23 juin 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur l'histoire de la Révolution française à travers les faïences de la région de Roanne et de Nevers, Roanne le 23 juin 1989.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- Plusieurs raisons ont dicté mon choix parmi les multiples invitations reçues : venir à Roanne, pourquoi ? D'abord parce que c'est Roanne, cela paraît une vérité de La Palice mais j'ai eu la chance déjà de pouvoir y venir plusieurs fois, de pouvoir apprécier son accueil, de remarquer ses progrès. Aujourd'hui, Roanne est une ville qui retrouve espoir, en même temps que du travail et de la production et l'on sent bien que cet effort collectif est suivi par l'immense majorité de la population, bien au-delà des clivages naturels de notre démocratie. Voyez ce bel hôtel restauré, et tout autant ce qu'il contient, parmi d'autres réalisations que cette ville a réussies afin que le temps moderne puisse s'identifier à la trace plus ancienne.
- Je dois dire que cette initiative - la création d'un musée - autour de la céramique, la faïence, la porcelaine, sans oublier quelques traces du début de notre histoire, l'époque gallo-romaine, représente une entreprise originale avec une richesse artistique et artisanale tout à fait exceptionnelle. Et c'est là que je retrouve la civilisation de la Loire car c'est essentiellement Roanne et Nevers qui ont fourni les plus belles pièces de cette collection. C'est une civilisation : quelques images sur les diverses pièces de faïence montrent bien à quel point la présence de la Loire est constante, particulièrement au travers de ces bateliers qui montrent que ce fleuve était une grande artère, extrêmement vivante, qui contribuait très largement à la prospérité de la France, fleuve qui mérite toujours d'être compris avec ses caprices, ses humeurs, la nécessité parfois de les corriger, mais sans excès : c'est bien le fleuve français. Et qu'il baigne d'une part Roanne, et d'autre part Nevers ne peut que me contenter si je pense, et cela m'arrive souvent, aux quelques trente-cinq années que j'ai passées dans le département de la Nièvre à représenter les divers cantons de ce département !\
J'ai déjà beaucoup fréquenté, bien entendu, les vieilles fabriques de faïence : je rappelais tout à l'heure à M. le Conservateur les différentes étapes de ma faible connaissance, à côté de la sienne, dans ce domaine. Un certain nombre de princesses italiennes viennent à Nevers et rapportent, enfin leur entourage rapporte les techniques de la faïence qui viennent, comme on le sait, de la ville de Faenza, et par une sorte de conjonction, les inspirations, les talents et aussi la qualité de la terre, on en est arrivé tout de suite à créer des entreprises qui furent extrêmement prospères, trois célèbres et dont certaines vivent encore. J'en connais deux dont l'origine date de cette époque et qui continuent d'être présentes sur le marché de la faïence, et particulièrement sur le marché de l'imagerie révolutionnaire à l'occasion de ce Bicentenaire.
- Beaucoup d'anecdotes qui seraient amusantes mais que je vous épargnerai ont jalonné toute cette histoire. Je pense en particulier - je n'en citerai qu'une - à cette interdiction qui fut faite du film "La jument verte" tirée de l'oeuvre de Marcel Aymé, parce qu'on jugeait, à l'époque, que ce film pouvait présenter un danger pour les familles et la moralité des enfants. Or, le propriétaire du cinéma qui vit son film interdit, était aussi le Président de diverses autres organisations. Il se rendit tout aussitôt dans l'une de ces vieilles fabriques, solennelles et sympathiques fabriques de Nevers, s'empara de l'une des plus belles pièces de faïence avec le fameux bleu de Nevers, et après avoir marchandé, le tenant comme cela dans ses mains, le laissa tomber, le brisa en mille morceaux. Et il ajouta cette phrase qui est restée célèbre là-bas : "vous n'aimez pas les juments vertes, je n'aime pas la faïence bleue". Et cela est une des multiples histoires d'un pays très fort en gueule, plein d'humour et de saveur, vieille civilisation paysanne qui figure à tout moment dans les décorations de ces faïences.\
On en est surpris en même temps qu'on accompagne l'histoire, chacun avec sa passion - ceux qui sont pour, ceux qui sont contre - le cours de la Révolution, la période heureuse de consentement national autour de l'évolution qui verra la fin de la monarchie absolue, peut-être la naissance de la monarchie constitutionnelle, la fin des hiérarchies entre les ordres, la naissance de la loi, l'égalité et la liberté reconnues officiellement par une constitution, bref l'avénement de la loi. Et puis tout cela changera avec le poids des erreurs des uns ou de la vivacité des autres, et puis le choc, bien entendu, des intérêts et des espérances. Mais toute cette histoire se trouve retracée dans ces fonds d'assiettes, sur ces pichets au travers d'une façon naïve. Le dessin est naïf, l'expression est naïve, mais on y retrouve tous les thèmes qui vont ensuite animer pendant deux siècles la mémoire collective des Français. Donc à la fois la présentation esthétique, la qualité du matériau et la résonnance historique donnent à votre exposition, je le répète, dans ce beau bâtiment une signification que j'ai voulu relever.
- Je vais ici et là dans beaucoup d'endroits avec une certaine accélération, je dois le dire, peut-être même excessive - en raison de la multiplicité des initiatives tendant à célébrer le Bicentenaire un peu dans toute la France - et après tout je dois le faire, et c'est intéressant - je vois ici quelque chose de très différent de ce que j'ai vu ailleurs, d'original, de particulier.\
Mais je dois dire que pour en revenir à quelques impressions personnelles, j'ai grand plaisir aussi à retrouver le nom de Dechelette. J'ai bien remarqué, naturellement, la collection Heitschel au nom de ce collectionneur tout à fait exceptionnel, dans une région où l'on peut l'être, où l'on aime les musées. Je pense à Saint-Germain-en-Laye où se trouve le musée qui nous rappelle plus précisément la tradition gauloise et gallo-romaine, en ayant au demeurant rassemblé des pièces prises un peu partout, - c'est le lot des musées, bien entendu -. J'évoquerai de célèbres statues ou statuettes qui viennent de beaucoup de fouilles archéologiques de nos régions, et tout particulièrement des confins de l'Yonne et de la Nièvre, encore en Bourgogne.
- Et ce Dechelette, il est venu de Roanne, alors rendons à Roanne ce qui lui revient. Vous nous avez pris nos faïences mais vous nous avez donné l'un de ceux qui ont été les plus grands chercheurs et qui a véritablement donné à la science archéologique un nouveau cours. Je voyais certaines des photographies de Louis Dechelette, je voyais la lignée de savants qui lui a succédé. Il reste encore la figure principale d'un certain nombre de fouilles, notamment celles de Bibracte, celles du Mont Beuvray. C'est sur ce site national que cet homme, qui n'avait pas été formé pour cette discipline, qui avait appris lui-même comment chercher, comment trouver, comment interpréter, est devenu l'inspirateur d'une haute tradition archéologique. Et c'est comme cela, dans une région encore plus proche de mon coeur, puisque c'est en plein Morvan, là où en effet j'ai pu très longuement, très largement et, j'espère, un peu en profondeur, connaître un petit bout de France, indépendamment de mon lieu d'origine, que le nom de Déchelette est devenu celui d'un grand personnage. Bien entendu, il n'est pas connu au-delà d'un certain cercle de spécialistes ou bien d'un cercle local... Et pourtant, quand on va plus loin, quand on cherche à comprendre, on voit que Déchelette fait partie de cette cohorte de ces milliers de Français travailleurs, obstinés, intelligents, désintéressés, intègres qui ont apporté à la France l'essentiel de son patrimoine.\
Alors, parce que c'est Roanne mais aussi parce que c'est Nevers, parce que c'est Déchelette, nous partageons. Mais c'est aussi parce que c'est le Bicentenaire. C'est la célébration d'un événement majeur de l'histoire universelle. Cette Révolution est née, au fond, sans le savoir, inspirée par le bouillonnement des idées à l'époque des Lumières, sans doute aussi exigée par l'évolution d'une situation économique et financière, d'un insupportable rapport de forces entre les classes sociales. Cette Révolution donc a commencé en douceur, avec des accidents, avec des violences mais les responsables, la plupart d'entre eux, souhaitaient assurer cette transition sans drame. Mais le drame est toujours là, à tous les rendez-vous de l'histoire.
- Nous célébrons 1789, avec ses moments primordiaux : le 17 juin. Tout d'abord, songez à ce tiers d'Etat qui se proclame "Assemblée nationale" - c'est la première fois que ces mots pénètrent dans notre histoire -. Il coupe en somme le lien qui le lie à la monarchie, en tout cas à la monarchie de droit divin. Désormais, c'est l'Assemblée nationale, c'est le peuple qui se prononce, ce n'est plus l'onction du Seigneur à travers une dynastie par droit d'hérédité.
- Mais en vérité, si cela se passe comme cela, c'est aussi parce que le pouvoir du moment accumule les fautes. D'ailleurs il n'y a pas de révolution qui soit simplement le fruit d'une protestation. C'est toujours la combinaison d'une protestation fondée et d'une incapacité d'un pouvoir. Cela n'a pas été compris par le pouvoir de l'époque £ je crois que les ordres privilégiés ont eu plus d'influence sur l'esprit du Roi qu'il ne l'aurait souhaité lui-même. Il était mieux disposé que les privilégiés à comprendre les besoins de son peuple mais quand on règne ou quand on gouverne, il faut savoir imposer ses vues. La faiblesse ne pardonne pas.
- A partir de là, toujours la période que j'appelle heureuse, disons consensuelle en dépit bien entendu des contradictions, ce sera le 20 juin et le Serment du Jeu de Paume. Puis ce sera le 14 juillet, prise de la Bastille, étant entendu qu'il faut rappeler que si l'on célèbre aujourd'hui le 14 juillet on ne célèbre pas la prise de la Bastille. Le 14 juillet que l'on célèbre, c'est le 14 juillet 1790, c'est-à-dire la Fête de la Fédération, sur le Champ de Mars, avec une messe solennelle célébrée, au demeurant, par Talleyrand, ce qui était assez prémonitoire. Et je crois que le premier servant était "le Baron Louis" vous savez, celui qui prononça cette phrase : "Faites-moi de la bonne politique, je vous ferai de la bonne finance". Il devint ministre des finances beaucoup plus tard. C'était un curieux duo qui célébrait les nouvelles épousailles du peuple et de la religion. Et en 1880 - M. Jeanneney pourra me corriger - la Troisième République voulant trouver ses fondations a estimé qu'il convenait de décider une fête nationale. Ce fut ce 14 juillet 1790 qui apparut comme le moment du plus grand rassemblement de la Nation autour des mêmes idéaux, avant que ne se produisent d'autres événements, toujours dans la filiation des grandes idées généreuses : ce sont l'abolition des privilèges, le 4 août, et, le 26 août, l'achèvement de la mise au net de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.\
Mais que ce soit 1789 et les débuts de la Révolution jusqu'à la fin, il y a selon un mot que j'ai emprunté à Sadi Carnot - pourquoi Sadi Carnot ? parce qu'il était le Président de la République de 1889 - disant : "Les révolutionnaires, du début à la fin, ont été les architectes d'une même construction". Et c'est vrai. Il ne s'agit plus de dire comme le faisait Clémenceau : "La Révolution est un bloc". A ce moment-là, il n'avait pas tort. Mais en même temps nous entrons alors dans nos polémiques internes. Va-t-on obliger ceux qui aiment 89 mais qui n'aiment pas 93, va-t-on obliger ceux qui apprécient surtout 93 mais moins la monarchie constitutionnelle un moment espérée, à s'entendre autour d'une explication commune de la Révolution ? On n'y arrivera pas. On y arrivera, en revanche, en considérant qu'il y a une logique interne de l'histoire et que, finalement, la construction qui s'appelle "La République" est le résultat de l'effort continu bien que dispersé des uns et des autres.
- Eh bien ! Je pense que si je dis : c'est parce que c'est Roanne ou parce que c'est Nevers ou parce que c'est Déchelette, je pourrais ajouter, d'une façon plus large, bien entendu, parce que c'est l'Histoire de France.
- Je vous remercie, cher Jean Auroux et vous, mesdames et messieurs, de m'avoir offert l'occasion de vous rencontrer dans cette ville autour de thèmes qui évoquent à la fois des brassées de souvenirs personnels et quelques souvenirs plus vastes et plus grands qui sont les nôtres, à nous tous ici présents. Merci.\