10 décembre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à Europe 1 et Antenne 2 le 10 décembre 1989, notamment sur la nécessité de renforcer la construction européenne face aux mouvements de réforme dans les pays de l'Est, ou la réunification de l'Allemagne, le conflit du Liban et sur l'immigration clandestine.

M. ELKABBACH.- Monsieur le Président de la République, bonsoir. Depuis longtemps vous n'avez pas parlé aux Français comme cela. Depuis trois mois, nous sommes passés de l'ordre figé, rassurant et confortable de l'après-guerre au XXIème siècle en 1989, c'est-à-dire cette année, le choix des libertés, son cortège de bouleversements quotidiens en Europe de l'Est, aujourd'hui encore à Prague, provoquent à la fois de l'émerveillement et un sentiment d'incertitude, d'inquiétude même devant l'inconnu. Et monsieur le Président, on nous dit de différents côtés que nous n'avons rien vu et que cela va continuer.
- Est-ce que vous qui êtes aux commandes, vous pensez aussi que cela va continuer comme cela ?
- LE PRESIDENT.- Je le pense, oui. Le rythme a été rapide dans certains pays £ il pourrait se ralentir, mais sur l'ensemble du mouvement qui se dessine, je pense qu'il continuera.
- QUESTION.- Les Français ont déjà le vertige dans la France telle qu'elle est et j'ai envie de dire : faut-il avoir peur ?
- LE PRESIDENT.- Peur de quoi ? Des victoires de la liberté ? Il suffit d'être résolus.
- QUESTION.- Il faut reconnaître aussi que notre société est en ce moment secouée par une triple peur qui vient de loin : d'abord, la peur de la grande Allemagne avec l'insécurité £ la peur de l'Islam, ou d'un Islam qui serait intégriste et conquérant, avec en plus ses conséquences pour les immigrés dans notre pays, et un Front national qui profite des hésitations des gouvernements. Et puis, la peur, la peur qui monte des inégalités et de la pauvreté.
- Alors précisément, ce soir, les Français attendent de vous, monsieur le Président, que vous chassiez ces fantômes et ces fantasmes et que vous disiez où ils vont et où vous les conduisez dans ce monde en pleine ébullition.
- Alain Duhamel et Serge July, Christine Ockrent vont participer au cours de ce Club de la Presse exceptionnel d'Europe 1 réalisé avec Antenne 2, ici, en direct de l'Elysée, à cette émission.\
M. ELKABBACH.- D'abord, nous commençons par Strasbourg £ le Conseil Européen de Strasbourg est un des plus importants de ces dix dernières années, l'avis est quasiment général. MM. Kohl, Gonzalez, Delors, Mme Thatcher en disent l'importance historique. Alors, tout simplement comment vous, vous l'interprétez pour l'Europe, pour nous, les Français, pour vous-même ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, pour l'Europe, on a avancé et on a avancé à un moment où l'on pouvait douter. Pour les raisons que vous venez de dire, tout ce qui se passe à l'Est remue quand même les esprits £ de multiples espérances se dessinent et peuvent se contrarier. Et pourtant on a avancé £ cela prouve que la marche était bonne, pas depuis six mois seulement, je dirai depuis plus de trente ans. Cela prouve que l'Europe s'impose.
- Si j'ai à dire un mot sur ce sujet-là - je ne peux pas les traiter tous à la fois - je dirai que nous nous étions fixé quelques objectifs simples :
- Le premier était de fixer une date pour qu'une conférence fût réunie - conférence intergouvernementale, cela s'appelle comme cela - afin de décider de l'Union économique et monétaire : une monnaie pour l'Europe, pour la Communauté, et au bout du compte un organisme central, une banque.
- Il faudra plusieurs années pour y aboutir, mais il fallait donner le top. L'année prochaine, avant la fin 1990, la conférence l'ouvrira.
- Deuxièmement, nous désirions mettre en chantier ce qu'on appelle une charte sociale £ on ne peut pas faire l'Europe simplement pour les chefs d'entreprise, ou pour le flux des capitaux. Il faut bien entendu faire l'Europe pour tout le monde, pour les travailleurs, pour l'ensemble des citoyens.
- Et puis, je voulais qu'on avance aussi sur ce qu'on appelle le marché unique : puisqu'en 1992, on va tous se trouver sans frontières, il faut au moins préparer les choses.
- Dernier point, j'avais annoncé lors de la réunion du Conseil européen du 18 novembre ici même à l'Elysée, qu'il fallait aider l'Est et particulièrement créer une banque de développement pour l'Europe de l'Est. Cela a été décidé.\
QUESTION.- Alors, monsieur le Président, nous allons voir les choses en détail maintenant avec d'abord Alain Duhamel et Christine Ockrent.
- QUESTION.- Avant d'en venir à chacun des points dont vous avez parlé, est-ce qu'on peut dire que maintenant l'Europe politique est en vue ?
- LE PRESIDENT.- Elle est en vue depuis longtemps. Elle était dans l'esprit des fondateurs, elle a été explicitement prévue lors du Conseil européen de Stuttgart, il y a quelques années, et - on l'avait peut-être un peu oublié - maintenant, elle est redevenue d'actualité. Ce qui a été décidé à Strasbourg va permettre de jalonner le chemin.
- QUESTION.- Justement, dans ce chemin, monsieur le Président, est-ce qu'on peut dire que les résultats de Strasbourg que tout le monde salue plutôt comme un succès, renforce aussi le rôle, la fonction politique du Président de la Commission qui semble incarner de plus en plus cette Europe de l'Ouest vis-à-vis de l'autre Europe ?
- LE PRESIDENT.- Oui, le Président de la Commission, Jacques Delors, travaille très bien, il est admirablement compétent, il y croit et il est donc...
- QUESTION.- Et il est français.
- LE PRESIDENT.- Il est français, mais enfin il pourrait être d'une autre nationalité. Il est français et j'en suis très content. Alors que son rôle soit confirmé par le déroulement des opérations, tant mieux.\
QUESTION.- Monsieur le Président, sur la charte sociale, est-ce que vous n'êtes pas finalement un peu déçu ? Vous auriez souhaité un système quand même un peu plus contraignant qui comprend des garanties plus formelles en ce qui concerne les salariés, que ce soit en France ou dans le reste de l'Europe £ est-ce que le fait que ce soit simplement de bonnes intentions ne vous a pas un peu déçu ?
- LE PRESIDENT.- Ce ne sont pas que de bonnes intentions. Si je m'étais fixé un programme conforme à ma pensée sur ce que doit être dans l'Europe et dans ses douze pays, un statut social du travail, bien entendu... C'est très en deçà, mais je ne me fais pas d'illusions... D'ailleurs, moi je suis socialiste. Et je ne peux pas me mettre dans l'idée que je vais entraîner d'un coup beaucoup de pays qui seraient réticents envers une forme de contrat avec l'ensemble des travailleurs, qui correspondrait à ma pensée. Mais par rapport à l'état d'esprit de nombre de nos partenaires, je n'ai pas lieu d'être déçu, au contraire. Vous dites, c'est simplement un cadre, non c'est plus que cela, ou beaucoup plus que cela, on pourrait ajouter beaucoup de choses.
- QUESTION.- Vous allez le remplir ce cadre au fil des années ?
- LE PRESIDENT.- Cela a déjà été décidé, puisque la Commission dont vous parliez à l'instant a déjà en portefeuille 42 mesures dont 17 directives et, peu à peu, bien entendu, ce cadre va se remplir.
- QUESTION.- Ce sera à la carte, c'est-à-dire que chaque partenaire choisira ce qui lui convient ?
- LE PRESIDENT.- Non, c'est la Commission qui va proposer les directives et elles seront soumises à l'appréciation du Conseil européen.. A la carte, cela voudrait dire que, chaque fois, il faudra qu'un Conseil européen se décide sur telle ou telle mesure..
- QUESTION.- Et cela va faciliter en France la lutte contre le chômage qui reste, bien sûr, la préoccupation numéro un des Français ?
- LE PRESIDENT.- La bonne marche de l'Europe, l'union économique et monétaire rendront un immense service sur le plan de l'emploi, puisque M. Delors estime que nous allons avoir, ces prochaines années, un gain de cinq millions d'emplois dans l'Europe des Douze grâce à ce rassemblement de nos économies.
- C'est bien, c'est déjà très prometteur, mais la France est un pays social très avancé par rapport à la plupart des autres, de telle sorte que le progrès européen mettra du temps avant d'atteindre le niveau français.\
QUESTION.- Il y avait une crise ou un malaise en tout cas avec Bonn, un certain froid... Comment avez-vous convaincu M. Kohl ?
- LE PRESIDENT.- Vous me parlez de quel problème ... ?
- QUESTION.- De la conférence intergouvernementale pour la suite et pour la progression vers l'Europe économique et monétaire.
- LE PRESIDENT.- Il est certain qu'à un moment donné l'Allemagne fédérale aurait préféré reporter la session d'ouverture de la conférence intergouvernementale sur la création de la monnaie européenne.
- QUESTION.- Qu'est-ce qui les a fait changer d'avis ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, qu'est-ce qui les avait poussés à stopper ? Beaucoup de circonstances, je crois. D'abord l'esprit public en Allemagne : M. le Chancelier Kohl le disait. Si l'on faisait voter les Allemands là-dessus, le projet serait sans doute recalé. Et puis, il y a les milieux d'affaires : l'Allemagne dispose d'une grande puissance économique mais elle n'est pas une puissance égale de caractère politique ou de caractère militaire £ ce n'est pas négligeable, mais ce n'est pas pareil.
- QUESTION.- Elle a son Deutschemark !
- LE PRESIDENT.- Oui, elle a le mark et aussi son commerce international extrêmement actif et puissant. Je pense qu'il y a tout un fond de réactions en Allemagne qui dit : pourquoi renoncerait-on à être les seuls à jouir de cette situation et devrait-on partager avec d'autres dont la situation est moins bonne ?
- Il y a aussi le problème des élections. Aborder des élections, comme ce sera le cas au début de décembre 1990, alors que la conférence doit s'ouvrir, cela faisait un mélange de dates qui risquait d'être gênant pour les équipes au pouvoir.
- Voici ce que j'interprète, mais ce n'était quand même pas une lame de fond, puisqu'il a suffi de s'en expliquer clairement. J'ai dit au Chancelier Kohl : je crois que c'est nécessaire et de toute façon je poserai la question au Conseil européen et je demanderai à chaque pays de se prononcer. Nous avons assumé une responsabilité déterminante, vous et nous, afin de faire avancer l'Europe sur tous ces chemins, et nous allons continuer. Le Chancelier Kohl l'a parfaitement admis, car il est décidément européen, on n'a pas le droit d'en douter.
- QUESTION.- C'est un partenaire compliqué.
- LE PRESIDENT.- On est tous compliqués...
- QUESTION.- Ambigu...
- LE PRESIDENT.- Non, pas ambigu. Il y a des problèmes qui se posent, dont on a parlé.\
`Suite sur le Chancelier Kohl`
- QUESTION.- Sur son plan en dix points pour la réunification de l'Allemagne, vous n'avez pas été mis au courant..
- LE PRESIDENT.- Il n'était pas tenu de m'en informer, c'était une affaire spécifiquement allemande, mais qui intéresse la France quand même.
- QUESTION.-... au moment où le Chancelier les a proposés au Bundestag.
- LE PRESIDENT.- Sans qu'on me questionne, je m'en suis occupé.
- QUESTION.- Est-ce que vous n'avez pas le sentiment, maintenant, après ce Conseil européen, que l'obsession chez les Allemands de la question de la réunification va se retrouver sans arrêt, à chaque étape, mois après mois ?
- LE PRESIDENT.- Le problème de la réunification allemande est posé en permanence ...
- QUESTION.- Il l'est plus maintenant qu'il ne l'était il y a six mois ...
- LE PRESIDENT.- Sans aucun doute. Peut-être voulez-vous qu'on s'arrête quelques instants pour savoir quelle décision a été prise à Strasbourg ?
- QUESTION.- Absolument.
- LE PRESIDENT.- Parce qu'il faut quand même que nos auditeurs sachent de quoi on parle...
- QUESTION.- Vous savez qu'on a beaucoup parlé de Strasbourg parce que c'était une réunion importante ...
- QUESTION.- Le problème de retour à l'unité ...
- LE PRESIDENT.- Ce n'était pas à l'ordre du jour. Ce n'est pas directement de la seule compétence de la Communauté, mais avouez que c'est un élément d'une certaine envergure et qu'on ne peut pas imaginer que douze pays de l'Europe se réunissent sans en parler .. Cela les regarde d'autant plus qu'ils sont partie prenante à l'équilibre européen.\
`Suite sur la réunification de l'Allemagne`
- QUESTION.- Justement, monsieur le Président, on a l'impression que l'Allemagne fédérale a réussi, de son point de vue, à obtenir un blanc-seing communautaire pour sa réunification et qu'en contrepartie, dans cette déclaration, il n'est fait nulle part mention des frontières, et singulièrement de la frontière orientale...
- LE PRESIDENT.- C'est un peu simple, ce que vous dites là.
- QUESTION.- C'est comme cela que les gens réagissent.
- LE PRESIDENT.- Je sais bien que vous êtes au courant des choses, mais elles ne se sont pas posées comme cela du tout £ d'ailleurs, j'ai le texte ici..
- QUESTION.- Oui, mais pour les Français qui ont parfois de mauvais souvenirs..
- LE PRESIDENT.- Vous pouvez voir cette feuille arrachée. Je l'ai arrachée du document officiel dont j'avais à donner connaissance à la presse. Sur cette page, j'ai cerné le paragraphe important.
- Qu'est-ce qu'il dit ?
- "Nous recherchons le renforcement d'un état de paix en Europe dans lequel le peuple allemand retrouvera son unité à travers une libre auto-détermination".
- Notez bien, chaque phrase est importante, permettez-moi de le souligner.
- ".. ce processus doit se réaliser démocratiquement et pacifiquement". Ce sont les deux termes que j'ai employés dès le 3 novembre de cette année, à l'issue du Sommet franco-allemand de Bonn, lorsque j'ai fait une conférence de presse en compagnie du Chancelier Kohl. Cela a d'ailleurs été la première question qu'on m'a posée.
- ".. démocratiquement et pacifiquement, dans le respect des accords et traités, ainsi que de tous les principes définis dans l'Acte final d'Helsinki" qui comporte le respect des frontières, Christine Ockrent.
- QUESTION.- Oui, monsieur le Président, mais comme cela les Français le savent.
- LE PRESIDENT.- Je veux le dire parce qu'on aurait pu croire le contraire tout à l'heure.
- Cela continue : ".. dans un contexte de dialogue et de coopération Est-Ouest, facteur de paix".
- Dernière phrase : "Il doit se situer dans la perspective de l'intégration européenne". On n'a pas dit communautaire : "européenne".
- Ce n'est pas la première fois que la première formule, c'est-à-dire celle du "peuple allemand qui retrouvera son unité à travers une libre auto-détermination", est employée. Il y a déjà plusieurs documents internationaux qui comportent cette phrase, notamment la décision de la réunion de l'OTAN qui s'était tenue à Bruxelles, je crois, au mois de mai dernier.
- QUESTION.- En mai dernier.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est donc pas la première fois. Mais à Bruxelles, il n'y avait pas la suite. A Strasbourg, il y a la suite, qui implique que, si l'on peut comprendre et admettre - c'est légitime - que les Allemands aient envie, aient besoin, aient la volonté de se réunir, il s'agit de deux Etats allemands, la République fédérale et la République démocratique allemande, l'Est et l'Ouest. Il n'empêche que le nouvel équilibre allemand ne peut pas se faire au détriment de l'équilibre de l'Europe.
- On doit préserver toutes les chances de la paix, et le respect des frontières est un principe essentiel.
- On s'est étonné dans la presse de ce que, lors du Sommet européen du 18 novembre, à l'Elysée, on n'ait pas fait état de l'unification allemande et que j'aie dit : "on n'en a pas parlé".
- Mais j'ai posé la question dès le début de la conférence et j'ai demandé à mes collègues : de quoi voulez-vous parler ? Et j'ai énuméré les sujets. Il m'a été répondu : ce n'est pas la peine de parler du respect des frontières, cela va de soi.
- Cela va encore mieux en le disant.\
QUESTION.- Monsieur le Président, au rythme où vont les événements, en particulier en Allemagne de l'Est, et avec le fait qu'il y ait une élection législative en Allemagne au mois de décembre (le 11 décembre 1990), est-ce que vous ne pensez pas que les deux opinions publiques peuvent finalement, par un jeu d'enchaînement, imposer une réunification de fait de l'Allemagne, indépendamment des précautions qui ont été prises par les quatre vainqueurs de 1945, par les traités internationaux ?
- LE PRESIDENT.- Il est tout à fait possible qu'ils décident. Ils devront à ce moment-là tenir compte des traités, ils devront tenir compte des voisins, du voisinage, ils devront tenir compte aussi d'un certain nombre de rapports qui se sont déterminés surtout entre ces pays et l'Union soviétique.
- Moi, je ne suis pas le maître du monde qui décide...
- QUESTION.- C'est qui ? Il y en a un ?
- LE PRESIDENT.- .. de l'ordre de l'univers..
- QUESTION.- .. ou il n'y en a plus ?
- LE PRESIDENT.- .. malgré ce que j'entends dire dans les émissions plaisantes. Non, je ne suis pas celui qui détermine les mouvements des peuples.
- QUESTION.- Dommage.
- LE PRESIDENT.- Dommage ? Je vous remercie, mais ce serait peut-être un excès d'ambition.. j'aurais bien des soucis.
- Ce que je veux dire simplement, c'est que, s'il y a des forces de ce type qui se dessinent, il faudra les regarder en face, mais il faut aussi que nos amis allemands tiennent compte du fait qu'il a existé une guerre mondiale, que cette guerre mondiale a dessiné une certaine configuration de l'Europe, qu'on réclame la démocratie et la paix, mais qu'on demande aussi que les frontières de l'Europe fixées à cette époque ne soient pas bouleversées, parce que si on ouvre ce débat (vous le savez bien, vous connaissez la carte de l'Europe), il y en a beaucoup d'autres.
- Qu'arrivera-t-il, par exemple, des provinces de Poméranie, Silésie, Mazurie, et même d'un bout de Prusse orientale, qui est devenue soviétique, alors que les trois premières que j'ai citées sont devenues polonaises. Qu'adviendra-t-il ? Il est bien clair que la frontière Oder-Neisse, qui est la frontière entre la Pologne et l'Allemagne de l'Est, doit rester intangible.
- Et puis, il y a la contagion.. Vous connaissez le débat entre la Roumanie et la Hongrie sur la Transylvanie. Est-ce que je dois vous parler de la Moldavie ?
- QUESTION.- Non !
- LE PRESIDENT.- Ah ! Non, non, mais..
- QUESTION.- Cela fait partie de l'ensemble et du jeu...
- LE PRESIDENT.- ... Cela les intéresse, là-bas ! Il y a partout des conflits.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la question qu'au fond les Français se posent maintenant, parce qu'ils ne connaissent pas toujours tous les détails de la carte européenne, ce qu'elle était..
- LE PRESIDENT.- Moi, vous m'interrogez. Je vous réponds.
- QUESTION.- .. C'est au fond : est-ce qu'il faut qu'on se prépare à accueillir bientôt l'Allemagne de l'Est dans la Communauté européenne, d'une manière ou d'une autre, et surtout cette Allemagne qui va, de toute évidence, se renforcer ? Ou est-ce que cela va changer dans l'avenir de l'Europe. Est-ce que cela ne va pas complètement bouleverser le fonctionnement de l'Europe ? Est-ce qu'on doit en avoir peur ou pas ?
- LE PRESIDENT.- Vous dites beaucoup de choses à la fois.. D'abord, pour l'instant, il y a deux Etats. Si, en effet, les élections dans les deux pays bousculent les intentions des dirigeants, puisque les dirigeants de l'Allemagne de l'Est ont déjà dit qu'ils ne voulaient pas de réunification..
- QUESTION.- Ils l'ont répété aujourd'hui.
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est cela..
- QUESTION.- Les dirigeants changent si souvent..
- LE PRESIDENT.- Permettez-moi de vous dire, de vous rappeler, que j'irai en Allemagne de l'Est le 20 décembre.
- QUESTION.- Vous confirmez la date ?
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant, je n'ai pas de raison inverse £ bon, le 20 décembre. Mais, me rendant en Allemagne de l'Est, j'ai répondu à une invitation. Quelle invitation ? Celle de M. Honecker. J'ai répondu à M. Honecker : oui, j'irai. J'ai consulté le Chancelier Kohl qui m'a dit : vous ferez bien d'y aller.
- QUESTION.- Mais je voudrais y aller avant vous !
- LE PRESIDENT.- Non, les choses ne sont pas posées comme cela. Le Mur était apparemment solide.
- J'ai consulté le Chancelier Kohl, il m'a dit : mais, c'est une très bonne chose. Et j'ai reçu confirmation de l'invitation. Et puis, exit M. Honecker ! Est arrivé M. Krenz, qui m'a aussitôt confirmé l'invitation. Je n'avais aucune raison de me dédire, surtout qu'il y avait une évolution qui, à mon avis, était heureuse en Allemagne de l'Est. Alors, j'ai dit oui. Et puis, exit M. Krenz à son tour !
- Alors, j'attends de savoir ce que les nouveaux responsables ont l'intention de faire. Je crois que leur sentiment est plutôt favorable à ce type de rencontre.
- Alors vous dites, car je n'oublie pas vos questions : est-ce que cela va nous amener à faire entrer l'Allemagne de l'Est dans la Communauté ?
- La question n'est pas posée. Je crois que cela va amener les deux Etats allemands, avant tout bouleversement de caractère populaire, s'il se produit, à une série d'accords inter-Etats qui iront depuis la multiplication des accords commerciaux, économiques, de toutes sortes, de passage des frontières (cela existe déjà, mais enfin ce serait très renforcé), jusqu'à des formules confédératives.
- Voilà ce qui est probable. Le reste l'est moins.
- QUESTION.- Est-ce que c'est une bonne chose ou une mauvaise chose ?\
QUESTION.- Est-ce qu'il faut avoir peur ?
- LE PRESIDENT.- J'ai déjà répondu.. Avoir peur, monsieur Elkabbach.. on n'a pas le droit d'avoir peur d'événements qui, en soi, sont heureux.
- Enfin, va-t-on se plaindre ? Cela fait combien d'années qu'on réclame qu'un peu de liberté (beaucoup !) passe par là ? Elle passe et naturellement, elle dérange. Mais enfin, il faut l'aborder carrément. La liberté et nous, on se connaît ! Seulement, la liberté.. Cela se bouscule.
- Moi, je n'en ai pas peur, mais naturellement, il faudra s'adapter à cette situation nouvelle.
- QUESTION.- On s'entend bien, c'est formidable qu'à l'Est, ils gagnent leur liberté. Mais si l'Est est plus libre, il ne faut pas pour autant que l'Ouest soit plus menacé et moins sûr..
- LE PRESIDENT.- Voilà pourquoi, à Strasbourg, nous avons ajouté à l'expression déjà adoptée au mois de mai, lors de la réunion de l'OTAN, quelque chose d'indispensable sur le respect des frontières et sur les accords d'Helsinki.
- On a pris des précautions, et ces précautions il n'y a aucune raison qu'elles ne soient pas respectées, quoi qu'il se passe du côté du peuple allemand, ou des peuples séparés aujourd'hui par la création de deux Etats allemands.
- QUESTION.- On a l'impression qu'il va y avoir une Allemagne de plus en plus puissante au sein de la Communauté.
- LE PRESIDENT.- Sûrement.
- QUESTION.- C'est donc un phénomène nouveau.
- LE PRESIDENT.- Oui, elle est déjà puissante, les Allemands, on sait qu'ils existent.
- QUESTION.- Depuis trois mois, on le sait encore plus qu'on ne se le rappelait.
- LE PRESIDENT.- Personne ne pouvait penser que cela serait éternel £ quels sont les traités qui le sont ? A Helsinki on l'a prévu aussi, ce n'est pas moi, c'était il y a longtemps. On a prévu plusieurs secteurs dans lesquels l'accord entre l'Est et l'Ouest s'appliquerait, dans le domaine économique mais aussi les libertés, les droits de l'homme, et en même temps il était prévu que les frontières seraient immuables. C'est très joli de décider ainsi mais on ne va pas dresser des barrières de papier à la place d'un mur £ on a prévu qu'il pouvait y avoir démocratiquement par accord mutuel des mutations et des modifications. On les abordera quand elles se poseront.
- Ce que je sais, c'est que le projet que je défends partout, devant le visage nouveau de l'Europe, tourne autour de trois thèmes : d'abord la liberté et les droits de l'homme £ deuxièmement la paix, rien ne doit venir aujourd'hui gêner la marche vers la paix entamée depuis les premiers accords sur le désarmement £ troisièmement, la solidarité : l'Est et l'Ouest doivent se diriger en commun vers l'objectif Europe. Voilà quelle est ma politique.
- QUESTION.- Pour ceux qui ont de la mémoire, l'Allemagne reste l'Allemagne£ si elle a une place prépondérante, est-ce qu'il y a une solution de rechange ?
- LE PRESIDENT.- Prépondérante, qu'est-ce que cela veut dire ?
- Pour la démographie, il y a plus d'Allemands, bien que leur natalité soit très faible, que de Français, mais les Français sont quand même nombreux. La France représente une grande histoire : on n'a pas de complexe d'infériorité.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a une alternative ? Vous vous entendez bien avec M. Gorbatchev, vous pouvez penser à une alliance privilégiée avec les Soviétiques ou avec les Anglais ?
- LE PRESIDENT.- Alliance privilégiée ? Nous avons une très bonne entente, ce n'est pas si mal que cela.
- Avec l'Union soviétique il y a un terrain de confiance et il est vrai que M. Gorbatchev montre à l'égard de la France une sorte de sollicitude qui tient au fait qu'il se souvient que la Russie et la France ont à travers les siècles servi de point d'équilibre dans de graves moments de l'histoire.\
QUESTION.- Justement, monsieur Mitterrand, on voit l'incroyable décomposition des régimes communistes à l'est. Ils n'arrivent pas à évoluer, ils se brisent. Pour éviter que Mikhaïl Gorbatchev ne soit à son tour aspiré par cette espèce de vide, est-ce qu'il ne faut pas paradoxalement souhaiter que l'on maintienne l'ordre ancien, que l'on maintienne les frontières, que l'on maintienne l'ordre issu de la dernière guerre mondiale ?
- LE PRESIDENT.- Non ! Il y a peut-être un certain mélange de notions : l'ordre ancien dans ces régions, c'est l'ordre communiste autour de thèmes extrêmement stricts hérités de la doctrine marxiste-léniniste £ je ne peux que me réjouir de voir cela disparaître.
- QUESTION.- Mais les frontières nationales..
- LE PRESIDENT.- C'est un autre problème, celui des frontières nationales. Disons qu'il serait bon que les frontières puissent rester ce qu'elles sont.
- Je ferai juste une nuance £ c'est vrai que la frontière entre les deux Allemagnes n'est pas exactement de même nature que les autres. Les traités sont toujours mal faits, il y a toujours un sentiment de revanche du vainqueur à l'égard du vaincu, ce n'est pas toujours le même qui est vainqueur et le même qui est vaincu. Finalement le traité de Versailles à la fin de la guerre 14-18 n'a pas été excellent dans la destruction de l'empire austro-hongrois. Dans les traités, dans les simulacres de traités, ou les accords qui ont abouti après la guerre de 39-45.. ne mettons pas le désordre partout : les frontières correspondent généralement, sauf pour un certain nombre d'erreurs de tracés, à l'affirmation nationale de peuples.
- Pour les Allemands c'est différent, puisque c'était un peuple qu'on a séparé par une frontière tout à fait récente.\
QUESTION.- Maintenons-nous aussi les alliances ?
- LE PRESIDENT.- Les alliances sont toujours là.
- QUESTION.- Pas pour longtemps.
- LE PRESIDENT.- Le premier réflexe de mes partenaires le 18 novembre, c'était de dire : il faut rappeler que les alliances restent ce qu'elles sont.
- M. Gorbatchev m'a dit la même chose, c'est un bon cadre de discussion, je crois. Vous pourriez me répondre - vous ne l'avez pas encore fait - cela fait longtemps que vous combattez Yalta £ ce terme de Yalta n'est pas tout à fait exact historiquement, mais symbolique..
- QUESTION.- C'est une image.
- LE PRESIDENT.- C'est la division de l'Europe en deux partie sous influence, chaque partie étant sous l'influence d'un empire. Mais Yalta, ce n'est pas les frontières que nous connaissons aujourd'hui, c'est la division de l'Europe et la domination de deux grandes puissances. C'est de cette domination dont il faut se défaire.
- QUESTION.- C'est en cours, cela ?
- LE PRESIDENT.- Cela se fait tout seul.
- QUESTION.- Sur cette frontière, monsieur le Président : vous pensez aller sur le mur de Berlin ?
- QUESTION.- Pourquoi n'êtes-vous pas allé faire un discours sur le mur, une promenade..
- LE PRESIDENT.- Vous êtes extraordinaire, vous avez envie que je prononce d'autres discours !
- QUESTION.- Un grand geste à Berlin ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez cela dans la tête ! Les grands gestes, c'est à moi de les fixer, me précipiter sur le mur avec le Chancelier Kohl (j'ai vu cela dans les journaux) c'était peut-être très bien, mais je ne l'ai pas jugé opportun. Ce n'est pas bon en soi.
- L'Europe n'est pas composée simplement de l'Allemagne et de la France. Avant que les problèmes ne soient posés comme nous sommes en train de le faire maintenant (ce qui fait que j'attache beaucoup d'importance à notre dialogue) j'ai voulu qu'il ait lieu au lendemain de la Conférence de Strasbourg, après avoir visité cette semaine - c'était mercredi - M. Gorbatchev à Kiev, après avoir pris part lundi au Sommet de l'Otan à Bruxelles, et bien d'autres choses avant, je tenais à en rendre compte aux Français. C'était un bon moyen de le faire.
- Quant au geste symbolique, cher Alain Duhamel, vous insistez beaucoup là-dessus, laissez-moi encore ma liberté d'appréciation.\
QUESTION.- Vous voyagez beaucoup, cela ne fatigue pas ?
- LE PRESIDENT.- J'ai beaucoup voyagé ces temps derniers, parce que Président du Conseil européen j'ai tenu à aller dans les onze autres capitales, cela fait onze déplacements, ce n'est pas loin, Athènes, Lisbonne, mais il fallait le faire. Cela, en plus de mes obligations normales.
- QUESTION.- Vous avez voulu que l'Union soviétique soit associée à la Banque européenne..
- LE PRESIDENT.- Absolument.
- QUESTION.- Est-ce que cela fait de l'Union soviétique le cours nouveau, ou l'ère nouvelle telle que la nomme M. Gorbatchev, est-ce que cela fait de l'Union soviétique un partenaire économique et non pas un adversaire ?
- LE PRESIDENT.- Absolument, c'est un partenaire, il faut le considérer comme un partenaire. Pas mal de décisions ont été prises à Strasbourg pour la Banque dont nous avons parlé, la création d'un institut européen de formation pour les cadres des pays de l'Est, et notamment soviétiques, cela intéresse beaucoup M. Gorbatchev, une participation à des fonds divers. Dans quelques jours sera signé un accord économique entre la Communauté européenne et l'Union soviétique. C'est un partenaire et tant mieux.
- QUESTION.- Il pourra bénéficier des crédits de la Banque ?
- LE PRESIDENT.- La Banque est faite pour cela, elle ne sera pas la Banque de la Communauté, cela n'aurait pas suffi, elle sera la banque de tous ceux qui voudront bien y prendre part, si les Américains veulent, si les Japonais le veulent, si les Canadiens... £ ils seront naturellement admis au conseil d'administration de cette banque, mais aussi les pays de l'Est avec lesquels on traitera.
- QUESTION.- Qui va la diriger ? Est-ce prématuré ?
- LE PRESIDENT.- Il faudra choisir un PDG.
- QUESTION.- Un Français ?
- QUESTION.- Pour faire plaisir à Christine !
- LE PRESIDENT.- Je ne vais pas mélanger les questions. J'évite de mélanger les questions...\
QUESTION.- Quand on rencontre des dirigeants des pays de l'Est, ils sont naturellement attentifs à toutes les démarches européennes dans leur direction, aux formes de coopération qui peuvent exister, et ils se plaignent souvent que les industriels français - je ne dis pas l'Etat français - soient moins actifs, moins présents et finalement moins efficaces que les Allemands.
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que vous me dites là, c'est moi qui m'en plains.
- QUESTION.- Eux aussi !
- LE PRESIDENT.- Tant mieux, ils seront de bon concours. C'est moi qui m'en plains, quand M. Gorbatchev me dit pour la formation : j'ai reçu des chefs d'entreprise et je vais avoir 150 de mes compatriotes qui vont être formés à des disciplines industrielles particulières et que dans le même moment on m'en a demandé 3000 pour l'Allemagne. Je dis : cela va mal, il faut corriger cela !
- QUESTION.- Vous trouvez les industriels français trop timorés ?
- LE PRESIDENT.- J'ai vu Michel Rocard, qui est totalement d'accord avec moi, il faut non seulement que les industriels le fassent - ils ne sont pas timorés, il y en a de remarquables, mais il n'y en a pas assez - et il faut que la puissance publique bouge. Ce n'est pas commode, cela coûte cher. Il faut le faire et j'ai bien l'intention d'y arriver !\
QUESTION.- En Europe de l'Est, les pays communistes sont en train de perdre le monopole du pouvoir, 40 ans après la guerre.. c'est une évolution. Le mouvement atteint même l'Union soviétique. On vous a vu à Kiev mercredi dernier avec M. Gorbatchev... vous aviez l'air de bien rigoler ensemble.. enfin rire !
- LE PRESIDENT.- Rigoler ? Cela nous arrive quand on se voit, mais on ne rigole pas..
- QUESTION.- Ce sont des liens de confiance.. c'est ce que je veux dire.. quand il n'y a plus de caméras, est-ce qu'il vous dit son inquiétude ?
- LE PRESIDENT.- On n'a pas beaucoup parlé devant les caméras.. si, un petit moment.. c'était une conférence de presse. Nos conversations sont plus discrètes que cela.
- C'est un homme grave.. comment ne le serait-il pas ?
- Il avait lu ce que j'avais dit à la Conférence de l'OTAN lundi dernier. J'avais dit : "à mon avis, la révolution qui a commencé à Moscou, grâce à Moscou, grâce à M. Gorbatchev, qui a libéralisé le système, va faire le tour de l'Europe, et va retourner à Moscou. C'est ce que je lui ai redit.
- QUESTION.- Il le sait ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement qu'il le sait. Il se prépare certainement a adopter des réformes très importantes dont il a parlé, je crois, hier..
- QUESTION.- Hier, oui..
- LE PRESIDENT.- Le multipartisme, il a dit que ça n'était pas encore pour le moment. A partir du moment où dans les pays d'Europe, communistes ou d'origine communiste, il va y avoir le multipartisme.. déjà le multipartisme s'installe (sauf en Roumanie) £ à partir de là, comment l'URSS échapperait-elle à cette évolution ?
- M. Gorbatchev est un homme qui voit loin. Il n'est pas possible qu'il ait engagé son action, sans y avoir pensé. Il faut lui laisser le temps de souffler. C'est un immense pays que le sien... difficile à manier !
- QUESTION.- Est-ce que vous avez l'impression qu'il contrôle aussi bien l'évolution de pays maintenant que lors de votre précédente rencontre, il y a six mois ?
- LE PRESIDENT.- Je l'ai trouvé plus serein et plus ferme encore qu'au mois de juillet dernier quand il est venu à Paris. Je le lui ai fait remarquer..
- QUESTION.- Oui, nous avons eu la chance de le voir avec Jean-Pierre.
- LE PRESIDENT.- Voyez, on ne se quitte pas. Il m'a répondu gravement : "quand j'ai décidé, après avoir décidé, je suis tranquille".
- Donc il a décidé une certaine orientation. Il a pesé les conséquences. Les conséquences peuvent bousculer parfois les intentions et les volontés de l'homme le plus remarquable. Le rôle historique de Gorbatchev doit être souligné. Les conquêtes de la liberté lui doivent beaucoup.
- QUESTION.- Il va être soutenu encore ?
- LE PRESIDENT.- J'entends bien qu'il soit soutenu.. Il faut le soutenir ! C'est, comment dirais-je ?, la pierre de base de toute la construction présente. C'est lui qui l'a permise. Il en est le meilleur ouvrier. Pour la suite, je ne peux répondre. Je vous donne mon sentiment...\
QUESTION.- La libéralisation de l'Allemagne de l'Est a été une épreuve exceptionnelle. On a le sentiment que cela l'a renforcée. Est-ce que vous êtes plus confiant dans l'avenir économique, notamment de l'Union soviétique ?
- LE PRESIDENT.- L'avenir économique ne s'est pas brisé. Disons plutôt que la situation économique ne s'est pas renforcée car, entre les décisions de M. Gorbatchev et les dirigeants qu'il a nommés au gouvernement à tous les échelons et la base populaire, il y a un certain nombre d'écrans et de freins. D'autre part on ne redresse pas vite une situation à ce point gangrenée. C'est vrai qu'il y a fort à faire avec les éveils des nationalités et, dans son pays même, en Union soviétique, avec l'éloignement des anciens satellites £ et se pose aujourd'hui le problème allemand. Cela fait beaucoup.
- C'est l'homme d'envergure. L'histoire parlera.
- QUESTION.- Justement, est-ce qu'il n'y a pas un intérêt commun, une urgence à financer massivement la réussite économique de M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- On fait déjà beaucoup pour la Pologne, pour la Hongrie.. on va étendre cette aide à d'autres pays, à mesure qu'ils se démocratisent.
- Il n'y a pas une condition absolue. Il y a déjà des accords de commerce avec l'Allemagne de l'Est. On fera encore davantage. Quant à l'URSS, moi je suis de ceux qui parlent comme vous. Il faut le faire !
- QUESTION.- Est-ce qu'on en a les moyens ?
- QUESTION.- C'est autre chose que la Hongrie ou la Tchécoslovaquie.
- LE PRESIDENT.- On n'a pas les moyens de tout faire. Nous n'avons pas à nous substituer à l'effort national. On peut faire plus...\
QUESTION.- Justement, monsieur le Président, tout le monde veut aider M. Gorbatchev.. Mais quand on voit cet admirable mouvement, Perestroïka ou pas, il ne faut pas oublier qu'il y a une armée soviétique extrêmement puissante qui est en train de se moderniser, même si elle met à la casse les armements rouillés.
- LE PRESIDENT.- Il y en a qui l'oublient.. mais ni vous, ni moi..
- QUESTION.- Nous, non !
- LE PRESIDENT.- Et moi, moins encore.
- Enfin, M. Gorbatchev s'est également engagé dans la voie du désarmement.
- Le premier désarmement a porté sur les forces nucléaires dites intermédiaires, les FNI, armes nucléaires à moyenne portée. C'est déjà très important. J'ai tout de suite approuvé.
- Il a été question à Reykjavik - c'était entre M. Reagan et M. Gorbatchev - de réduire les armes nucléaires stratégiques de ces deux pays de 50 %. 50 % ! Comme chacun d'entre eux possède plus de 12000 charges nucléaires.. Vous voyez ce que cela représente. Ce projet qui semblait abandonné vient d'être repris à Malte entre M. Bush et M. Gorbatchev. Des engagements ont été pris.
- C'est à Paris que s'est tenue la conférence, au début de cette année 1989, qui a décidé de procéder au désarmement chimique. On continue d'en discuter à Genève.
- On vient de commencer ou plutôt d'aborder la partie sérieuse du désarmement conventionnel : le désarmement des chars, des engins blindés, de certains avions.. c'est la négociation de Vienne. Les armes nucléaires, je ne compte pas en démunir la France qui est très loin d'avoir le potentiel, l'arsenal dont dispose l'Union soviétique. C'est une bonne chose que le désarmement...
- QUESTION.- Justement...
- LE PRESIDENT.- Si l'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique allaient beaucoup plus loin, jusqu'à atteindre un niveau d'armement qui n'en ferait plus une menace pour personne, la France se joindrait à cette négociation.\
QUESTION.- Il y a beaucoup de questions sur la défense.. Si les Soviétiques ne sont plus l'ennemi, il y a quand même un type d'armement que vous avez mis en programme, qui aujourd'hui peut paraître quand même un peu obsolète : le char Leclerc. Il doit être construit à 1400 exemplaires et était destiné à une offensive dans le centre de l'Europe.. ce style d'offensive aujourd'hui n'est plus crédible. Donc, comment peut-on justifier la construction de ce char ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez ! Avec tous ces événements qui viennent de ce précipiter depuis ces deux derniers mois, vous allez drôlement vite.
- QUESTION.- La question doit être posée...
- LE PRESIDENT.- Beaucoup de questions ne sont pas résolues à l'Est et on ne peut pas préjuger de notre capacité de défense nationale, et internationale, sur la seule vue des événements qui viennent de se produire. Il y a une précipitation..
- QUESTION.- Il y a quelque chose d'irréversible quand même.
- LE PRESIDENT.- Tant mieux, si on n'a plus à surarmer pour organiser une stratégie qui n'aurait plus cours. Tant mieux !
- Mais laissez-moi souffler .. il faut examiner les choses avec les dirigeants de notre armée, avec le Premier ministre et le ministre de la défense. On s'est déjà rencontré à ce sujet.
- QUESTION.- Mais déjà en France maintenant, et ce sera certainement beaucoup plus le cas l'année prochaine, si 1990 est une année de désarmement, il y aura évidemment en France une grande pression pour dire : "puisque les choses s'améliorent, puisque les Soviétiques sont plus pacifiques, il faut moins d'argent pour la défense, et au contraire, mettre de l'argent ailleurs ? "
- LE PRESIDENT.- Et on aura raison ! Bien entendu, à condition que du côté soviétique, la démarche soit parallèle. Or, il y a un tel arsenal soviétique, comme il y a un arsenal américain, qu'avant que ce soit vraiment à peu près à la hauteur de ce que nous pouvons faire.. Nous avons pourtant la troisième armée du monde grâce, aussi, à la détention de l'arme nucléaire. Avant que l'on arrive au point où nous aurions un devoir d'intervenir dans la négociation, il se passera quand même du temps. Tout dépendra des démarches qu'adopteront Américains et Soviétiques.
- Nous, ce sera la seconde étape. On n'est pas encore dans le coup. On m'a dit : il faudrait aller à Malte. Mais enfin, à Malte, ils ne pouvaient pas décider du sort de l'Europe !... ils s'en sont bien gardé et d'ailleurs ils n'en avaient pas les moyens. Ils ont parlé des choses qui les intéressaient, des deux empires. Ils ont en particulier discuté des désarmements. S'ils m'avaient demandé d'y aller, j'aurais refusé ! Je ne tiens pas du tout à venir autour d'une table sur laquelle je n'ai rien à mettre, et je ne veux rien mettre tant qu'il restera ces milliers et ces milliers de charges nucléaires en face de nos 300 à 400.\
QUESTION.- Justement, après Strasbourg, est-ce qu'il est fou d'imaginer, monsieur le Président, qu'un jour il y aura l'Europe, disons quelqu'un pour l'Europe, pour discuter avec l'Est et l'Ouest quand il s'agira de notre sécurité ?
- LE PRESIDENT.- Un jour viendra, je l'espère.
- QUESTION.- Est-ce qu'on peut l'imaginer ?
- LE PRESIDENT.- C'était entrevu depuis 1985. On approche du moment où ce sera possible. Je n'ai pas fini tout à l'heure mon raisonnement. Je vous ai dit l'objectif Europe, je vous ai dit liberté pour ces peuples, on peut s'en réjouir £ oui, mais la paix, il faut la garantir. Et je vous ai dit solidarité entre l'Est et l'Ouest.
- Mais avoir un règlement général des affaires entre les pays européens de l'Est et de l'Ouest, dans la solidarité et la concorde, cela n'est possible qu'à partir de l'embryon - c'est plus qu'un embryon - à partir du moule que représente la Communauté européenne.
- La Communauté représente donc un facteur déterminant dans les démarches que vous nous proposez.
- QUESTION.- Ce qui veut dire aussi, monsieur le Président, éventuellement une Communauté de défense, pour reprendre une ancienne expression, en tout cas une défense européenne dans laquelle la France pourrait imaginer de revoir sa théorie.
- LE PRESIDENT.- Cela fait longtemps qu'on y pense, et on y a pensé d'abord dans les années 53-54 lorsqu'il s'agissait de construire l'Europe. C'était peut-être un peu imprudent de mettre les problèmes militaires avant les autres problèmes.
- QUESTION.- Mais cela peut s'accélérer ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, on ne peut pas interdire cela, au contraire, il faut le désirer. Mais pour cela, il faut vaincre les difficultés. Pour l'instant il y a deux alliances, elles ne vont pas s'effondrer d'un coup. D'ailleurs, ce ne serait pas heureux. Et puis à l'intérieur de ces alliances, il y a les pays qui ont l'arme nucléaire, il y a ceux qui ne l'ont pas, il y a ceux qui souhaitent avoir des accords particuliers. Je veux dire par là que c'est une affaire complexe qui ne peut pas se décider ce soir entre nous cinq.
- QUESTION.- On pose beaucoup de questions sur la politique étrangère parce que c'est la paix, la guerre...
- LE PRESIDENT.- C'est bien entendu la question initiale.
- QUESTION.- On parlera tout à l'heure de questions sur la politique française.
- LE PRESIDENT.- On parlera de tout ce que vous voudrez.\
QUESTION.- Dernière question sur le sujet, il y a certains hommes politiques français qui disent que si le phénomène de réunification allemande avance, parmi les précautions qu'il faudrait prendre - c'est ce que vous disiez qui m'y fait penser - il faudrait par exemple peut-être que : l'Allemagne s'engage à ne pas détenir d'arme automatique dans l'avenir. Est-ce que c'est une idée qui vous paraît importante ?
- LE PRESIDENT.- C'est une idée fondamentale, oui. Je n'ai pas du tout l'intention, avant qu'il arrive des événements considérables, de toucher en quoi que ce soit à notre arsenal nucléaire qui représente juste le niveau suffisant pour assurer la défense de la France quoi qu'il advienne.
- Mais parmi les règles fondamentales, il y a celle-là : l'Allemagne ne peut pas détenir l'arme nucléaire et d'ailleurs l'Allemagne ne le demande pas.
- QUESTION.- Est-ce qu'il n'y a pas pour autant un risque de neutralisation de l'Allemagne ?
- LE PRESIDENT.- Ce risque existe. C'est d'ailleurs une démarche constante de l'Union soviétique. Mais ce risque existe il suffit de dire "non" monsieur July. "Non", c'est un petit mot qu'on peut employer quelquefois. Il ne faut pas en faire son menu quotidien, la vie serait impossible, y compris chez soi. Mais "non", cela a un sens, non ?
- QUESTION.- Et vous dites "non" par exemple au départ des troupes américaines d'Europe, ou est-ce qu'il y a un niveau à partir duquel...
- LE PRESIDENT.- La question n'est pas posée.
- QUESTION.- Elle va se poser ?
- LE PRESIDENT.- Elle n'est pas posée. M. Bush l'autre jour à Bruxelles a dit : bien entendu que les Américains n'ont pas l'intention de rapatrier leurs armées.\
QUESTION.- Une dernière question de politique étrangère, monsieur le Président, mais qui concerne beaucoup l'opinion en France, comme vous le savez : Le Liban. La question, elle, est toute simple, c'est celle que beaucoup de gens se posent au niveau du bon sens. Si la Syrie décide d'attaquer le réduit chrétien, qu'est-ce qu'on fait ?
- LE PRESIDENT.- Oui, j'ai bien compris. Avant d'arriver à cette situation, on peut essayer d'en préparer quelques autres qui seraient moins dramatiques. Il existe un Liban des factions et des secteurs : aujourd'hui le secteur ou réduit chrétien de Beyrouth, et, ici et là quelques régions à dominante chrétienne qui sont généralement contrôlées par des armées étrangères, et puis un grand Liban en majorité musulman.
- J'observe qu'on fait souvent une confusion en France : lorsqu'on dit le Liban, on croit que le Liban, c'est le très sympathique peuple maronite chrétien. D'ailleurs, il n'y a pas que des maronites, il y a des chrétiens de diverses confessions, mais l'essentiel est maronite.
- Eh bien non, il y a aussi nos amis Libanais musulmans qui sont d'aussi proches amis, et quand on fait une démarche auprès des uns, il faut faire une démarche auprès des autres, pour ne pas sembler souscrire à l'idée d'une sorte de partition du Liban, un Liban chrétien tout petit et un Liban musulman plus ou moins rattaché à la puissance syrienne.. Enfin à la domination syrienne.
- QUESTION.- Vous restez donc hostile à l'idée d'une partition, d'un petit Liban ?
- LE PRESIDENT.- Oui, parce qu'il ne serait pas viable.
- QUESTION.- Ce serait celui de Napoléon III !
- LE PRESIDENT.- Napoléon III n'est pas un modèle en toutes choses.
- QUESTION.- Mais concrètement, dans la situation d'aujourd'hui, est-ce que par exemple vous dites aux amis..
- LE PRESIDENT.- Je vais répondre à la question. Je veux bien avancer, mais il faut bien que je m'explique. Pour l'instant, la diplomatie française s'efforce de prévenir une échéance de ce type, de l'empêcher. Après la guerre, le renouveau de la guerre du 14 mars, qui a vu les grands affrontements, et dans les mois qui ont suivi jusqu'au cessez-le-feu qui dure encore, enfin péniblement, qu'avons-nous cherché ? A concilier souvent les contraires. C'est grâce à notre intervention, avec d'autres, mais c'est surtout grâce à notre intervention que le cessez-le-feu dure. J'ai encore dans la mémoire les coups de téléphone que j'ai donnés à M. Bush, les coups de téléphone que j'ai donnés à M. Gorbatchev, à ceux que j'ai donnés aux dirigeants arabes, à la Ligue arabe, que j'ai donnés à tous nos partenaires pour leur dire : il faut que vous empêchiez l'affrontement militaire qui risque de se terminer par un massacre des plus faibles, en l'occurrence, de la population chrétienne de Beyrouth.
- QUESTION.- Mais depuis, il y a eu une évolution, il y a eu des accords ?
- LE PRESIDENT.- On est allé vers le cessez-le-feu, et le cessez-le-feu, il a tenu.\
`Suite sur le Liban`
- QUESTION.- Mais le général Aoun est toujours là.
- LE PRESIDENT.- Naturellement, c'est un succès très provisoire. Là dessus, il y a eu l'élection du Président Moawad, à la suite de ce qu'on appelle les accords de Taef. Taef est une ville d'Arabie saoudite. Trois chefs d'Etats arabes, le roi du Maroc, le roi d'Arabie saoudite, le Président d'Algérie ont été chargés de cela en relation avec la Ligue arabe, et ont déterminé un plan d'accord qui a été délibéré par les députés libanais, et les députés libanais ont souscrit à un ensemble de mesures qu'on appelle les accords de Taef qui doivent tendre à la paix, qui excluent la violence. Nous les soutenons, ces accords.
- A l'issue de ces accords, le parlement libanais a élu comme président M. Moawad. Nous lui avons envoyé tout de suite notre ambassadeur, nous l'avons reconnu et nous l'avons félicité pour son élection, et lorsqu'il a été assassiné, nous avons envoyé un membre du gouvernement français assister à ses obsèques. C'est dire à quel point nous avons reconnu sa légitimité.
- Pourquoi est-il mort ? Je n'en sais rien, mais je peux supposer qu'un homme qui se veut conciliant court de grands risques dans ce pays.
- Ensuite on a élu le président Hraoui. Le président Hraoui a commencé son mandat par des déclarations de très grande fermeté qui pourraient paraître menaçantes. On a parlé pendant plusieurs jours d'un encerclement de Beyrouth-Est avec les troupes syriennes, cela a été dit par le général Aoun, c'est sans doute vrai. Moi je ne peux pas vérifier car dans l'état polémique où l'on est, il faut vérifier dix fois la même information. Mais en tout cas, nous sommes intervenus encore auprès du Président Hraoui que nous avons reconnu, qui est le président légitime auprès duquel nous avons envoyé notre ambassadeur.
- Je suis un peu long, mais c'était nécessaire, puisqu'on me pose la question. Cela touche à la sensibilité à vif des Français.
- Alors nous avons dit à M. Hraoui : vous avez la légitimité. J'ai écrit la même chose au Général Aoun pour lui expliquer les positions de la France : la légitimité appartient au président et au gouvernement issus du choix du parlement, en application des accords de Taef, mais cela n'autorise pas, et je l'ai dit au président Hraoui, à régler ce problème par la violence appuyée sur une armée étrangère.
- QUESTION.- Mais s'il est conciliant, il est perdu, comme le prédécesseur.
- LE PRESIDENT.- Les choses ne se répètent pas toujours et j'espère que non. J'ai informé le Président que c'est manquer aux accords que de vouloir régler la question par les armes.\
`Suite sur le Liban`
- QUESTION.- Est-ce que le contexte n'est pas favorable au niveau international pour qu'il y ait une initiative diplomatique par exemple franco-soviétique ?
- LE PRESIDENT.- Elle a déjà eu lieu.
- QUESTION.- Mais justement cette piste..
- LE PRESIDENT.- Je peux dire que j'ai esquissé à Kiev le recommencement de la démarche utile et efficace que nous avons entreprise il y a quelques mois lors des combats de mars et avril.
- QUESTION.- C'est une bonne piste ?
- LE PRESIDENT.- C'est une bonne piste, mais ce n'est pas la seule. Le gouvernement Bush soutient le Président Hraoui et le gouvernement légitime de Selim Hoss, mais personne ne désire que cela se traduise par un massacre à Beyrouth-Est. J'espère bien que tout cela suffira à régler le problème, mais vous m'avez dit : qu'est-ce que la France fera ? Je répondrai à votre question par une question : est-ce que vous voulez que la France envoie son armée là-bas ? Est-ce que c'est cela que veulent dire beaucoup de parlementaires qui nous demandent d'agir ? Est-ce que cela veut dire que la France devrait engager son armée au Liban ?
- QUESTION.- La France n'est pas le protecteur des chrétiens du Liban ?
- LE PRESIDENT.- La France est le protecteur du Liban. Nous le considérons ainsi. Cela ne relève pas d'un droit, d'un décret mais nous avons un devoir par rapport au Liban tout entier et ne souhaitons pas être partie prenante dans le déchirement du Liban.\
QUESTION.- Monsieur le Président, nous allons passer à un autre sujet, nous allons parler des problèmes intérieurs qui intéressent les Français : les immigrés.
- LE PRESIDENT.- Tout est important.
- QUESTION.- En 1976, vous avez déclaré, monsieur le Président, que l'immigration serait la grande question des années 1980. Bravo, elle l'est. Alors, je voulais vous demander pourquoi, huit ans après votre arrivée, votre victoire présidentielle, la xénophobie a finalement le vent en poupe comme jamais. Où est l'erreur ?
- LE PRESIDENT.- Oui, la xénophobie.. mais "où est l'erreur ?" vous allez un peu vite, vous mélangez les affaires, vous considérez qu'il y a une erreur, alors que vous ne m'avez même pas posé de question.. sur le fond, on va en parler.
- QUESTION.- Alors, la xénophobie, est-ce que les Français sont plus racistes aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne crois pas, mais il y a des racistes, cela existe, cela représente une certaine part de la population £ elle est très minoritaire, mais il suffit que les événements touchent à la sensibilité générale pour qu'ils trouvent tout de suite un certain crédit £ ce n'est pas la première fois qu'il y a des accès de colère de caractère anti-musulman, anti-immigré.
- Où est l'erreur ? C'est un problème très difficile à traiter et j'espère qu'on va pouvoir en dire un mot..
- QUESTION.- Plus d'un mot !\
QUESTION.- Comment expliquez-vous que ce soit en ce moment, après les fameuses élections qu'on a tous à l'esprit et dont l'importance n'est pas sur le plan électoral, mais comme signe social... pourquoi est-ce maintenant qu'on a l'impression au fond qu'une sorte de seuil a été atteint et dépassé ? Pourquoi maintenant ? Qu'est-ce qui se passe ?
- LE PRESIDENT.- Pour des raisons que je vais essayer d'exposer. Certains endroits de la France sont concernés, pas tous, même si les médias en donnent un peu le sentiment £ je ne vous accuse pas, mais quand vous parlez d'un fait, il prend une ampleur considérable et, à ce moment-là, si c'est un fait à Dreux ou à Marseille, ceux qui vivent à Strasbourg ou à Roubaix ont le sentiment qu'ils sont aussi touchés. Mais il convient de bien cerner le problème. Il y a un certain nombre d'endroits dans lesquels des ghettos se sont créés dans des conditions de logement généralement détestables. A Dreux, ville d'importance moyenne, 28 % de la population est d'origine immigrée. Cela a résulté de l'appel massif d'immigrés venus généralement d'Afrique du Nord, par les industriels français. C'était il y a bien longtemps (je n'entre pas dans nos querelles d'aujourd'hui) c'était bien avant 1981, bien avant 1974 et même bien avant 1958, mais cela s'est accéléré depuis £ il y avait déjà environ 10000 immigrés à Dreux en 1981. Aujourd'hui, il y en a plus, mais pas tellement plus. C'est donc un phénomène latent qui a été créé, avec beaucoup d'imprudence, par l'accumulation des concentrations d'immigrés dans des conditions sociales détestables, ce qui a créé un climat de voisinage et parfois dans l'esprit des gens, d'insécurité.
- Je voudrais vous dire que c'est un problème européen. Il faut que les Français comprennent que c'est un problème européen, pas seulement français : l'immigration se produit de la même manière dans beaucoup de pays d'Europe, il y a même des pays d'Europe où cela se produit davantage qu'en France.
- Pourquoi ? Parce que ce sont des pays dits riches où existent des lois de liberté, où l'on respecte le droit des gens, alors on se sent mieux là où on a plus d'avenir, plus de travail que dans le pays d'où on vient.
- QUESTION.- Et les revenus sont plus importants aussi.
- LE PRESIDENT.- C'est ce que je dis, on est plus riche, mais c'est vrai pour toute l'Europe, ce n'est pas seulement un problème français. L'erreur, dans ce cas-là, est européenne.
- Alors distinguons plusieurs catégories d'immigrés. Il y a les immigrés clandestins, ceux qui sont là parce qu'ils y sont venus d'eux-mêmes, sans autorisation, et qui sont donc hors de la loi : ils sont là sans aucune protection de la loi et pour cause.
- Deuxième catégorie : ce sont les immigrés qui sont là parce qu'on les a acceptés pour des raisons multiples, on peut en dire un mot aussi tout à l'heure, si vous voulez.
- Et puis, il y a des immigrés qui ne le sont plus dans la mesure où ils sont naturalisés £ c'est encore un autre problème.
- Enfin, il y a les enfants d'immigrés qui sont français, mais qui posent des problèmes aux yeux de la population du même ordre, on les appelle maintenant les beurs, je crois que les beurs, ce sont surtout les jeunes d'origine algérienne.\
QUESTION.- On va commencer par les clandestins.
- LE PRESIDENT.- Je suis prêt à vous répondre là-dessus.
- Il y a un principe que j'ai toujours rappelé, j'ai retrouvé une déclaration faite à un journal algérien, El Moudjahid, lors de la visite à Paris du Président Eanes qui était Président du Portugal. Vous savez que les Portugais sont la plus forte immigration, personne n'en parle jamais, ce sont des travailleurs remarquables qui jamais n'occupent la chronique.
- QUESTION.- Il n'y a pas de problème de culture, de religion, on y reviendra...
- LE PRESIDENT.- Je l'avais dit avant, je l'ai répété dès 1981 : l'immigration clandestine ne doit pas être tolérée : les clandestins qui viennent en France doivent donc s'attendre à être rapatriés ou dirigés sur un pays de leur choix..
- QUESTION.- Est-ce qu'on l'a fait suffisamment ? Depuis 1974 on le dit en France.
- LE PRESIDENT.- Mais ne croyez pas que nous ayons affaire à une marée humaine, il y a des clandestins et il y en a sans doute trop, si on savait combien, ce ne serait pas tout à fait clandestin.
- QUESTION.- Alors qu'est ce qu'on peut faire de plus que ce qu'on a fait avant ?
- LE PRESIDENT.- On peut faire plus et, déjà, nous nous sommes concertés avec le Premier ministre, qui en a d'ailleurs parlé dimanche dernier, et qui a fait adopter par le Conseil des ministres tout un train de mesures : d'abord en renforçant le contrôle aux frontières. On ne peut pas mettre un policier tous les dix mètres, on peut tout de même contrôler les passages aux frontières, et les frontières, cela sous-entend aussi les aéroports.
- QUESTION.- Malgré la construction européenne ? Malgré le grand marché ? Malgré Schengen ?
- LE PRESIDENT.- Schengen n'est pas encore entré en exercice, donc le jour où l'Europe sera sans frontières, au moins les douze, à ce moment-là, la frontière sera la frontière extérieure de la Communauté. Mais il faudra prendre des mesures, d'ailleurs on en parlait à Strasbourg, pour que véritablement le contrôle soit commun et soit sérieux.
- D'où viennent ces immigrés ? De partout. Mais ils ne viennent pas que de l'extérieur de la Communauté, ils viennent aussi de l'intérieur. Je dois dire sans que la démarche apparaisse comme une petite agression, que l'Allemagne nous envoie très facilement ses Turcs.
- QUESTION.- Elle va continuer.
- LE PRESIDENT.- Il y a beaucoup de Yougoslaves, gens souvent très sympathiques. Quand ils sont joueurs de football, on est très content de les avoir.. Il n'y a pas que des joueurs de football, il y a aussi des très bons musiciens. Mais enfin, lorsqu'ils viennent à travers des pays comme l'Italie, cela vient de la Communauté.
- QUESTION.- Cette pression démographique va continuer ?
- LE PRESIDENT.- Il y a des problèmes généraux de caractère objectif : ni vous ni moi ne pouvons faire autrement que constater qu'il y a une démographie beaucoup plus puissante en Afrique du Nord, par exemple, qu'en France ou en Allemagne, encore qu'il naisse plus d'enfants en France qu'en Allemagne.
- QUESTION.- Et en France, les immigrés en font plus que les Français ?
- LE PRESIDENT.- Oui. On fait un procès autour des immigrés en général, alors que les immigrés que l'on a reconnus, que l'on a admis, ont des droits. On ne peut pas les traiter comme cela.. D'ailleurs, les clandestins non plus.\
`Suite sur les immigrés clandestins`
- C'est pourquoi, sur les clandestins, il y a une modification sensible : nous sommes entrés dans le droit des gens. Désormais, il ne suffit pas qu'un commissaire de police les "pique" quelque part pour les expédier. Maintenant, ils ont 24 heures pour s'adresser au tribunal administratif, ce n'est pas très long 24 heures et le tribunal administratif n'a que deux jours pour trancher, et aucun recours contre cette décision du tribunal administratif n'est suspensif.
- QUESTION.- Pour dire les choses carrément, vous ne regrettez pas, en ce qui concerne les travailleurs immigrés clandestins, qu'on soit revenu sur la loi Pasqua ?
- LE PRESIDENT.- Mais pas du tout. On a simplement introduit une notion qui appartient au droit des gens et, si l'on veut me faire dire cela (ce n'est pas votre intention), pour quelque raison que ce soit, y compris pour faire plaisir à ce qui serait (je ne le crois pas) une majorité de l'opinion.. Je ne ferai pas ce plaisir. Moi, je défendrai le droit et la dignité de la France.
- Un clandestin, il doit être renvoyé chez lui. Mais il doit être renvoyé dans les conditions du droit. Il se plaint, il dit que c'est injuste : "Je ne suis pas un clandestin", ou il emploie la raison qu'il veut, naturellement. Il a 24 heures pour cela. Ce n'est pas très long, surtout qu'un immigré n'est pas toujours très informé du droit français. Ensuite, le tribunal a, lui, 48 heures.
- La décision du tribunal n'est pas suspensive. Il appartient à ce moment-là au ministre de l'intérieur d'appliquer l'arrêté préfectoral contre lequel on s'est pourvu. Et voilà, c'est simple.
- Mais moi, je préfère trois jours plutôt que l'injustice.
- QUESTION.- On voit la passion avec laquelle vous traitez ce problème de l'immigration..
- LE PRESIDENT.- Parce que, pour moi, les droits, cela compte. Mais les clandestins (que ce soit simple et que les Français me comprennent) doivent être ramenés chez eux, et puis - le mot n'est pas plaisant - ils doivent être expulsés.
- QUESTION.- Et on en a les moyens ?
- LE PRESIDENT.- Les moyens, c'est la police aux frontières. Il faut qu'elle soit renforcée. Et puis c'est autre chose qui nous mène déjà sur un autre terrain : il faut que les organismes qui sont chargés d'admettre les immigrés, je ne dis pas soient plus sérieux, mais soient plus rapides..
- QUESTION.- Et voilà..
- LE PRESIDENT.- Pour qu'ils soient plus rapides, il faut renforcer leurs effectifs.
- Aujourd'hui, j'ai constaté qu'il y avait des cas où il fallait trois ou quatre ans.. A partir de là, qu'est-ce que vous voulez faire de cet immigré, anciennement clandestin, qui est là depuis longtemps, quelquefois avec sa famille.
- QUESTION.- Qu'est-ce qu'on en fait ?
- QUESTION.- Est-ce qu'on les expulse ?
- QUESTION.- Il n'y a que 40000 immigrants économiques..
- LE PRESIDENT.- J'estime qu'il faut que tout cela soit réglé (tout ce qui n'a pas été réglé depuis longtemps) en l'espace de six mois. Vraiment.
- QUESTION.- Il faut accélérer la procédure ?
- LE PRESIDENT.- Absolument. Mais pour tous les nouveaux cas, j'entend que l'Office soit en mesure de se prononcer dans les trois mois. Pour cela, il faut lui en donner le moyen. Mais le gouvernement est décidé à le faire.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on ira un peu plus dans le détail tout à l'heure, mais là, une petite pause..
- Dans la "Lettre aux Français", en 1988, avant votre élection, on avait perçu une sorte de générosité, d'ouverture à l'égard des immigrés qui n'étaient pas clandestins, etc.
- LE PRESIDENT.- Le droit. Le respect du droit.
- QUESTION.- Aujourd'hui, votre Premier ministre et le gouvernement disent : "La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde". "La France n'est pas une terre d'immigration". Est-ce qu'il y a un changement de langage, de méthode" ?
- LE PRESIDENT.- Non, cette expression est interprétée abusivement.
- En réalité, cela a été dit dans un débat qui date de 48 heures, et, je le répète si tout le monde ne l'a pas entendu.
- Il n'y a plus d'immigrés clandestins reconnus. On ne peut pas parler de chiffres qu'on ne connaît pas. D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi un ministre de l'intérieur avait interdit de communiquer le nombre d'immigrés ! Moi, je vais vous le dire tout de suite, ce n'est pas compliqué..
- QUESTION.- Eh bien, voilà !
- QUESTION.- C'est un secret d'Etat !
- LE PRESIDENT.- C'est absurde..
- QUESTION.- Alors ?
- LE PRESIDENT.- J'ai deux chiffres. Ce ne sont pas les mêmes, mais ils ne sont pas tellement différents.
- J'ai un chiffre du ministère de l'intérieur, qui compte les cartes de séjour. On arrive à environ 4400000 immigrés, de toutes origines, européens, asiatiques, africains, etc.., parmi lesquels il y a un peu plus d'un million d'enfants, c'est-à-dire qu'il y a parmi eux environ 3400000 personnes autorisées, et puis elles ont eu des enfants. Ces enfants sont scolarisés.
- Mais j'ai aussi la statistique de recensement. Le recensement est plus précis dans la mesure où, les cartes de séjour, c'est bien, mais il y a beaucoup d'immigrés qui s'en vont, qui bougent, qui changent de pays. Donc, le recensement est sans doute un peu plus précis que la simple statistique des cartes de séjour, et il donne 3700000, avec à peu près le même nombre d'enfants, soit un million d'enfants. Voilà la réalité. Celle des immigrés, reconnus admis.
- Comment est-ce qu'ils sont admis ? Ils demandent une carte de séjour. Qui es t-ce qui examine leur demande ? Eh bien, un office, l'Office des Migrations Internationales. Mais l'Office des Migrations s'informe, il s'informe auprès du ministre du travail. Et le ministre du travail lui dit, ou lui fait dire : eh bien, là, non, c'est difficile.. on ne peut pas absorber plus d'immigrés, on n'en a pas besoin, pour telle et telle forme de travail.. Tout cela se fait comme ça. Et pour avoir une carte de séjour, il faut présenter aussi un titre de travail (le titre de travail est fourni par l'Office en question après avis du ministre du travail) ainsi qu'une attestation de domicile. Je reconnais que, pour le domicile, il y a souvent des domiciles de complaisance. A partir de là, c'est le ministre de l'intérieur qui décide.
- Voilà, cela se passe comme cela.
- Les immigrés, ces immigrés reconnus, non clandestins ne sont pas plus nombreux qu'en 1982, et ils ne sont pas plus nombreux proportionnellement à la population française qui s'est accrue, qu'en 1975.
- QUESTION.- Cela, ce sont les chiffres, monsieur le Président, mais il y a aussi..
- LE PRESIDENT.- Donc il n'y a pas d'accroissement.\
QUESTION.- ... il y a aussi la façon dont les Français le vivent..
- LE PRESIDENT.- Cela, c'est autre chose. C'est ressenti plus cruellement parce que ces clandestins apparaissent comme se moquant de nos lois, se moquant de nos raisons de sécurité et créent un sentiment de trouble, d'incertitude et de manque de confiance dans les institutions publiques. Il faut corriger cela.
- QUESTION.- Justement, monsieur Mitterrand, est-ce que vous acceptez, comme une grande majorité de Français, cette notion qu'il y a en fait un seuil de tolérance ? Est-ce que c'est une notion que vous acceptez ?
- LE PRESIDENT.- Ne me demandez pas mon avis sur le caractère moral, bien que j'aie quelque opinion, mais le seuil de tolérance a été atteint dès les années 1970 où il y avait déjà 4100000 à 4200000 cartes de séjour à partir de 1982.
- QUESTION.- Donc, il n'y a pas d'aggravation.
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas d'aggravation. Autant que possible, il ne faut pas dépasser ce chiffre, mais on s'y tient depuis des années et des années.
- QUESTION.- Monsieur le Président, s'il y a en ce moment un phénomène Le Pen, c'est probablement que dans la tête des Français il se passe quelque chose de particulier, qu'ils ont le sentiment qu'aujourd'hui il y a des choses qui ne sont plus possible.
- LE PRESIDENT.- Les clandestins.. Et d'autre part, une trop forte concentration géographique de tous les autres travailleurs immigrés, qui sont les bienvenus chez nous dès lors qu'on les a acceptés et qui doivent être protégés par notre droit, comme on protège tout travailleur.\
QUESTION.- Est-ce qu'il n'y a pas aussi la peur de l'Islam ?
- LE PRESIDENT.- Sans aucun doute.
- QUESTION.- Le phénomène "foulard" a joué un rôle ?
- LE PRESIDENT.- Le phénomène psychologique qui s'est greffé sur les événements comme l'affaire du foulard a certainement joué un grand rôle... l'histoire des mosquées que je ne critique pas..
- QUESTION.- Vous seriez pour une grande mosquée à Marseille.
- LE PRESIDENT.- Je vais y venir, je m'attendais à ce que vous me posiez la question.
- Ce que je veux dire, c'est que cela a touché la sensibilité parce que cela s'est mélangé à des images d'intégristes, ces excités complètement fanatiques qu'on a vus, dans d'autres pays et parfois chez nous, se rassembler avec des mots d'ordre exaltés, proférant des menaces de mort.. tout cela, ce sont des images qui ne sont pas celles du monde musulman en France, pas du tout, qui sont d'ailleurs très mal ressenties par la population musulmane dans son ensemble, mais qui existent.
- Les Français d'origine, qui sont là, se disent : mais alors, qu'est-ce que c'est que cela ? On nous abandonne ? Donc il faut dire qu'il y a un problème psychologique très important qu'il faut savoir traiter. L'affaire des tchadors, l'affaire des mosquées.. moi, je suis prêt à vous répondre. Qu'est-ce que vous voulez savoir ?
- QUESTION.- Vous auriez à prendre la décision..
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas maire de Marseille..
- QUESTION.- Vous avez été maire de Château-Chinon, le problème se serait posé, qu'est-ce que vous auriez dit ?
- LE PRESIDENT.- Je serais à Marseille, j'approuverais mon maire. Je serai à Lyon, j'approuverais aussi mon maire, bien que ce ne soit pas le même..\
`Suite sur l'affaire du foulard`
- QUESTION.- Et vous seriez proviseur de lycée, qu'est-ce que vous feriez ?
- LE PRESIDENT.- Je me retrouverais du côté de la loi, je dirais : il appartient aux établissements de décider eux-mêmes de leur discipline intérieure.
- QUESTION.- Ce n'est pas la méthode Ponce Pilate, cela ?
- LE PRESIDENT.- Pas du tout dès lors qu'on fixe une règle générale. Cette règle générale - vous faites allusion sans doute aux incidents nés à partir du port du voile dans quelques établissements.
- QUESTION.- A Creil, alors que dans d'autres établissements, cela ne provoquait pas d'incidents.
- LE PRESIDENT.- Dans quelques établissements scolaires.. Moi, je pense que, dans cette affaire, la position exprimée par Lionel Jospin à l'Assemblée nationale, lors du dernier débat à ce sujet, disant : "ces jeunes filles, on ne va pas les chasser. On va essayer de les convaincre..". C'est-à-dire de convaincre leurs parents.. Or, cela prend un peu de temps, quelques semaines en tout cas.. Il ne faut pas que ce soit trop de mois, sans quoi c'est l'indiscipline qui prévaut.
- Mais en fin de compte, c'est la règle de la laïcité qui doit s'imposer, c'est-à-dire que des familles qui ne se laissent pas convaincre que leur enfant est une cause de désordre, de prosélytisme religieux à l'intérieur de l'établissement, il faut qu'elles admettent que la règle de la laïcité s'impose.
- Mais il appartient à chaque Etat d'établir sa discipline. Cela, c'est la règle, c'est la loi.
- QUESTION.- Vous, vous l'expliquez, mais est-ce que vous trouvez que, depuis le début de cette affaire, le gouvernement s'est bien expliqué là-dessus ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas.. Si vous trouvez que je l'ai expliqué un peu plus que les membres du gouvernement, alors, je vais leur faire des remontrances..
- QUESTION.- Si tard ?
- LE PRESIDENT.- Des remontrances amicales.. non, parce que je n'ai pas tellement trouvé... mais c'est comme cela. Puisque vous le ressentez, c'est que cela doit être vrai..
- QUESTION.- On n'est pas les seuls à le ressentir.
- LE PRESIDENT.- Bon, bon... très bien. Mais je ne sais si je suis plus clair qu'eux.. Vous me tressez de belles couronnes.\
QUESTION.- Vous parliez à l'instant des membres du gouvernement.. Quand vous avez appris, comme chacun de nous, que Jean-Marie Le Pen avait demandé à un membre de votre gouvernement s'il avait la double nationalité, parce qu'il était juif, quelle a été votre réaction ?
- LE PRESIDENT.- J'ai trouvé que c'était une manifestation incongrue. Quand on cite la religion de quelqu'un, surtout s'il s'agit de la religion juive, on sait bien qu'il y a tout une série de connotations qui vont susciter auprès de gens très sommaires, très primaires, très primitifs des réveils d'antisémitisme. Ce n'est pas dit par hasard £ je prends cela pour une manifestation de racisme.\
QUESTION.- Est-ce que vous êtes favorable à un ministère de l'intégration ?
- On sait que ce débat a eu lieu..
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas un problème de fond, je pense qu'il serait bon un jour d'en revenir à ce qu'on appelait le ministère de la population, qui s'occupait de toutes les fractions de la population, donc en particulier des immigrés.
- Mais la solution prise par Michel Rocard - et il m'en a parlé avant - revient à peu près au même, c'est-à-dire qu'auprès de lui, auprès du ministre de la santé, qui est aussi ministre de la population, de la solidarité, il y aura quelqu'un qui est un haut personnage.
- QUESTION.- Autrement dit, c'est le Premier ministre qui prend le dossier en charge. C'est cela la signification ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier ministre, certainement, c'est un sujet qui le préoccupe beaucoup, et je l'y encourage.\
QUESTION.- Dans la passion actuelle, l'intégration est prise pour une menace pour l'âme de la France, qu'est-ce que vous dites ?
- LE PRESIDENT.- L'intégration, je suis pour, tout à fait pour.
- QUESTION.- On intègre les droits, mais de l'autre côté on attend les obligations, les devoirs en contre-partie. Mais on intègre.
- LE PRESIDENT.- Naturellement, permettez que j'englobe ce verbe "intégrer" dans un raisonnement vis-à-vis de la masse des clandestins. D'abord il faut prévenir le mal, pour le prévenir - on en a parlé tout-à-l'heure - ce sont des frontières mieux tenues, ce sont des administrations plus actives, plus rapides. A ce moment-là, on peut éviter l'accumulation des immigrés clandestins. Prévenir, ensuite il faut sanctionner. On n'a rien dit tout-à-l'heure de cela, c'est pourquoi je tiens à y revenir.
- Il faut sanctionner, non pas l'immigré clandestin, il est suffisamment sanctionné par l'expulsion, mais il faut sanctionner les entreprises qui font appel à la main d'oeuvre immigrée clandestine, parce que cela permet aux entreprises en question de sous-payer et de sous-protéger. Ils ne sont pas protégés socialement puisqu'on ne les connait pas. Je suis allé voir autrefois dans certains quartiers de Paris des ateliers clandestins, où sont accumulées dans quelques mètres carrés quarante à cinquante personnes qui font de la couture, qui font du textile, un pauvre textile tandis qu'un richissime personnage, que l'on ne connaît pas, entretient, contrairement à la loi, ces ateliers clandestins, en faisant appel à tous ces gens-là.
- La loi punit cela. Elle le punit et nous avons renforcé les sanctions pénales en 1985. En 1988 j'ai exclu de l'amnistie après ma réélection ceux qui ont recours au travail clandestin ou noir. Quand je dis noir, je parle du travail noir, en plus il est clandestin, cela n'a rien à voir avec la population noire !
- Ceux qui exploitent les immigrés clandestins, ces esclaves modernes, réduits au servage, en 1988, je les ai exclus de l'amnistie. En 1989, le 10 juillet on a encore renforcé les sanctions pénales. Il faut aller plus loin.
- Il faut maintenant que les Parquets interviennent très vigoureusement pour que la police aille partout, car il y a une fiction qui est de dire : "impossible, c'est un domicile privé". Cela ne se fait pas dans les usines qui ont pignon sur rue, cela se fait dans des appartements, et on n'a pas le droit d'y aller. Il faut que cette fiction cesse, il faut frapper les industriels de la misère des immigrés qui en même temps gangrènent la société française.\
QUESTION.- On intègre comment ? Vous n'avez pas répondu à ma question.
- LE PRESIDENT.- J'en arrivais là. Le dernier problème c'est ceux qui ont demandé l'asile, et vous savez que la demande d'asile, monsieur Elkabbach, le droit d'asile est reconnu par la Convention de Genève...
- QUESTION.- On l'accorde à de faux réfugiés politiques un peu trop.
- LE PRESIDENT.- C'est l'application, mais j'entends bien que les entrepreneurs du malheur des autres soient punis.
- Les immigrés que l'on reconnaît, il faut les intégrer à la société française, par divers moyens : par l'école, par le logement... ne pas les installer n'importe comment, il ne faut pas leur réserver les logements misérables, les cagibis, les soupentes. Il faut les intégrer par le salaire aussi.
- QUESTION.- Par le lieu de culte ?
- LE PRESIDENT.- Par le lieu de culte, le cas échéant, sans en abuser.\
QUESTION.- Une question précise qui va dans le sens de ce que vous dites, Jacques Chirac vient de suggérer l'idée que l'on revienne au droit de pétition pour vous inciter à organiser un référendum sur le point..
- LE PRESIDENT.- J'ai remarqué.
- QUESTION.- Nous aussi, mais pas tout le monde... sur le point de savoir s'il faudrait ou non que les immigrés en situation régulière puissent voter aux élections locales. Quelle est votre réaction à cette suggestion du maire de Paris ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que M. Le Pen commence à avoir des disciples !
- Pour ces élections, je suis de ceux qui pensent qu'il serait sage, comme le font les Anglais, les Hollandais, les Suédois, les Norvégiens, etc, de donner aux immigrés reconnus..
- QUESTION.- En situation régulière.
- LE PRESIDENT.- En situation régulière le droit de prendre part aux scrutins locaux qui concernent la rue qui passe devant chez eux, l'électricité qui les éclaire, les égouts qui les débarrassent.
- C'est une opinion que j'ai toujours affirmée, que je n'ai pas l'intention de démentir, mais qui ne rencontre pas à l'évidence le sentiment de l'immense majorité des Français.
- QUESTION.- Donc on attend..
- LE PRESIDENT.- Donc, il y a un travail d'explication à faire - une explication très pacifique -. Ceux qui sont pour doivent dire pourquoi et essayer de démontrer qu'après tout la France est le pays des droits des gens.. Ceux qui sont contre, qui sont la grande majorité - un tas de mes amis sont contre -, qu'ils s'expliquent eux aussi. C'est un débat tout à fait noble, c'est un vrai débat.
- QUESTION.- Pas de consultation ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi le trancher dès l'origine, pourquoi arrêter ce débat par un référendum ? La question n'a pas été posée, j'ai exprimé une opinion personnelle, qui ne s'est pas transformée en projet de loi, j'ai expliqué pourquoi dans ma Lettre aux Français que j'ai envoyée en avril 1988. La question ne se pose pas du tout comme cela.
- QUESTION.- Est-ce que vous seriez favorable à une concertation non partisane sur les problèmes de l'immigration, comme le suggèrent d'ailleurs un certain nombre de députés de l'opposition ?
- LE PRESIDENT.- Absolument, c'est très bien, plus ils pratiqueront la concertation et nous aussi, mieux cela vaudra pour la France.
- Quand le problème se posera sous forme d'un projet, lorsque ce sera vraiment une intention gouvernementale, compte tenu de la situation de l'opinion à ce moment-là, on verra ce que l'on fera £ si le référendum d'initiative populaire sous certains contrôles du Conseil constitutionnel et autres choses, est admis, pourquoi pas..
- QUESTION.- On va vivre longtemps avec ce problème empoisonné devant nous ?
- LE PRESIDENT.- C'est un problème qui se pose et qui se posera. Les responsables politiques, les représentants des églises de toute confession, de toute philosophie ont bien le droit de dire : je suis pour cela £ et d'autres ont bien le droit de dire : je suis contre, sans que l'on arrête le débat dans l'oeuf.
- QUESTION.- Vous vous donnez combien de temps ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien. De toute manière, j'ai proposé ce type de référendum en 1988, cela fait un an.. J'ai été élu pour sept ans, laissez-moi le temps d'organiser mon mandat, on a déjà fait beaucoup de choses.
- QUESTION.- Il n'y a pas que le Premier ministre qui va s'en occuper ?
- LE PRESIDENT.- Je m'intéresse à tout.\
QUESTION.- Dernière question..
- LE PRESIDENT.- Dernière question sur cela ?
- QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que vous avez compris qu'à Dreux et à Marseille, la gauche ait fait voter pour la droite ?
- LE PRESIDENT.- Je ne mêle pas de cela.
- QUESTION.- Vous ne pouvez pas y être indifférent..?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas indifférent, mais je ne m'en mêle pas £ je ne me mêle pas de problèmes électoraux, ce n'est pas le rôle du Président de la République.
- QUESTION.- Est-ce que Pierre Mauroy a eu raison de refuser le débat entre lui et Jean-Marie Le Pen ?
- LE PRESIDENT.- C'est une affaire entre les partis et les personnes...
- QUESTION.- Ce n'est pas électoral ...
- LE PRESIDENT.- Je ne me mêle pas de cela.\
QUESTION.- Sur un autre sujet, il y a une question qui est probablement celle que les Français se posent le plus souvent, c'est celle de tous les sondages : pourquoi alors que la situation économique de la France tend à s'améliorer, en tout cas c'est ce que l'on dit, le taux de chômage recule à peine et parfois ne recule pas du tout, alors que dans d'autres pays, cela se passe mieux ?
- LE PRESIDENT.- C'est un phénomène très important qui me parait devoir s'expliquer clairement : songez que nous venons de constater, sur les premiers mois de l'année, que nous pouvons compter au 31 décembre prochain entre 350000 et 400000 créations d'emploi, donc..
- QUESTION.- ... donc cela devrait aller mieux.
- LE PRESIDENT.- On attendrait un certain nombre de chômeurs en moins.
- Sur l'année - je le dis par acquis de conscience - il y a 1,7 % - c'est très faible - de réduction du chômage, avec une proportion beaucoup plus importante de jeunes. Ce n'est pas un triomphe, on ne va pas pavoiser. Les 350000 à 400000 emplois - on connaîtra à peu près le compte pour l'année 1989 en février - n'ont pas sensiblement réduit le chômage. Il ne s'agit pas des mêmes métiers ou des mêmes formations. C'est pourquoi l'une des façons majeures de lutter contre le chômage, c'est l'école et c'est la formation professionnelle. Il y a un tas de nouveaux métiers en raison de nouvelles techniques - qu'il s'agisse de l'électronique ou de l'informatique - qui se sont développés puissamment ces dernières années, et nous avons pris du retard. Quand je dis "nous", c'est la France depuis 30 à 40 ans : nous avons tous pris du retard. On essaie de le rattraper. Vraiment je vous assure que, depuis un certain nombre d'années, j'y travaille personnellement beaucoup. Je le répète sans arrêt aux industriels et partout. Il faut moderniser nos industries et il faut former les filles et les garçons qui feront ces métiers.
- QUESTION.- Pourquoi est-ce si lent ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas tellement lent..
- QUESTION.- Aux élections présidentielles de 1981, nous avons demandé à Valéry Giscard d'Estaing, président sortant : "si vous aviez un regret de votre septennat, lequel serait-ce" ? Il avait répondu : "l'adaptation de la formation professionnelle à de nouveaux emplois et à de nouvelles technologies".
- LE PRESIDENT.- Les progrès sont très grands.. Vous n'imaginez pas, puisque vous posez cette question, à quel point notre visage industriel de la France a changé.. La nature même des chefs d'entreprises a changé. Ce ne sont pas les mêmes, parce que précisément la plupart d'entre eux ont su, sur le plan privé, développer une formation propre à leur secteur industriel.
- Pour l'Etat, le crédit formation est une des réformes principales mise au point par M. Laignel avec M. Soisson, c'est quelque chose de considérable. Ce sont 100000 jeunes que l'on va rattraper.
- Pour eux, il ne se passait pas grand chose et on leur donne un moyen de formation qui va leur permettre d'avoir un métier. Moi, je dis à ces ministres : "Eh bien ! pour l'année suivante, il en faut 200000". Donc, il faudra accélérer l'allure. Mais c'est lent de former quelqu'un à un métier nouveau. C'est lent.. Et puis, souvent, notre appareil industriel, dans certains domaines, n'est pas très modernisé !\
QUESTION.- Justement, monsieur le Président, est-ce que parmi les raisons, il n'y a pas aussi le fait qu'il y ait une certaine dégradation de la balance commerciale de la France, car d'une certaine manière, on exporte moins de produits industriels qu'avant ?
- LE PRESIDENT.- Non et je vais inverser votre raisonnement. S'il y a un déficit commercial de la France, c'est parce que nous achetons, c'est justement qu'il y a croissance.
- QUESTION.- C'est de l'équipement ?
- LE PRESIDENT.- Cela va beaucoup mieux maintenant. Nous sommes en état de croissance. Nous avons examiné le problème social sous un éclairage différent de celui d'il y a quelques années. C'est parce qu'il a plus de croissance et plus de moyens que les Français se précipitent pour acheter des machines, des machines sophistiquées qui leur permettent de travailler autrement.
- C'est en somme l'équipement industriel modernisé de la France qui nous coûte cher. Malheureusement, trop rares sont les industries de machines-outils en France qui fabriquent les machines chez nous. On les achète chez eux..
- Où est-ce que vous achetez vos machines de presse, monsieur July ?
- QUESTION.- En Allemagne ou aux Etats-Unis.. en l'occurence, aux Etats-Unis.
- LE PRESIDENT.- Je ne vous fais pas de reproches.. vous les achetez chez eux parce que vous ne les trouvez pas ailleurs. Si vous trouviez au même prix une machine de qualité en France, vous l'achèteriez en France ?
- Les industriels français qui ont bien du mérite... mais ils ne sont pas assez allants dans leur ensemble. Il y en a de remarquables.. je leur dis : "il faut que les chefs d'entreprise parcourent le monde, pour conquérir des parts de marché. Il y en a peut-être quelques dizaines, peut-être même des centaines à Moscou actuellement. C'est très bien !
- QUESTION.- On allègera leurs charges pour leur faciliter le travail ?
- LE PRESIDENT.- On leur a beaucoup allégé...
- QUESTION.- On s'arrête ou on continue ?
- LE PRESIDENT.- Je ne définis pas un principe.. Je dis que cela suffit comme cela.\
QUESTION.- Il y a une autre question, comme on s'approche de la fin, il y a une autre question qui se pose évidemment.
- LE PRESIDENT.- On approche de la fin mais on peut parler toute la soirée.
- QUESTION.- Il y a des moments où on s'en approche plus qu'à d'autres... il y a une autre question qui se pose de toute évidence, c'est le mécontentement des salariés du secteur public, qui ont le sentiment qu'au fond, l'amélioration de la situation économique dont on parlait à l'instant, ne leur bénéficie pas. Je ne sais pas s'ils ont raison ou tort, mais en tout cas, c'est comme cela qu'ils le ressentent. Il y a ce qu'on appelle un déficit social.
- LE PRESIDENT.- En tout cas, il est ressenti. En tout cas, d'une certaine manière, cela existe. Les progrès sociaux n'ont pas exactement suivi la courbe de croissance. Il faut quand même faire la part du temps. Tout ce qu'on décide met toujours un certain temps à entrer dans les faits, la France est quand même un pays de 56 millions d'habitants, composé d'une centaine de départements. Il y a des départements qui sont très lointains. Il faut le temps.
- Si la croissance permet désormais un certain nombre de dispositions qui doivent couvrir une partie de déficit social - Je vous citerai quelques cas - mais elle ne permet pas de le faire dès l'année 1989, autant qu'on le voudrait, parce que cette croissance reste fragile. Notre monnaie est saine. Il faut faire attention à la préserver.
- QUESTION.- Si on ne le fait pas en 1989, on le fait quand ?
- LE PRESIDENT.- On l'a déjà fait. La liste des mesures sociales est très importante, le gouvernement a bien travaillé.
- QUESTION.- On le fait alors à partir de quand ?
- QUESTION.- Dans les années 1992 ?
- LE PRESIDENT.- On a commencé en 1988 dans le budget pour 1989, puis dans celui pour 1990 et on fera un effort plus grand pour le budget qui sera adopté en 1990 pour 1991.
- Je compte le faire, bien entendu. C'est déjà engagé par le gouvernement, avec les discussions autour de la grille.\
`Suite sur la croissance et le secteur public`
- Le problème des fonctionnaires, c'est le problème général de la fonction publique. Il y a trop de bas salaires, ce qu'on appelle la catégorie D, par exemple. Trop de traitements trop bas et, d'autre part, il y a trop de rigidités. Les qualifications ne sont pas suffisamment reconnues. On ne peut pas suffisamment passer d'un métier à l'autre. Et quand on n'a pas de diplômes, même si on est un fonctionnaire remarquable, on n'a pas beaucoup de perspectives d'avenir. Il faut quand même modifier cela.
- C'est pourquoi M. Durafour a engagé une concertation qui devrait aboutir, je l'espère, rapidement, pour définir sur quelques années, tout un plan de redressement des bas salaires et, qui devrait, de proche en proche atteindre tous les traitements. Il est tout à fait triste de voir que les bas salaires, à moins de 6000 francs par mois, sont nombreux et que, d'autre part, les hauts traitements ne sont pas comparables avec le traitement des agents privés des grandes industries. Cela risque de provoquer une évasion de la fonction publique et nous n'aurons plus les meilleurs.
- C'est pourquoi je dis qu'il y a une crise de reconnaissance de la fonction publique. On s'y attaque.. Il y a une crise d'identité des fonctionnaires qui sont souvent malmenés, on dit : "oui, c'est trop commode, vous êtes assurés d'une retraite, etc"...
- J'estime qu'il y a une crise matérielle - celle dont on vient de parler - pour le traitement, pour l'avancement, pour la qualification professionnelle.
- Il y a quelque 2500000 fonctionnaires en France, en comptant 300000 militaires. Mais c'est un plan général que le gouvernement commence à mettre en place puisque, comme vous le savez, le ministre de la fonction publique, M. Durafour, a commencé ses consultations. Je ne peux pas dire de chiffres, je ne peux pas dire de dates, cela relève de la négociation. Je crois à la voie contractuelle avec les syndicats.\
QUESTION.- On ne peut pas aborder toutes les questions, il ne faut pas abuser du temps des téléspectateurs mais c'est vrai que vous trouvez que votre Premier ministre n'est pas assez audacieux ?
- LE PRESIDENT.- On va y venir.. Je vous répondrai d'abord qu'il n'y a pas que les fonctionnaires. Vous avez peut-être remarqué une loi sur le logement social. Elle va commencer à entrer dans les faits, elle est en train d'être votée. Je vais vous énumérer les points les plus sensibles : le logement social, la très grande pauvreté..
- QUESTION.- Des priorités ?
- LE PRESIDENT.- Des priorités auxquelles il faut s'attaquer dès maintenant.
- Je parlerai d'affaires générales et d'affaires particulières.
- Affaire générale : le logement, la formation pour empêcher le chômage.
- Affaires générales : la très grande pauvreté.
- Ainsi, les conditions d'accès au RMI : une famille de 6 enfants - des travailleurs, mais misérables, qui n'ont pas d'argent - ne le touche pas parce qu'elle perçoit des allocations familiales ou alors elle le touche avec une soustraction très sensible au montant du RMI.
- Il faut voir tout cela.\
`Suite sur les priorités du gouvernement`
- QUESTION.- Autres priorités ?
- LE PRESIDENT.- Les lois Auroux ne sont pas suffisamment appliquées. Il faut les étendre. Il faut que les travailleurs, partout, soient consultés sur ce qui les intéresse. Il faut qu'ils soient représentés dans les conseils d'administration. Il faut qu'ils y soient, que rien de ce qui les touche n'ait été discuté.
- L'école, les prestations familiales, j'ai parlé du crédit formation, voilà des points essentiels. Ce n'est pas un détail pour les personnes dont nous parlons. Pourquoi hésiterait-on davantage ?
- Et pourquoi hésiterait-on davantage à donner leurs pleins droits, le meilleur de leurs droits, aux victimes du terrorisme par comparaison aux victimes de la guerre ?
- QUESTION.- Elles le réclament assez !
- LE PRESIDENT.- Cela exigerait un débat un peu plus sophistiqué mais, en gros, il faut comprendre qu'il faut être auprès de ces personnes.
- QUESTION.- Quand ?
- LE PRESIDENT.- Cela, c'est le travail actuel. On ne peut pas faire de reproche - je reprends la dernière question - au Premier ministre qui est là depuis un an et demi, qui a fait beaucoup de choses.
- QUESTION.- Oui, mais là vous donnez toutes sortes de priorités. Vous dites : il faut agir, il faut agir..
- LE PRESIDENT.- Non, non, si je vous avais parlé il y a un an, je vous aurais donné comme priorités toute une série de mesures qui ont été précisément engagées par Michel Rocard.
- QUESTION.- C'est tout de même une accélération du programme social, en gros ?
- LE PRESIDENT.- Une accélération à mesure que s'améliore notre croissance, à mesure que nous regagnons de la richesse.
- QUESTION.- A vos yeux, la méthode Rocard est une méthode assez sociale, telle qu'elle est aujourd'hui, telle qu'elle s'applique, à son rythme ?
- LE PRESIDENT.- La volonté sociale de Michel Rocard ne peut pas être contestée, avec l'ensemble des mesures qu'il préconise, parce que lui, il a les yeux fixés sur le franc, il a les yeux fixés sur les grands équilibres et il ne peut pas en discuter. Mon rôle, à moi, c'est de faire les incitations et de lui dire : oui, mais il faut qu'on équilibre peut-être davantage. Nous parlons toujours de cela deux fois par semaine.
- QUESTION.- Vous êtes l'aiguillon social de la rigueur économique ?
- LE PRESIDENT.- Je suis l'aiguillon dans tous les domaines. Après tout, comme je n'ai pas la responsabilité de la vie quotidienne et que je suis très satisfait de ce qui se fait, parce que les ministres sont de bons ministres, en général, et le Premier ministre..
- QUESTION.- Donc il n'y a pas besoin de faire un remaniement.
- LE PRESIDENT.- Je n'y ai pas pensé. Un jour ou l'autre.. Cela arrive toujours, mais ce n'est pas dans mon esprit. Je considère que le Premier ministre et les ministres font du bon travail.
- Il n'empêche que mon rôle est d'être à l'écoute de tous les Français, et j'observe bien l'inquiétude, le mécontentement ou l'angoisse de telle ou telle catégorie de Français. J'ai éprouvé cela avec les infirmières, par exemple, je ne dois pas le cacher. Quand j'ai vu la somme de travail qu'elles font, les responsabilités qui sont les leurs et leur modeste situation.
- QUESTION.- Cela dope le succès de Strasbourg...
- LE PRESIDENT.- Je n'accuse pas le Premier ministre.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on arrive malgré tout, malgré vous et malgré nous, presqu'à la fin de cette émission. On touche aussi tous ensemble à la fin des années 80, et personne n'échappe aux rétrospectives, aux bilans.
- Pour vous, ces années 80, c'est quand même l'apogée de votre vie politique. Alors, pour François Mitterrand, quel est le souvenir le plus fort des années 80 ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! Mais c'est que vraiment vous me prenez de court !
- QUESTION.- Pour une fois.. C'est la règle.
- LE PRESIDENT.- Là vous faites appel à ma mémoire, ma mémoire affective. Il faut que je démêle un tas d'impressions, un tas de faits aussi auxquels je ne pense pas.
- QUESTION.- C'est une décennie qui se termine.
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est vrai. Je pense que le travail pour l'Europe est un travail très bénéfique pour la France. Je pense que la réconciliation avec l'Allemagne, déjà engagée avant moi, consacrée, si vous voulez, par le symbole de la rencontre de Verdun, est très importante.
- Je pense que la disponibilité de la France pour occuper sa place, son rang dans le monde, a été plutôt réussie. Aujourd'hui la Communauté traite avec les pays de libre échange, elle traite avec les pays arabes, les 22 pays de l'organisation arabe seront à Paris le 22 décembre et discuteront avec les 12 pays de la Communauté.
- Nous allons traiter à Lomé au mois de décembre un accord de 12 milliards d'écus pour les pays africains et du Pacifique.
- Je veux dire qu'avec tout cela, la bataille pour la justice dans le tiers monde, la bataille pour les libertés en France, et puis un certain nombre de signes internationaux qui font qu'aujourd'hui la France est l'amie de l'Allemagne et est également l'amie de l'Union soviétique, elle a sa place dans la Communauté, elle parle en confiance avec les Américains, je pense qu'avec tout cela, il y a de quoi faire !
- QUESTION.- Et le plus grand regret ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! J'en ai beaucoup !
- QUESTION.- Un seul.
- LE PRESIDENT.- Je vais parler comme mon prédécesseur. Je voudrais que la croissance - lui n'a pas connu la croissance - je voudrais que la croissance maintenant corresponde à un mieux-être pour la plupart des Français, en tout cas pour ceux qui vivent dans la difficulté.
- QUESTION.- Je croyais qu'après le succès de Strasbourg il allait y avoir des risques d'ennui pour les Français et pour vous !
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas à moi de juger. J'ai trouvé beaucoup d'intérêt à discuter avec vous, donc à parler aux Français, beaucoup d'intérêt, et même un certain plaisir. Je serais bien resté davantage.
- QUESTION.- Nous aussi.
- LE PRESIDENT.- J'ai l'impression d'être vraiment en tête à tête avec les Français.
- QUESTION.- On prendra le temps, on reviendra. En tout cas merci d'avoir participé à cette émission d'Europe 1 et d'Antenne 2 et de nous avoir répondu, alors que nous sommes au coeur d'événements importants, sommets, voyage que vous allez faire avec M. Bush à Saint-Martin dans quelques jours.
- LE PRESIDENT.- Le 16, samedi prochain.
- QUESTION.- ... et voyage que vous allez faire en Europe de l'Est.
- Merci, monsieur le Président.\