25 octobre 1988 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, au journal égyptien "Al Akhbar" le 25 octobre 1988, notamment sur les relations franco-égyptiennes et le problème palestinien.

QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez choisi l'Egypte pour faire votre premier voyage après votre réélection. Quel est le sens de votre choix ? Et quelles sont les questions que vous allez examiner et développer avec M. le Président Moubarak, dans les domaines politique, économique et militaire ?
- LE PRESIDENT.- C'est l'amitié qui m'a dicté ce choix. Mon amitié, et celle de la France, pour une nation de haute et antique culture, pour un peuple accueillant et généreux, pour un Etat qui fait entendre dans une région déchirée une voix de paix et de sagesse.
- Et mon amitié, bien entendu, pour le Président Moubarak. Il est de tous les dirigeants du monde, à l'exception de ceux des pays voisins de la France, celui que je rencontre le plus souvent : deux à trois fois par an depuis 1981. Chacune de nos rencontres est l'occasion de mesurer la convergence de nos vues, d'harmoniser les démarches internationales de nos deux pays, de faire progresser notre coopération bilatérale.
- QUESTION.- Monsieur le Président, les relations entre l'Egypte et la France sont imprégnées dans le passé et le présent de complicité et d'harmonie dans tous les domaines. Qu'est-ce qui fait que les relations entre les deux pays soient un exemple de relation entre un pays en voie de développement et un pays industriel ?
- LE PRESIDENT.- Nos relations sont un modèle dans la mesure où elles embrassent tous les domaines de coopération et où elles reposent sur un vrai partenariat. L'Egypte pourra toujours compter sur la France pour son développement et sa modernisation. Dois-je rappeler nos réalisations communes, dont le métro du Caire est un des symboles ? Sur le plan financier, c'est avec la France que l'Egypte a conclu le premier accord de rééchelonnement de sa dette. Nous apprécions hautement l'effort de votre pays en faveur de la langue française et sa participation au mouvement francophone. Cette coopération je peux vous dire que la France la conçoit comme un acte de foi dans l'avenir de l'Egypte.\
QUESTION.- Monsieur le Président, depuis Toronto et même avant, vous déployez de grands efforts pour alléger le poids de la dette sur le tiers monde. Avez-vous le sentiment d'une amélioration dans l'attitude des pays créditeurs ?
- LE PRESIDENT.- Depuis de nombreuses années je n'ai pas cessé, en effet, d'alerter la communauté internationale sur la gravité du problème de la dette du tiers monde. J'ai proposé au sommet de Toronto d'alléger de façon sensible les conditions de remboursement de la dette des pays les plus pauvres de la planète, qui consentent des efforts très courageux "d'ajustement" de leur économie. Cette proposition a été acceptée par l'ensemble des pays créanciers et entrera prochainement en application. Je crois qu'il s'agit d'un premier pas significatif de la part des pays créditeurs, même s'il faudra sans doute aller plus loin.
- S'il était naturel de faire porter d'abord l'effort sur les pays les plus démunis, il faut aussi agir pour des pays dont le revenu est supérieur mais qui sont confrontés eux aussi à de très graves difficultés économiques et financières en raison d'un lourd endettement.
- C'est pourquoi j'ai proposé récemment, lors de l'assemblée générale des Nations unies, la création d'un fonds multilatéral, pouvant être alimenté par une allocation supplémentaire de droits de tirage spéciaux, qui permettrait de faciliter la transformation des créances bancaires à une réduction substantielle de l'encours de la dette.
- Bien entendu cette proposition ne peut à elle seule régler tous les problèmes, notamment, dans le cas de l'Egypte dont la dette est constituée en très large partie de créances publiques, mais j'estime qu'elle pourrait être une occasion nouvelle pour les pays développés de démontrer qu'ils sont prêts à prendre une part du fardeau.\
QUESTION.- La France est pratiquement le seul pays occidental qui a de bonnes relations avec toutes les parties concernées par le problème du Proche Orient. Cette condition ne lui confère-t-elle pas un rôle d'initiative, d'autant plus que certains vous attribuent, monsieur le Président, l'intention de vous occuper plus intensivement de ce problème dans votre deuxième mandat ?
- LE PRESIDENT.- Personne ne peut régler le problème à la place de ceux qui le vivent. Mais nul ne peut rester indifférent à la souffrance des hommes, des femmes, des enfants qui sont, chaque jour, les victimes de ce conflit. Je l'ai dit et redit : rien ne doit être fait qui mette en péril la sécurité et l'existence d'Israël £ et tout doit l'être pour permettre aux Palestiniens de choisir librement leur destin et de bâtir leur patrie.
- A partir de ces principes, il faut qu'un intermédiaire aide les deux partenaires à s'accepter et à franchir le premier pas, le plus difficile, celui qui conduit à la table de négociation. La conférence internationale, dont la France et l'Egypte soutiennent l'idée, jouera un rôle. Elle est le seul cadre où toutes les parties intéressées pourraient se retrouver pour établir entre elles les contacts bilatéraux tout en disposant de la caution des principales puissances.
- QUESTION.- Monsieur le Président, vous venez de relancer de nouveau, votre proposition d'un comité préparatoire pour la conférence internationale, devenue une référence comme vous l'avez dit à l'assemblée générale. Comment la France conçoit son rôle ?
- Y a-t-il des propositions françaises pour concilier les hypothèses opposées ?
- LE PRESIDENT.- J'ai en effet relancé une idée dont je m'étais entretenu en 1986 avec M. Gorbatchev. Celle d'un travail préparatoire entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité pour aplanir les difficultés et dissiper les préventions que soulève l'idée même de conférence internationale. Il ne s'agit pas de décider à la place des intéressés ou de vouloir imposer quoi que ce soit. Mais d'aboutir à des recommandations utiles sur l'organisation, le calendrier, les participants à la future conférence afin que chacune des parties y trouve toutes les garanties politiques et juridiques qu'elle est en droit d'exiger.\
QUESTION.- Il semble, monsieur le Président, que vous accordez une attention particulière au grand projet (Bibliothéca Alexandrina) soutenu par l'UNESCO.
- Comment concevez-vous la contribution française dans ce projet qui profitera à tous les peuples de la Méditerranée ?
- LE PRESIDENT.- J'attache effectivement beaucoup d'intérêt à la mise en oeuvre de ce projet, là même où rayonnait il y a 2000 ans la plus vaste bibliothèque du monde, où furent conservés des ouvrages comme ceux d'Aristote ou la première traduction en grec de la Bible des Septentes qui ont eu une immense influence sur le développement de la pensée de l'humanité.
- La renaissance de la bibliothèque d'Alexandrie symbolise ce lien entre une civilisation ancienne, prestigieuse et l'Egypte moderne, attachée à ne rien négliger des apports de la science d'aujourd'hui.
- La France se sent à bien des titres concernée par la réussite de cette ambitieuse opération. D'abord parce qu'avec ses, je crois, 200000 volumes, cette nouvelle bibliothèque apportera une contribution majeure à la conservation et à la mise à disposition du patrimoine culturel mondial. C'est d'ailleurs ce qui a conduit l'UNESCO à mobiliser la communauté internationale et la France à répondre à son appel dans le cadre d'un programme de coopération multilatérale. Ensuite parce que des liens privilégiés nous unissent à l'Egypte et au monde méditerranéen qui fut et doit rester un foyer de développement culturel. C'est pourquoi le gouvernement français est également prêt, par l'intermédiaire notamment de notre bibliothèque nationale et du ministère de l'éducation, à apporter une aide directe, concrète, allant de la fourniture d'ouvrages et de catalogues sur microfiches à la formation des personnels de la future bibliothèque égyptienne.
- Il y a enfin une raison supplémentaire pour laquelle nous nous sentons particulièrement proches de la démarche de l'Egypte : nous-mêmes, en France, sommes engagés dans le projet d'une grande bibliothèque et tout à fait intéressés aux possibilités de collaboration avec la bibliothèque d'Alexandrie. Les moyens modernes de communication et de consultation à distance le permettent et c'est, pour nos deux pays, une chance à saisir ensemble.\
QUESTION.- L'écrivain égyptien Naguib Mahfouz, vient d'être nommé prix Nobel de littérature. Deux maisons d'édition françaises, Sindbad et Lattès, étaient les premières à lui donner une dimension internationale. Comme vous êtes, monsieur le Président, aussi un homme de lettres, connaissez-vous certaines oeuvres littéraires arabes ?
- LE PRESIDENT.- La France s'honore effectivement d'avoir été le premier pays européen à traduire l'oeuvre de Naguib Mahfouz.
- Une maison d'édition comme Sindbad dont vous citez le nom s'est depuis longtemps attachée à faire connaître au public français la féconde littérature du monde arabe que publient aussi d'autres éditeurs français.
- La création à Paris de l'Institut du Monde Arabe, que j'ai personnellement inauguré, stimule également l'intérêt pour les romanciers et poètes du Maghreb et du Machrek.
- Il en est parmi eux que je connais et que j'aime.
- Naguib Mahfouz, bien sûr. Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain qui a obtenu l'année dernière pour "la nuit sacrée" le prix Goncourt qui est chez nous l'une des plus hautes distinctions littéraires. Kateb Yacine, auteur algérien qui fut en 1986 grand prix national des lettres et dont plusieurs pièces ont été montées en France. Mahmoud Darwish, poète palestinien. Adonis, poète, critique et traducteur libanais d'origine syrienne qui vit actuellement en France. Adbelwahab Bayati, écrivain irakien ami de nos poètes.
- Il y a, j'en ai conscience, quelqu'injustice à ne pouvoir les citer tous.
- J'en terminerai avec deux noms de femmes car la littérature arabe est également riche de ses auteurs féminins : Assia Djebbar, écrivain et cinéaste algérienne, et, sans doute la plus célèbre chez nous, Andrée Chedid.\