Ne cherchons pas. Nul n'est coupable qu'à partir du moment où une société s'est ancrée dans ces conditions et toutes les sociétés modernes en sont là, pas simplement la société française. Il y a des pays qui sont capables de prendre en mains leur destin, de l'organiser, de dominer les inerties causes de malheur et de désespoir, de drames de la vie et la mort, les confrontations, les inimitiés, les haines. Des sociétés sont capables de dépasser, de dominer, de recréer, de modeler l'héritage imparfait qui leur fut accordé.
- Le problème est de savoir si la France en sera elle-même capable. J'en ai la conviction. Je ne me laisse pas du tout impressionner par les cris, les protestations, la haine compacte que tente de répandre sur le pays un certain nombre de groupes extrémistes qui trouvent leur source dans toutes les sales histoires de l'histoire de France - il y en a toujours eu, c'est à peu près toujours les mêmes proportions - Ne nous inquiétons pas ! On en aura raison. Simplement il convient que notre société tout entière se mobilise, qu'elle sache se dépasser, qu'elle sache donner la priorité à l'homme. A partir de là le reste se fera, non pas tout seul, mais grâce à vous.\