22 décembre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les relations entre la CEE et les pays arabes et les conflits israélo-arabe, irako-iranien et libanais, Paris, le vendredi 22 décembre 1989.

Majesté,
- Messieurs,
- Alors que s'achèvent les travaux que vous avez menés depuis hier, nous vous souhaitons la bienvenue en France de grand coeur, et particulièrement dans ce Palais de l'Elysée.
- Je tiens à saluer particulièrement la présence de Sa Majesté le Roi du Maroc, en sa qualité de Président du Sommet des Etats arabes, qui s'est joint à nous pour cette séance de clôture et qui vient de s'exprimer avec éloquence et conviction. Cela signifie tout simplement que nous accordons tous une véritable importance à cette conférence, nous Européens, mais comme cela vient d'être dit, vous aussi amis arabes.
- Je souhaite aussi remercier les représentants des gouvernements et des organisations réunis ici d'avoir si rapidement accepté l'invitation que j'ai lancée, le 25 octobre dernier, au Parlement européen de Strasbourg avec l'approbation générale des députés présents.
- Vous avez démontré là un acte de volonté politique, volonté de part et d'autre de la Méditerranée, de renouer un dialogue qui trouve sa justification dans la géographie et dans l'histoire, dans les liens qui se sont tissés entre nos pays à travers les siècles, comme dans la réalité quotidienne de nos échanges d'aujourd'hui.
- L'ambition naturelle que nous avons eue, il y a quelque quinze ans, de nous donner un cadre de rencontre, n'a pu véritablement prendre corps et il faut le dire, le dialogue entre Arabes et Européens s'est enlisé depuis six ans. C'est pourquoi j'ai souhaité sortir de l'ornière, et en l'élevant à un niveau politique, donner son véritable sens au dialogue qui nous est tellement nécessaire aux uns comme aux autres.
- Le résultat de vos travaux, la qualité des participants, le fait que nul ne fasse défaut, nous sommes tous présents, tout cela est porteur d'espoir et remplit de satisfaction, j'en suis sûr, les initiateurs de cette conférence.
- Nous voulons que ce dialogue soit à la fois concertation et coopération. Nos pays ont vocation à débattre de toutes les grandes questions qui intéressent la planète. Nous ne sommes pas spécialisés. Là où nous sommes, tout nous regarde. La planète s'est rétrécie, et tout ce qui se passe ici a des répercussions là : la paix, la sécurité, le développement. Mais bien entendu, c'est d'abord sur les problèmes de nos régions communes que notre concertation peut être la plus fructueuse, en tout cas la plus nécessaire. Une meilleure appréhension de nos préoccupations et de nos objectifs respectifs constitue une première étape à une démarche de ce genre.\
Alors comment ne pas parler d'abord du problème si difficile à résoudre, en tout cas le plus ancien et qui provoque plus que d'autres émotions, et débats : je veux parler du conflit israélo-arabe et de la question palestinienne.
- Vous connaissez la position des Douze, chers amis arabes. Elle prend en compte le droit des Etats et le droit des peuples. Droit des état pour tous, puisqu'il est absent pour des raisons d'évidence, droit d'Israël à l'existence, ce qui implique la reconnaissance et le droit à la sécurité, ce qui suppose des frontières sûres et reconnues, des garanties. Droit des peuples à la justice, donc au libre exercice de leurs droits politiques fondamentaux, dont le premier qui vient à l'esprit est le droit à l'autodétermination. Et ce que je dis là vise particulièrement le peuple palestinien.
- Tout l'effort de la Communauté a tendu à promouvoir ces principes simples, c'est-à-dire à faire en sorte que les parties concernées acceptent de les prendre comme base d'un règlement. C'est pourquoi, nous avons salué les décisions prises à cet effet par le Conseil national palestinien de novembre 1988, confirmé par les déclarations faites par M. Yasser Arafat à l'occasion de l'assemblée générale des Nations unies et dans d'autres circonstances, notamment celles qui ont vu la présence de M. Arafat à Paris. De même nous sommes-nous réjouis lors du Conseil européen de Madrid de juin dernier du soutien apporté à ces décisions par le Sommet de Casablanca.
- Ces prises de positions du côté arabe et palestinien ont ouvert de nouvelles perspectives pour la recherche d'un règlement, mais aucune réponse suffisante n'est malheureusement venue y faire écho jusqu'ici.
- Nous avons estimé que la proposition d'organisation d'élections dans les territoires occupés faite par le gouvernement israélien pouvait contribuer à la paix, à la condition qu'elle s'inscrive dans un processus de règlement global, qu'elle soit mise en oeuvre avec les garanties indispensables dans l'ensemble des territoires en question, y compris Jérusalem-est. Mais c'est en se fondant sur les mêmes principes que la Communauté a accueilli les efforts actuels - les dix points du Président Moubarak, les cinq points du secrétaire d'Etat américain et il y a beaucoup d'autres propositions -. Chacune d'entre elles est discutable et discutée mais ce sont des efforts qui méritent d'être considérés, afin de promouvoir, au bout du compte le dialogue israélo-palestinien.
- Une conférence internationale rassemblant toutes les parties, y compris l'OLP, nous paraît le cadre le plus approprié pour une telle négociation, et tout ce qui va dans cette direction, je veux dire la négociation, le dialogue, doit être encouragé et tout ce qui s'en écarte ou qui élude cet objectif est en revanche sans avenir.
- Pendant ce semestre, les Douze européens ont poursuivi leurs efforts pour rapprocher les points de vue. Deux missions de la Présidence du Conseil européen, qui s'appelle la Troïka, se sont rendues dans la région. Les Douze ont dénoncé les atteintes portées aux Droits de l'Homme, ils s'efforcent aussi d'alléger les épreuves d'une population victime d'une dégradation continue de ses conditions de vie. Lors du Conseil européen de Strasbourg, nous avons ainsi décidé d'accroître, de façon substantielle, notre aide aux populations de ces territoires pour contribuer à leur développement et pour faire ce qui pouvait être fait en matière de santé, d'éducation, par exemple. La Communauté attend, à ce propos, le rapport de la Commission sur ces sujets et on sait que la Commission travaille.\
Un autre conflit, c'est celui qui a opposé l'Iran et l'Irak. Il a fait peser longtemps des menaces pour la sécurité et l'équilibre régional - et dire "régional" c'est prononcer un mot bien étroit -, provoqué des souffrances et des pertes humaines considérables. Si les hostilités ont heureusement pris fin depuis un an et demi, la situation actuelle, "ni guerre, ni paix", ne répond pas aux exigences d'une zone particulièrement sensible. Cette situation instable, coûteuse, qui maintient une mobilisation des ressources et des hommes préjudiciable au développement des deux pays doit-elle se poursuivre ?
- Nous soutenons résolument la médiation du secrétaire général des Nations unies et encourageons les gouvernements en question à ne rien ménager pour que l'armistice actuel soit transformé en une paix durable. Ce sont deux cas typiques de conflits qui occupent tous les esprits.\
Il en est un troisième aussi, la crise qui a mobilisé de la manière la plus pressante nos efforts, celle du Liban. Le drame que vit depuis plus de quatorze ans la population de ce pays a encore connu cette année des développements plus tragiques. Pendant près de six mois Beyrouth et ses environs ont été le théâtre de bombardements d'une intensité inégalée et de combats imposant aux habitants de terribles épreuves.
- Quels qu'ils soient, où qu'ils vivent dans cette région, tous sont menacés ou atteints. Face à cette situation, la Ligue arabe a pris ses responsabilités avec une détermination à laquelle je rends hommage notamment le Comité tripartite et la direction de la Ligue arabe £ le Secrétaire général, le Secrétaire général adjoint. Leur persévérance à laquelle les Douze ont apporté un soutien résolu, a permis d'aboutir à un cessez-le-feu, de poser les bases d'un règlement politique par les accords de Taef. Règlement qui permettra au Liban, en s'appuyant sur des institutions rénovées, de recouvrer sa pleine et nécessaire souveraineté ce qui implique en particulier le retrait des forces non libanaises ou étrangères de son territoire.
- Il est clair qu'il ne peut y avoir ni réconciliation nationale, ni paix sans le concours de toutes les parties intéressées. Voilà pourquoi nous espérons que toutes se rallieront à l'autorité légitime incarnée par le Président de la République et par son gouvernement. C'est ce que j'ai dit moi-même à diverses reprises connaissant fort bien les conflits, les compétitions, les craintes respectives. Mais il y a une loi, il y a un ordre et un accord international. Il y a l'intérêt d'un peuple qui souffre et il faut savoir choisir sa voie. Je l'ai rappelé, directement ou indirectement, oralement ou par écrit, aux principaux protagonistes de ce conflit. C'est dans l'union des efforts et non dans une division qui peut être suicidaire que le Liban aura les meilleures chances de retrouver son indépendance, sa souveraineté, son unité, son intégrité, objectifs finaux et essentiels de toute cette démarche. Le Liban est souverain. En tout cas il faut qu'il sache qu'il peut compter sur l'Europe de la Communauté et sur la France. Et quand je dis le Liban, je veux dire tous les Libanais.\
Le dialogue que nous voulons relancer aujourd'hui, c'est aussi celui de la coopération économique, technique, culturelle. Vous en avez arrêté les principales orientations. Vous en avez retenu certains programmes prioritaires. Notre coopération économique se développe pour l'essentiel dans le cadre d'accords bilatéraux. Tout cela constitue un réseau très serré de relations, appuyé par une très grande diversité de concours financiers. Pour la plupart des pays arabes, sinon tous, l'Europe des Douze est devenue le premier partenaire commercial, à quoi s'ajoute une coopération amorcée avec ce que l'on appelle les sous-ensembles régionaux. C'est déjà le cas avec le Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe, dont le Secrétaire général est parmi nous en ce jour. Eh bien, il en sera de même bientôt, comme la Communauté en a exprimé l'intention avec l'Union du Maghreb arabe, dont la création récente a suscité beaucoup d'espoir et d'intérêt, au Maghreb comme chez nous. Nous souhaitons vivement que tout cela prenne une forme durable.\
Parmi vous s'expriment des préoccupations qui touchent à la réalisation prochaine, au sein de la Communauté, du marché unique, le 31 décembre 1992, dans trois ans. Vous vous interrogez sur les conséquences qui pourraient en résulter pour les pays tiers. J'ai déjà répété que l'idée que se font un certain nombre d'entre vous et bien d'autres qui ne sont pas ici, d'une Europe forteresse, est sans fondement. Elle est même contraire à ce que sera la réalité, puisque ce marché permettra à vos produits de circuler librement dans l'ensemble des Douze, des Douze sans frontières. L'Europe n'entend pas seulement rester le partenaire très important qu'elle est aujourd'hui pour chacun de vos états. Elle veut développer ses relations avec vous. C'est pour nous tous, c'est pour la France, une priorité car nous avons de nombreux sujets d'intérêt commun, en dehors de la politique pratique dont je viens de parler ou de la politique économique qui est notre souci. Les problèmes de qualité de la vie, les problèmes de société, les problèmes de l'environnement, les problèmes de la lutte contre la drogue, les problèmes du terrorisme nous concernent tous et nous engagent tous.\
Vous savez que notre rencontre prend place à un moment où des événements d'une signification exceptionnelle se déroulent en Europe de l'Est. L'ordre ancien issu de la deuxième guerre mondiale, qui nous était devenu familier, se trouve remis en cause sous l'effet d'une formidable aspiration à la liberté. On peut interpréter ces événements d'une façon très différente, mais toutes les interprétations se ramènent à l'essentiel : c'est une victoire de la liberté. Ces changements modifient le visage de l'Europe que nous avons connu depuis plus de quarante ans, et il faut s'y habituer. J'ajouterai, on ne s'en plaindra pas, car c'est une victoire de la liberté par la volonté populaire. Certains d'entre vous, je le sais, se demandent si l'attention portée par les Douze à ce qui se passe à l'Est de l'Europe n'est pas de nature à distraire la Communauté européenne de ses partenaires traditionnels que vous êtes, ainsi que les pays africains dans leur ensemble.
- Je vous le dis tout à fait solennellement, le rapprochement des deux Europes trop longtemps séparées ne se fera pas aux dépends des solidarités et des liens de toutes sortes qui unissent les douze Etats-membres à leurs voisins arabes et à leurs autres voisins. On vient de signer à Lomé un quatrième acte de notre convention, où le chiffre qui avait été évoqué par nos partenaires, dont ils avaient douté pensant que nous serions absorbés par ce qui se passait sur notre continent, aboutit à un total impressionnant de quelques douze milliards d'écus. Rien n'a été soustrait et même quelque chose de plus a été fait en dépit des obligations nouvelles, qui aujourd'hui requièrent, il est vrai, notre attention.
- Bref, l'appui à l'Est représentera pour nous une addition, non pas une soustraction. Ce n'est pas toujours facile, vous imaginez, car vous aussi vous avez besoin de tenir vos finances en état et la crise dont nous avons souffert, n'est pas finie, nous en supportons encore les conséquences.
- Bref, il ne s'agit pas pour nous de choisir entre l'Est et le Sud, mais de maintenir et de mettre en oeuvre les engagements que nous avons pris.\
Enfin notre coopération touche à la culture, c'est un dialogue entre deux civilisations. Il s'est établi au fil des siècles et nous le perpétuons. Une réunion comme celle-ci en est l'exemple type. Je saisis cette occasion pour saluer, précisément, l'apport original et à certains moments déterminant que l'Europe a reçu du monde arabe sur le plan scientifique.
- Enfin c'est l'Europe qui, à son tour, est devenue maintenant, dans le domaine scientifique, un des ferments de votre renouveau et puis du nôtre en même temps, tant sont multiples les interactions entre deux mondes que rien ne sépare, même plus la géographie. C'est un retournement qui illustre la perspective historique dans laquelle doivent être perçues nos complémentarités. C'est sur la durée qu'il faut les juger pour apprécier la valeur de nos apports respectifs dans cette zone exceptionnelle de civilisation qu'est la Méditerranée.\
Voilà Majesté, messieurs, ce que je souhaitais vous dire au terme de votre conférence qui marquera une nouvelle et importante étape dans les rapports entre nos pays. Notre communauté souhaite pouvoir maintenir avec tous les membres de la Ligue arabe les meilleures relations. J'espère que cette réunion et cette conférence en témoigneront à vos yeux de façon décisive. Il me reste à vous remercier d'avoir répondu à l'invitation de la France, ès-qualité porte-parole de la Communauté de l'Europe des Douze. Je vous exprime au seuil de la dernière décennie, nous arrivons dans les dix derniers jours de l'année et nous abordons maintenant la dernière décennie du XXème siècle. On me dira, tout cela est symbolique, naturellement, chaque jour est un anniversaire de quelque chose, et qu'est-ce qui changera dans notre vie, entre un 31 décembre et un 1er janvier, ou tout autre façon de compter les jours ? Mais les symboles, c'est important. Voici dans le troisième millénaire de notre ère à nous en tout cas et vous connaissez suffisamment les formes de culture pour savoir ce que cela représente. Alors chez nous on forme des voeux, on souhaite bonne année, on pourrait dire bon siècle, on pourrait dire bon millénaire, même si nous sommes peu nombreux à pouvoir espérer aller jusqu'au bout, surtout de ce dernier. Mais c'est une façon cordiale de s'exprimer. On fait des voeux pour la santé, on fait des voeux pour le bonheur, on sait bien qu'il n'y aura pas que du bonheur, qu'il n'y aura pas que de la santé, on le sait bien. On sait bien que la vie est faite comme cela. Mais c'est bon d'espérer, et c'est meilleur encore que d'espérer ensemble.\