12 février 1990 - Seul le prononcé fait foi
Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'histoire de l'ancienne bibliothèque d'Alexandrie, la composition de son fonds et les enjeux culturels de sa reconstruction, Assouan, le lundi 12 février 1990.
Monsieur le Président Moubarak,
- Majestés,
- Excellences,
- Altesses,
- Monsieur le Directeur général de l'Unesco,
- Mesdames et messieurs,
- Qu'à l'invitation de Mme Moubarak, la session inaugurale de notre commission se tienne à Assouan est à mes yeux plus qu'un symbole.
- Nous savons ce qui s'est accompli ici et ce que représentent ces lieux dans l'histoire de l'humanité comme dans l'histoire de l'Egypte.
- Nous sommes heureux d'y signifier aussi un acte décisif pour la culture, pour les cultures dont nous sommes ensemble porteurs.
- A l'autre extrémité du Nil, au débouché d'une vallée où naquit la plus ancienne littérature écrite, en bordure d'une mer très tôt offerte à l'échange des hommes et des idées, une nouvelle cause nous requiert aujourd'hui.\
Après Assouan, Alexandrie.
- Après les oeuvres de pierre à sauvegarder, un patrimoine écrit à reconstituer, à l'endroit même où jadis l'on s'employa à rassembler rien moins, rapporte-t-on, que "les livres de tous les peuples de la terre".
- J'ai dit "la terre" mais je pense aussitôt à la terre d'Egypte car l'Egypte ce fut pour la première fois l'agriculture, pour la première fois l'architecture, pour la première fois l'écriture, pour la première fois l'art de gouverner, pour la première fois sans doute la croyance en un seul dieu.
- L'Egypte est ce pays où bien avant les autres on révéra l'instruction et l'écrit. Ce pays où les écoles de scribes attachées aux temples et aux palais portaient le beau nom de "maisons de vie" et les bibliothèques sacrées celui d'officines de l'âme".
- L'Egypte est ce pays où, dès le temps du Nouvel Empire, il y a bien plus de 3000 ans, un papyrus proclamait : "un livre est meilleur qu'une maison bâtie, que des tombeaux dans l'Occident, il est plus beau qu'un château édifié et qu'une stèle dans un temple". Je ne veux pas redire ici ce qui a été si bien exprimé tout le long de cette matinée.\
Nous célébrons en ce jour la jonction des traditions et des cultures en une ville, fille d'Alexandre, capitale de l'Egypte et bientôt de la Méditerranée, comptoir du monde et cité cosmopolite, foyer des arts et des sciences.
- Je retiendrai à cet égard le conseil de Demetrius au premier des Ptolémée : "constituer un recueil des livres sur la royauté et l'exercice du commandement" et, ajoute-t-il, "les lire". Il ne suffit pas en effet d'avoir des trésors sur les rayons de nos bibliothèques, encore faut-il que l'on puisse les lire.
- Très vite, on ne s'en tient pas à un simple fonds spécialisé et, nous disent les récits parvenus jusqu'à nous, on en vient à concevoir une bibliothèque universelle. Histoire ou légende, peu importe car l'anecdote corrobore l'esprit de l'entreprise alexandrine : Ptolémée, dans une lettre "à tous les souverains et gouvernements de la terre" (certes circonscrite à ce qu'on en connaissait à l'époque) voulut qu'on lui envoyât les oeuvres des "poètes et prosateurs, rhéteurs et copistes, médecins et devins, historiens et tous les autres encore" de la terre tout entière.
- L'histoire ne dit pas ce qu'il advint en retour mais ce qui est sûr, c'est que les rayonnages de la bibliothèque d'Alexandrie s'emplirent de milliers de rouleaux.
- Il est vrai que cette bibliothèque ne fut pas la première. Dans les temples et dans les palais, on conservait depuis longtemps des textes. La plus ancienne bibliothèque, si l'on en croit Diodore de Sicile, aurait été créee il y a quelque 5000 ans et portait en exergue ces mots : "remèdes de l'âme". Mais la bibliothèque d'Alexandrie fut la plus fameuse et nulle autre en son temps, pas même celle de Pergame, ne put rivaliser avec elle.\
Pour Alexandrie fut inventé le premier dépôt légal, alimentant ce qu'on appelait "le fonds des navires", originaux prélevés dans les cargaisons de tous les bateaux faisant escale au port et auxquels on restituait en échange des copies exécutées sur place.
- Pour elle fut institué un système de traduction en grec de tous les ouvrages collectés, la bibliothèque cherchant à s'attacher des savants de tous les peuples et de toutes les langues. Nulle tâche ne rebutait les traducteurs, ni le million deux cent mille vers attribués à Zoroastre, ni l'Ancien Testament pour la traduction duquel on dit que Ptolémée écrivit à Eléazar, grand prêtre de Jérusalem, afin qu'il lui envoyât six savants pris dans chacune des douze tribus. Soixante-douze érudits, hommes de foi qu'on installa dans l'île de Pharos, auraient en soixante-douze jours traduit en grec ce que nous connaissons sous le nom de Bible des Septantes.
- De la critique scientifique des textes à la reconstitution normalisée d'une production poétique grecque issue de la tradition orale et souvent transcrite dans des versions fautives, de la géométrie à la cartographie, de l'astronomie à la biologie et à l'anatomie, aucun domaine ne fut laissé en friches. Vous en avez apporté tout à l'heure, mesdames et messieurs, le témoignage.
- Vous avez de votre côté, monsieur le directeur général, rappelé les noms de grands savants qui y menèrent leurs recherches et y firent des découvertes majeures. Je ne citerai à mon tour que Callimaque qui prit place dans la lignée des érudits responsables de la bibliothèque d'Alexandrie et auquel on doit le "catalogue des auteurs qui brillèrent dans chaque discipline". Il mena à bien la première tentative de classement systématique et de catalogage du fonds d'une riche bibliothèque, ce qui nécessita environ 120 rouleaux, les bases de la méthode étant posées.
- Imaginons un instant l'éblouissante vision de ceux qui, pour la première fois à pareille échelle, contemplaient les livres qu'ils pouvaient tenir pour ceux du monde entier.
- Imaginons la ruche des copistes et des traducteurs.
- Imaginons les poètes et les chercheurs venus de partout, les témoignages engrangés de toutes les pensées, de toutes les disciplines. Bibliothèque et musée tenaient du laboratoire, de l'université, de l'atelier, de la cité des sciences.
- Plus tard, on y adjoignit une "bibliothèque-fille", hors du Palais royal, dans l'enceinte du temple de Sérapis, où l'on mit des milliers de rouleaux copiés à la disposition de ceux qui n'étaient pas admis au musée afin, disait-on, de "donner à toute la ville la possibilité de philosopher". C'était, dirait-on aujourd'hui, une sorte de bibliothèque de lecture publique qui complétait la bibliothèque de recherche.\
Ce fut ainsi durant des siècles où l'histoire de la ville, sans pour autant s'y réduire, apparut indissociable de celle de sa bibliothèque.
- Les historiens, les archéologues, les égyptologues ont de la fin de cette rayonnante entreprise des interprétations qui diffèrent. Quelle part y eurent l'incendie allumé par Jules César en 48 avant J.C., celui des chrétiens en 390, l'occupant arabe de 641 ? On en dispute encore et je ne souhaite pas mettre un terme ce matin à cette querelle. Mais il est sûr que les ravages de la guerre, l'indifférence ou l'hostilité des occupants, la désaffection du public, le poids des dogmes, bref les destructions et l'abandon finirent par avoir raison d'une expérience qui compte parmi les plus grandes aventures intellectuelles de l'humanité.
- D'autres établissements ailleurs prendront à leur tour le relais. Mais ce qui fut brûlé, dispersé à Alexandrie le fut à jamais. Et en cours de route perdue pour des siècles la clef des mystérieux hiéroglyphes.
- Survécurent les récits, les influences - philosophiques, littéraires, scientifiques - qui cheminèrent en d'autres oeuvres. Des découvertes qui à leur tour engendrèrent d'autres découvertes. Quelques ouvrages qui trouvèrent abri en d'autres lieux. Vous avez, monsieur le Directeur général, souligné à juste titre le rôle que jouèrent Constantinople et les commentateurs arabes dans la conservation et la transmission de l'héritage hellénique.
- Survécut aussi le souvenir d'un incomparable foyer d'échanges au coeur d'un monde où se mêlaient les peuples de l'Afrique, de l'Asie et de l'Europe.\
L'Egypte, Alexandrie. Alexandrie aux sources de laquelle s'abreuvèrent et la culture occidentale et la culture arabe classique, Alexandrie dont Champollion baisa le sol lorsqu'il y vint en 1828 (6 ans après avoir déchiffré la pierre de Rosette), Alexandrie qui inspira tant d'écrivains, d'artistes, Alexandrie fut dite "capitale de la mémoire".
- Eh bien, elle continue. On a relaté avant moi et fort bien le vaste héritage qu'elle ambitionne de rassembler dans cette nouvelle bibliothèque, ces savoirs accumulés sur une longue histoire, les patrimoines pharaonique, gréco-romain, copte, islamique, la place qu'y tiendront les civilisations méditerranéennes et moyen-orientales.
- Ouverte aux chercheurs du monde entier mais en tout premier lieu à ceux de la région, insérée par mille liens dans un réseau de grandes bibliothèques, renouant avec la vocation alexandrine, je l'imagine un jour foyer de rayonnement scientifique, lieu de recherches exigeantes et donc de tolérance, instrument de dialogue et donc de paix, outil de développement au service d'un pays car le savoir est de nos jours la plus déterminante des forces productives et la plus solide garantie d'un avenir maîtrisé.
- Proche de la prestigieuse université d'Alexandrie, voisine de la future université francophone, flanquée d'une école internationale en sciences de l'information formant des spécialistes qualifiés, la bibliothèque d'Alexandrie sera dotée de tous les moyens modernes de conservation des collections, de stockage et de transmission des données, de restauration des documents et de communication au public.
- Nées à l'âge du manuscrit comme instruments d'accès aux livres rares, les bibliothèques, mesdames et messieurs, sont aujourd'hui l'un des vrais instruments du droit des peuples et des individus au savoir. Elles ne sont pas le supplément d'âme auquel on peut songer lorsque tous les problèmes sont réglés, toutes les difficultés économiques vaincues, mais une arme dans le combat du développement et de la liberté. Là où brûlent les livres disparaissent les chances intellectuelles et morales d'un pays.
- Plusieurs projets de modernisation ou de création de grandes bibliothèques de par le monde témoignent que notre civilisation reste, et c'est heureux, soucieuse de son patrimoine écrit et attentive à l'enrichir. On ne remerciera jamais assez M. le Président et Mme Moubarak d'avoir pris une initiative aussi déterminante.\
En France aussi, nous sommes engagés dans la construction d'une nouvelle bibliothèque. Cette ambition que j'ai pour mon pays me rend plus palpables encore les enjeux du projet qui nous rassemble aujourd'hui et, d'un projet à l'autre, mille formes de travail en commun sont à inventer.
- C'est pourquoi, en même temps que j'en appelle ici à l'effort solidaire des gouvernements, des institutions, des peuples pour que soient réunis les moyens d'ériger et de faire vivre la nouvelle bibliothèque d'Alexandrie, je vous apporte de France l'offre de coopération de nos bibliothèques, de leurs laboratoires et de leurs écoles.
- J'ai demandé à notre Bibliothèque nationale et à la Bibliothèque de France qui s'édifie, de contribuer, en liaison avec les responsables de la bibliothèque d'Alexandrie, à la constitution de ses collections par des dons d'ouvrages et de catalogues sur papier et microformes dont la liste pourrait être établie en commun.
- J'ai demandé à notre éducation nationale d'examiner de quelle façon pourraient être accueillis dans nos écoles de bibliothécaires des stagiaires désireux de s'y former.
- J'ai demandé aux équipes qui travaillent au schéma d'automatisation et d'informatisation de la bibliothèque de France de se tenir à la disposition de ceux qui, pour la Bibliothèque d'Alexandrie, s'attèlent à ces problèmes. Et plus généralement aux responsables de la future bibliothèque française de formuler des propositions de coopération pour aujourd'hui et pour demain.
- De même, les ateliers de traitement préventif et de restauration du livre de notre bibliothèque nationale sont prêts à apporter leur contribution et à venir si nécessaire à Alexandrie afin de confronter les contraintes et de rechercher en commun des solutions adaptées.
- Nous serions également heureux d'accueillir en France les responsables égyptiens du projet. Mais je ne veux pas vous infliger le catalogue des formes possibles d'un cheminement solidaire et nous ne serons heureusement pas les seuls à apporter notre contribution. Je veux que cette contribution française soit particulièrement sensible et je désire vous donner, au-delà de mon adhésion personnelle, une idée de l'intérêt que suscite chez nous, en France, la renaissance en Egypte d'une bibliothèque des temps modernes dépositaire d'une part de la mémoire du monde et partie prenante d'un réseau universel de savoir et d'amitié.
- Je souhaite qu'aujourd'hui le monde écoute l'appel d'Assouan et que chacun ait à coeur d'y répondre.\
- Majestés,
- Excellences,
- Altesses,
- Monsieur le Directeur général de l'Unesco,
- Mesdames et messieurs,
- Qu'à l'invitation de Mme Moubarak, la session inaugurale de notre commission se tienne à Assouan est à mes yeux plus qu'un symbole.
- Nous savons ce qui s'est accompli ici et ce que représentent ces lieux dans l'histoire de l'humanité comme dans l'histoire de l'Egypte.
- Nous sommes heureux d'y signifier aussi un acte décisif pour la culture, pour les cultures dont nous sommes ensemble porteurs.
- A l'autre extrémité du Nil, au débouché d'une vallée où naquit la plus ancienne littérature écrite, en bordure d'une mer très tôt offerte à l'échange des hommes et des idées, une nouvelle cause nous requiert aujourd'hui.\
Après Assouan, Alexandrie.
- Après les oeuvres de pierre à sauvegarder, un patrimoine écrit à reconstituer, à l'endroit même où jadis l'on s'employa à rassembler rien moins, rapporte-t-on, que "les livres de tous les peuples de la terre".
- J'ai dit "la terre" mais je pense aussitôt à la terre d'Egypte car l'Egypte ce fut pour la première fois l'agriculture, pour la première fois l'architecture, pour la première fois l'écriture, pour la première fois l'art de gouverner, pour la première fois sans doute la croyance en un seul dieu.
- L'Egypte est ce pays où bien avant les autres on révéra l'instruction et l'écrit. Ce pays où les écoles de scribes attachées aux temples et aux palais portaient le beau nom de "maisons de vie" et les bibliothèques sacrées celui d'officines de l'âme".
- L'Egypte est ce pays où, dès le temps du Nouvel Empire, il y a bien plus de 3000 ans, un papyrus proclamait : "un livre est meilleur qu'une maison bâtie, que des tombeaux dans l'Occident, il est plus beau qu'un château édifié et qu'une stèle dans un temple". Je ne veux pas redire ici ce qui a été si bien exprimé tout le long de cette matinée.\
Nous célébrons en ce jour la jonction des traditions et des cultures en une ville, fille d'Alexandre, capitale de l'Egypte et bientôt de la Méditerranée, comptoir du monde et cité cosmopolite, foyer des arts et des sciences.
- Je retiendrai à cet égard le conseil de Demetrius au premier des Ptolémée : "constituer un recueil des livres sur la royauté et l'exercice du commandement" et, ajoute-t-il, "les lire". Il ne suffit pas en effet d'avoir des trésors sur les rayons de nos bibliothèques, encore faut-il que l'on puisse les lire.
- Très vite, on ne s'en tient pas à un simple fonds spécialisé et, nous disent les récits parvenus jusqu'à nous, on en vient à concevoir une bibliothèque universelle. Histoire ou légende, peu importe car l'anecdote corrobore l'esprit de l'entreprise alexandrine : Ptolémée, dans une lettre "à tous les souverains et gouvernements de la terre" (certes circonscrite à ce qu'on en connaissait à l'époque) voulut qu'on lui envoyât les oeuvres des "poètes et prosateurs, rhéteurs et copistes, médecins et devins, historiens et tous les autres encore" de la terre tout entière.
- L'histoire ne dit pas ce qu'il advint en retour mais ce qui est sûr, c'est que les rayonnages de la bibliothèque d'Alexandrie s'emplirent de milliers de rouleaux.
- Il est vrai que cette bibliothèque ne fut pas la première. Dans les temples et dans les palais, on conservait depuis longtemps des textes. La plus ancienne bibliothèque, si l'on en croit Diodore de Sicile, aurait été créee il y a quelque 5000 ans et portait en exergue ces mots : "remèdes de l'âme". Mais la bibliothèque d'Alexandrie fut la plus fameuse et nulle autre en son temps, pas même celle de Pergame, ne put rivaliser avec elle.\
Pour Alexandrie fut inventé le premier dépôt légal, alimentant ce qu'on appelait "le fonds des navires", originaux prélevés dans les cargaisons de tous les bateaux faisant escale au port et auxquels on restituait en échange des copies exécutées sur place.
- Pour elle fut institué un système de traduction en grec de tous les ouvrages collectés, la bibliothèque cherchant à s'attacher des savants de tous les peuples et de toutes les langues. Nulle tâche ne rebutait les traducteurs, ni le million deux cent mille vers attribués à Zoroastre, ni l'Ancien Testament pour la traduction duquel on dit que Ptolémée écrivit à Eléazar, grand prêtre de Jérusalem, afin qu'il lui envoyât six savants pris dans chacune des douze tribus. Soixante-douze érudits, hommes de foi qu'on installa dans l'île de Pharos, auraient en soixante-douze jours traduit en grec ce que nous connaissons sous le nom de Bible des Septantes.
- De la critique scientifique des textes à la reconstitution normalisée d'une production poétique grecque issue de la tradition orale et souvent transcrite dans des versions fautives, de la géométrie à la cartographie, de l'astronomie à la biologie et à l'anatomie, aucun domaine ne fut laissé en friches. Vous en avez apporté tout à l'heure, mesdames et messieurs, le témoignage.
- Vous avez de votre côté, monsieur le directeur général, rappelé les noms de grands savants qui y menèrent leurs recherches et y firent des découvertes majeures. Je ne citerai à mon tour que Callimaque qui prit place dans la lignée des érudits responsables de la bibliothèque d'Alexandrie et auquel on doit le "catalogue des auteurs qui brillèrent dans chaque discipline". Il mena à bien la première tentative de classement systématique et de catalogage du fonds d'une riche bibliothèque, ce qui nécessita environ 120 rouleaux, les bases de la méthode étant posées.
- Imaginons un instant l'éblouissante vision de ceux qui, pour la première fois à pareille échelle, contemplaient les livres qu'ils pouvaient tenir pour ceux du monde entier.
- Imaginons la ruche des copistes et des traducteurs.
- Imaginons les poètes et les chercheurs venus de partout, les témoignages engrangés de toutes les pensées, de toutes les disciplines. Bibliothèque et musée tenaient du laboratoire, de l'université, de l'atelier, de la cité des sciences.
- Plus tard, on y adjoignit une "bibliothèque-fille", hors du Palais royal, dans l'enceinte du temple de Sérapis, où l'on mit des milliers de rouleaux copiés à la disposition de ceux qui n'étaient pas admis au musée afin, disait-on, de "donner à toute la ville la possibilité de philosopher". C'était, dirait-on aujourd'hui, une sorte de bibliothèque de lecture publique qui complétait la bibliothèque de recherche.\
Ce fut ainsi durant des siècles où l'histoire de la ville, sans pour autant s'y réduire, apparut indissociable de celle de sa bibliothèque.
- Les historiens, les archéologues, les égyptologues ont de la fin de cette rayonnante entreprise des interprétations qui diffèrent. Quelle part y eurent l'incendie allumé par Jules César en 48 avant J.C., celui des chrétiens en 390, l'occupant arabe de 641 ? On en dispute encore et je ne souhaite pas mettre un terme ce matin à cette querelle. Mais il est sûr que les ravages de la guerre, l'indifférence ou l'hostilité des occupants, la désaffection du public, le poids des dogmes, bref les destructions et l'abandon finirent par avoir raison d'une expérience qui compte parmi les plus grandes aventures intellectuelles de l'humanité.
- D'autres établissements ailleurs prendront à leur tour le relais. Mais ce qui fut brûlé, dispersé à Alexandrie le fut à jamais. Et en cours de route perdue pour des siècles la clef des mystérieux hiéroglyphes.
- Survécurent les récits, les influences - philosophiques, littéraires, scientifiques - qui cheminèrent en d'autres oeuvres. Des découvertes qui à leur tour engendrèrent d'autres découvertes. Quelques ouvrages qui trouvèrent abri en d'autres lieux. Vous avez, monsieur le Directeur général, souligné à juste titre le rôle que jouèrent Constantinople et les commentateurs arabes dans la conservation et la transmission de l'héritage hellénique.
- Survécut aussi le souvenir d'un incomparable foyer d'échanges au coeur d'un monde où se mêlaient les peuples de l'Afrique, de l'Asie et de l'Europe.\
L'Egypte, Alexandrie. Alexandrie aux sources de laquelle s'abreuvèrent et la culture occidentale et la culture arabe classique, Alexandrie dont Champollion baisa le sol lorsqu'il y vint en 1828 (6 ans après avoir déchiffré la pierre de Rosette), Alexandrie qui inspira tant d'écrivains, d'artistes, Alexandrie fut dite "capitale de la mémoire".
- Eh bien, elle continue. On a relaté avant moi et fort bien le vaste héritage qu'elle ambitionne de rassembler dans cette nouvelle bibliothèque, ces savoirs accumulés sur une longue histoire, les patrimoines pharaonique, gréco-romain, copte, islamique, la place qu'y tiendront les civilisations méditerranéennes et moyen-orientales.
- Ouverte aux chercheurs du monde entier mais en tout premier lieu à ceux de la région, insérée par mille liens dans un réseau de grandes bibliothèques, renouant avec la vocation alexandrine, je l'imagine un jour foyer de rayonnement scientifique, lieu de recherches exigeantes et donc de tolérance, instrument de dialogue et donc de paix, outil de développement au service d'un pays car le savoir est de nos jours la plus déterminante des forces productives et la plus solide garantie d'un avenir maîtrisé.
- Proche de la prestigieuse université d'Alexandrie, voisine de la future université francophone, flanquée d'une école internationale en sciences de l'information formant des spécialistes qualifiés, la bibliothèque d'Alexandrie sera dotée de tous les moyens modernes de conservation des collections, de stockage et de transmission des données, de restauration des documents et de communication au public.
- Nées à l'âge du manuscrit comme instruments d'accès aux livres rares, les bibliothèques, mesdames et messieurs, sont aujourd'hui l'un des vrais instruments du droit des peuples et des individus au savoir. Elles ne sont pas le supplément d'âme auquel on peut songer lorsque tous les problèmes sont réglés, toutes les difficultés économiques vaincues, mais une arme dans le combat du développement et de la liberté. Là où brûlent les livres disparaissent les chances intellectuelles et morales d'un pays.
- Plusieurs projets de modernisation ou de création de grandes bibliothèques de par le monde témoignent que notre civilisation reste, et c'est heureux, soucieuse de son patrimoine écrit et attentive à l'enrichir. On ne remerciera jamais assez M. le Président et Mme Moubarak d'avoir pris une initiative aussi déterminante.\
En France aussi, nous sommes engagés dans la construction d'une nouvelle bibliothèque. Cette ambition que j'ai pour mon pays me rend plus palpables encore les enjeux du projet qui nous rassemble aujourd'hui et, d'un projet à l'autre, mille formes de travail en commun sont à inventer.
- C'est pourquoi, en même temps que j'en appelle ici à l'effort solidaire des gouvernements, des institutions, des peuples pour que soient réunis les moyens d'ériger et de faire vivre la nouvelle bibliothèque d'Alexandrie, je vous apporte de France l'offre de coopération de nos bibliothèques, de leurs laboratoires et de leurs écoles.
- J'ai demandé à notre Bibliothèque nationale et à la Bibliothèque de France qui s'édifie, de contribuer, en liaison avec les responsables de la bibliothèque d'Alexandrie, à la constitution de ses collections par des dons d'ouvrages et de catalogues sur papier et microformes dont la liste pourrait être établie en commun.
- J'ai demandé à notre éducation nationale d'examiner de quelle façon pourraient être accueillis dans nos écoles de bibliothécaires des stagiaires désireux de s'y former.
- J'ai demandé aux équipes qui travaillent au schéma d'automatisation et d'informatisation de la bibliothèque de France de se tenir à la disposition de ceux qui, pour la Bibliothèque d'Alexandrie, s'attèlent à ces problèmes. Et plus généralement aux responsables de la future bibliothèque française de formuler des propositions de coopération pour aujourd'hui et pour demain.
- De même, les ateliers de traitement préventif et de restauration du livre de notre bibliothèque nationale sont prêts à apporter leur contribution et à venir si nécessaire à Alexandrie afin de confronter les contraintes et de rechercher en commun des solutions adaptées.
- Nous serions également heureux d'accueillir en France les responsables égyptiens du projet. Mais je ne veux pas vous infliger le catalogue des formes possibles d'un cheminement solidaire et nous ne serons heureusement pas les seuls à apporter notre contribution. Je veux que cette contribution française soit particulièrement sensible et je désire vous donner, au-delà de mon adhésion personnelle, une idée de l'intérêt que suscite chez nous, en France, la renaissance en Egypte d'une bibliothèque des temps modernes dépositaire d'une part de la mémoire du monde et partie prenante d'un réseau universel de savoir et d'amitié.
- Je souhaite qu'aujourd'hui le monde écoute l'appel d'Assouan et que chacun ait à coeur d'y répondre.\