25 mai 1989 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, à RFI le 25 mai 1989, sur la dette extérieure des pays en voie de développement, sur la francophonie et sur le conflit entre le Sénégal et la Mauritanie.

QUESTION.- Monsieur le Président, bonjour. Merci d'avoir répondu à l'invitation de RFI. Ici au Sommet vous avez créé un effet de surprise formidable en annonçant l'annulation des créances portant sur la dette pour les 35 pays les plus pauvres £ est-ce que la France ne se sent pas un peu seule quand elle annonce ce genre de mesure, depuis Cancun, vous avez toujours lutté pour les pays les plus pauvres. Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu seul ?
- LE PRESIDENT.- On est un peu seul au début et finalement il se produit une valeur d'entraînement et les sujets dont nous parlons sont devenus vraiment tout à fait d'actualité. Ils sont abordés par de nombreux pays plus riches d'une façon beaucoup plus positive que ce n'était le cas il y a quelques années. Alors pour bien situer la question que vous me posez, il s'agit de la renonciation par la France de sa créance d'aide publique car pour ce qui touche aux banques privées, cela n'est pas de notre ressort. Nous pouvons naturellement contribuer à créer un climat, organiser des négociations. Mais nous avons pris la décision qui dépendait de nous, Etat, puissance publique : l'aide publique qui a été consentie aux 35 pays les plus pauvres, eh bien, nous l'avons annulée. Nous n'avons besoin de la permission de personne pour cela. Nous ne sommes pas obligés de passer, comme c'est le cas pour d'autres mesures, notamment celle que j'ai demandée à Toronto, de passer par le Fonds monétaire international par exemple. C'est une mesure catégorique, claire, simple. Cependant sur le plan français, il y a une procédure institutionnelle qu'il faut respecter. Je demande au gouvernement de procéder à cette extinction des créances d'aide publique passées avec les 35 pays les plus pauvres mais il faut que le parlement approuve cette disposition, ce qu'il ne pourra faire qu'au cours de la session prochaine, à partir du mois d'octobre. Cela n'entrerait donc en vigueur qu'à partir du 1er janvier 1990.\
`suite sur l'annulation de la dette` QUESTION.- Monsieur le Président, la mesure que vous annoncez concerne donc les pays les moins avancés. On peut imaginer - et je crois qu'un certain nombre de ministres présents à Dakar et de chefs de gouvernement l'ont déjà dit - que les pays à revenu intermédiaire demandent eux aussi à être bénéficiaires d'une telle mesure. Est-ce que vous envisagez d'élargir éventuellement cela dans les années à venir ?
- LE PRESIDENT.- La dette dont je viens de parler, et en somme, que la France effacerait, est déjà importante. La France fait un effort important et nous devons nous-mêmes bien entendu, étudier nos moyens. C'est reconnu en tout cas - vous l'avez dit dès le départ - comme un événement qui va au-delà du monde francophone puisque 35 pays africains visés par notre mesure ne sont pas que des pays francophones. Les pays intermédiaires représentent une charge d'un tout autre ordre, beaucoup plus lourde. Il s'agit de pays dont certains sont très importants. J'aurais dû préciser tout à l'heure que nous venions à l'aide, par la décision que j'ai prise, des pays les plus pauvres, lourdement endettés. Il y a des pays pauvres qui ne sont pas endettés et ils ne tombent pas sous le coup de cette mesure. Bien entendu, il faudra penser à eux et on y pensera. Mais pour les pays intermédiaires, je prendrai un exemple : le Brésil. Le Brésil n'est pas à la même mesure de relation créances-dettes avec la France, même si notre créance représente environ 10 % de la charge brésilienne. C'est une mesure collective qui doit être prise. Elle doit être prise par les sept grandes puissances industrielles qui, au demeurant, se réuniront le 14 juillet prochain à Paris. Je les ai déjà saisies l'an dernier à leur dernière réunion. C'était à Toronto au Canada. J'avais obtenu d'eux que des mesures fussent prises et qui variaient entre trois hypothèses. Celle que j'avais retenue pour la France et qui est en voie d'application, était une réduction d'un tiers de la dette des pays les plus pauvres. Mais cela exige beaucoup de négociations de toutes sortes. Pour les pays intermédiaires, à la fois la lourdeur que cela représente, l'immensité de la tâche, fait que cela ne peut qu'être le résultat d'une décision collective de l'ensemble des pays les plus riches.\
`suite sur la dette des pays intermédiaires` QUESTION.- On y arrivera, monsieur le Président à cela ?
- LE PRESIDENT.- Je le demande sans arrêt. J'ai fait une proposition très précise devant les Nations unies lorsque je m'y suis rendu au mois de septembre 1988. Qu'est-ce que j'avais dit ? J'avais dit : il faut créer un Fonds multilatéral, une caisse mondiale dans laquelle les pays les plus riches déposeraient de l'argent. D'où viendrait cet argent ? J'avais imaginé, sans en faire un obstacle à la future négociation, que l'on pourrait émettre de nouveaux droits de tirages spéciaux et que les pays les plus riches, dont la France, renoncent à percevoir pour les placer dans cette caisse mondiale qui garantirait les intérêts, qui veillerait à assumer la dette, pour qu'elle soit payée au cas où des pays seraient hors d'état de le faire. Il faut penser qu'il y a de très nombreux pays dits intermédiaires, ceux dont vous me parlez, qui produisent beaucoup plus qu'ils ne produisaient afin de payer leurs dettes, qui font donc beaucoup plus de travail, qui alourdissent la charge de leurs travailleurs et cependant puisque cela sert à payer les pays étrangers, les mêmes travailleurs ont un pouvoir d'achat qui diminue. Alors cette contradiction entre l'effort supplémentaire qu'on doit fournir afin de payer une dette étrangère et déjà souvent ancienne, et d'autre part la baisse de ce pouvoir d'achat est à la base de réactions sociales terribles dont nous risquons de voir les effets, en particulier en Amérique latine. Alors voilà le problème dont je saisirai par priorité les six autres partenaires du Sommet de Paris le 14 juillet afin que l'on avance et si possible que l'on réponde à l'ensemble de la question. J'observe à cet égard que cela fait des progrès. C'est ainsi que les propositions, contre-propositions de M. Baker qui est le secrétaire d'Etat américain et de M. Brady sont déjà très supérieures à celles que j'entendais l'an dernier et au cours des années précédentes.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pour en venir, si vous le voulez bien, à la francophonie, on dit qu'après Paris et Québec, le Sommet de Dakar est le sommet de la maturité mais on a l'impression qu'au cours de ces dernières années la communauté francophone s'est alourdie d'institutions qui peut-être nuisent à son efficacité. Est-ce qu'ici, à Dakar, les chefs d'Etat et de gouvernement présents ont décidé de faire un peu la toilette sur le plan d'organigramme.
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas eu ce sentiment. Je n'ai pas entendu de plaintes de ce genre en tout cas, elles n'ont pas été exprimées publiquement. Donc c'est vous qui m'informez de cette lourdeur car il a été créé à la demande du Canada un Comité que l'on appelle le Comité du suivi, c'est-à-dire la mise à exécution des résolutions qui sont adoptées lors des sommets qui ont lieu tous les deux ans. On a constaté que les résolutions prises à Québec en 1987 avaient été réalisées pour plus de 80 %. C'est bien, donc ce comité du suivi est très utile et je n'ai pas l'impression que ce soit une lourdeur. Il faut bien avoir un certain nombre de personnes qui pendant le temps où les chefs d'Etat ne se voient pas - ils ne peuvent pas suivre personnellement le détail de ces choses - les fassent avancer. C'est ce qui s'est produit.
- QUESTION.- Je pensais justement, monsieur le Président aux rapports entre ce comité du suivi et l'Agence de coopération culturelle et technique qui parfois ne se fait pas dans une parfaite coordination.
- LE PRESIDENT.- Cela a été difficile, vous croyez ?
- C'est possible, en tout cas l'Agence de coopération culturelle et technique, comme vous le savez, est à la veille de changer ses dirigeants, parce qu'ils sont arrivés au terme de leur mandat. Peut-être y a-t-il eu, un moment, un peu d'hésitation, mais je ne peux confirmer ce propos. Je pense que cette agence est une nécessité. Elle n'a pas le même domaine que celui des sommets, mais ils se complètent. Je pense que pour l'instant cela peut très bien être concilié.\
QUESTION.- Il y a une crainte en revanche qu'on a beaucoup entendue à l'occasion de ce sommet dans les couloirs en tout cas, c'est : certains pays du Sud craignent en matière d'audiovisuel une hégémonie des pays du Nord. Est-ce que vous pourriez les rassurer sur ce point, Monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Si cette crainte existe je peux en effet rassurer ceux qui la redoutent. TV 5 est un moyen qui est reconnu comme tout à fait remarquable dans les pays qui le reçoivent, notamment le Canada. J'étais dans ce pays il y a quelques jours et, on me le disait sur place, beaucoup de nos programmes sont écoutés là-bas. Le Premier ministre m'a dit lui-même qu'il avait suivi ma conférence de presse de Paris. C'est quand même une communication immédiate et tout à fait surprenante.
- QUESTION.- Grâce à nous aussi M. le Président.
- LE PRESIDENT.- Grâce à vous aussi, sans doute. Mais là il s'agissait de la télévision dans les conditions qui n'étaient pas habituelles. Vous, vous existez depuis longtemps. Cela rentre dans les moeurs. J'ai constaté dans beaucoup d'autres pays, c'est vrai que la question se pose. Oui, mais c'est la France, ce sont ses programmes, elle les choisit elle-même. Je pense que les pays du Sud doivent être conduits à prendre part à la composition des programmes. Je ne suis pas le seul, j'ai pressenti votre question, nous devons veiller précisément à ce que la communication des informations puisse être également partagée et qu'il n'y ait d'imposition nulle part. Comme vous avez dit d'ailleurs, d'hégémonie nulle part. Ce n'est pas du tout notre genre. Si nous voulons nous débarrasser de toutes les séquelles du colonialisme, il ne faut pas d'hégémonie y compris dans ce domaine.
- Avec Canal France International, par exemple, qu'organise-t-on ? On organise une banque d'images. On va pouvoir fournir à qui le voudra des masses d'images, d'informations de toutes sortes, de documentation. Les pays où les chaînes de télévision des différents pays prendront à leur gré ce qu'elles voudront, composeront ces images en programme, ces images, comme elles le voudront. On ne pourra pas parler d'hégémonie, chaque pays reste absolument maître de sa diffusion.\
QUESTION.- Ce sommet de Dakar sera sans doute celui des langues nationales et de la place qui va leur être donnée. Alors cela peut sembler tout de même paradoxal que finalement au sein de la communauté francophone on s'efforce de défendre, tel que vous l'avez indiqué dans votre discours d'ouverture ainsi que le Président Abdou Diouf d'ailleurs, les langues nationales ?
- LE PRESIDENT.- Non ce n'est pas contradictoire. Cela pourrait l'être. Il y a deux dangers. La langue française n'a pas à être hégémonique dans des pays qui ont déjà des centaines et des centaines de langues qui ont déjà grand peine à décider que quatre ou cinq des langues principales seront les langues nationales. La crainte d'une hégémonie de la langue venue de France est une crainte excessive. D'autre part, il faut éviter une trop grande dispersion parce que là où il n'y a pas d'unité de langue, comment voulez-vous qu'il y ait unité de communication et qu'on puisse véritablement avancer ? Alors c'est une dialectique entre ces deux termes, voyez-vous. Les langues locales, régionales, multiples en Afrique (on me disait qu'au sein de la francophonie il y en avait plus de 2000) c'est aussi une source formidable d'enrichissement. Imaginez à quel point les sources culturelles sont diverses. Ce sont des racines profondes. Il faut trouver le juste milieu entre la nécessité d'avoir un langage parlé et compris par nous tous et sans s'appauvrir de toutes ces sources culturelles qui existent, qui sont là et qui ne demandent qu'à s'affirmer. Voilà l'entreprise difficile à laquelle nous sommes attachés.\
QUESTION.- Monsieur le Président, Roland Dumas, ministre des affaires étrangères a quitté un peu ce sommet de la francophonie pour se rendre à Nouakchott, est-ce qu'il s'agit d'une médiation de la France dans le conflit qui existe entre le Sénégal et la Mauritanie ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas une médiation. Il y a aujourd'hui une médiation du Président de l'Organisation de l'unité africaine, M. Moussa Traoré, Président du Mali. Il exerce cette médiation et la France ne demande pas mieux que de l'aider si cela est jugé nécessaire. Mais nous sommes aujourd'hui à Dakar, nous sommes les amis du Sénégal et nous entretenons des relations fortes également avec la Mauritanie. Vous connaissez le différend qui les oppose aujourd'hui. De ce fait, le Président de Mauritanie n'est pas venu à Dakar, c'était un des rares absents. La France, elle, cherche à concilier les points de vue, à organiser les dialogues, sans se mandater elle-même d'une mission de médiation. M. Roland Dumas a pris l'avion, est allé à Nouakchott, où il a déjeuné avec le Président de Mauritanie, en lui disant "puisque vous n'êtes pas venu à Dakar, nous venons vous voir chez vous". Bien entendu la conversation a été sensiblement orientée vers le problème actuel qui divise la Mauritanie et le Sénégal. Nous avions naturellement informé le Président Abdou Diouf de ce voyage, ainsi que le Président Moussa Traoré. Cela s'est fait vraiment dans un consentement général.\
`Suite sur le conflit entre le Sénégal et la Mauritanie` QUESTION.- Vous avez ouvert le Sommet de Dakar, ce sera ma dernière question , monsieur le Président, si vous voulez bien, en faisant un appel au dialogue, à la paix, en demandant aux différents pays qui participent à ce sommet de vivre en paix, est-ce que vous êtes optimiste pour la suite de ces relations entre le Sénégal et la Mauritanie ? Ce sont deux pays qui ont depuis longtemps un différend ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais en même temps ils ont longtemps, et plus longtemps encore, heureusement, entretenu des relations cordiales. C'est vrai qu'il y a un fond historique. On ne peut pas effacer des siècles et des siècles d'histoire comme cela, par miracle. Et puis, vous savez la vie en société, la vie internationale, c'est toujours difficile. On avance sur un terrain mouvant. Ce qui se passe à l'échelle du monde, cela se passe ici, cela se passe aussi entre nous. Donc, on ne peut baisser les bras parce que c'est difficle. En revanche nous avons beaucoup de satisfactions. Le sommet franco-africain entre les Etats d'Afrique et de France qui se tient chaque année, soit dans une capitale africaine, soit dans une ville française, c'est quand même une grande satisfaction. Nous pouvons garder un contact constant. Il y a aussi beaucoup d'autres occasions comme celle-ci : le sommet de la francophonie. Les relations sont très cordiales, presque fraternelles. On se parle entre amis. Cela évite beaucoup de différends, cela permet de les aplanir. Puis, il y a les réalités brutales de l'histoire qui de temps en temps se réveillent. C'est justement tout ce travail que nous avons accompli autour de ces réunions, de ces assemblées, de ces sommets. Ce travail, à ce moment-là, démontre son utilité, nous sommes toujours arrivés jusqu'ici, tous ensemble et je ne parle pas spécialement de la France, à apaiser ces conflits. On y est toujours arrivé. On n'y arrivera peut-être pas toujours, mais cela nous rend quand même sûrs que c'est la meilleure méthode et nous observerons les résultats.
- QUESTION.- Mais justement si demain ces deux pays se font la guerre.
- LE PRESIDENT.- Vous faites des prévisions, nous travaillons pour que cela n'ait pas lieu. Je ne peux pas raisonner sur un autre schéma pour l'instant. QUESTION.- Monsieur le Président, merci.\