9 juin 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Intervention télévisée de M. François Mitterrand, Président de la République, à TF1 le 9 juin 1988, sur la nécessité d'une majorité présidentielle à la future Assemblée nationale.

PATRICK POIVRE D'ARVOR.- Bonjour, monsieur le Président. Première question tout d'abord : pourquoi avoir adressé ce message aux Français hier en Conseil des ministres, parce que j'ai constaté que lors des élections de 1981 vous n'étiez pas intervenu dans la campagne législative. Alors, cette fois-ci, on peut se demander si c'est parce que le gouvernement ne fait pas assez bien son travail, parce que vos partisans ne sont pas assez mobilisés, ou parce que vous avez peur que votre camp perde ?
- LE PRESIDENT.- Contrairement à ce que vous croyez, j'ai fait une déclaration de ce type en 1981, également à partir du Conseil des ministres.
- QUESTION.- Et là, quand vous éprouvez le besoin, vous acceptez de répondre à mes questions. Vous aviez condamné, si je me souviens bien, il y a dix ans, Valéry Giscard d'Estaing qui à Verdun-sur-le-Doubs avait appelé aussi, justement, à voter et vous aviez dit : on ne peut pas être à la fois arbitre sur le terrain et capitaine d'une équipe. Alors, on pourrait vous le reprocher ce soir ?
- LE PRESIDENT.- Me le reprocher non, me le faire observer c'est différent. Lorsque le Président de la République, M. Giscard d'Estaing notamment mais aussi M. Pompidou ou le Général de Gaulle s'exprimaient, j'avais mon droit d'opposant et je critiquais le fond ou le contenu de leur déclaration mais je ne critiquais pas la forme. Et mes trois prédécesseurs sont intervenus peu après la clôture légale de la campagne électorale, c'est-à-dire le samedi. Nous sommes le jeudi, c'est demain soir que la campagne s'arrêtera et quiconque le voudra pourra s'exprimer demain et me répondre.
- QUESTION.- C'est ce que nous allons faire dans ce journal en interrogeant les leaders.
- LE PRESIDENT.- Je respecte la loi, les règles, les usages de la démocratie et le fait que je m'exprime ce soir me paraît tout à fait normal. Ce ne serait pas normal si je le faisais comme mes prédécesseurs, le samedi.\
QUESTION.- Les journalistes ont-ils bien rapporté vos propos quand ils ont dit qu'à Solutré vous avez déclaré qu'au fond il n'était pas sain que la France soit gouvernée par un seul parti. On a envie de vous dire que ce soir vous devez être comblé puisque apparemment les Français vous ont dit : chiche.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas tout à fait le cas. Dans le gouvernement de Michel Rocard il y a 17 personnalités sur 40 qui ne sont pas socialistes et s'il n'y en a pas eu davantage c'est parce que les partenaires éventuels ne sont pas apparus. 17 sur 40, c'est la première fois dans l'histoire de la République qu'une tendance victorieuse fait ainsi la place à des personnes qui ne lui appartiennent pas, qui ne sont pas de son obédience.
- D'autre part, comment vous répondre là-dessus ? J'ai bien dit cela à Solutré et j'ai choisi un exemple. J'ai dit, par exemple, en 1981 : j'ai obtenu la majorité absolue et c'est le parti socialiste qui en a récolté les fruits £ et pourtant j'ai souhaité qu'il y ait une coalition au gouvernement. J'ai fait entrer dans le gouvernement le parti communiste dont je n'avais pas besoin. Je pense qu'il est absolument indispensable qu'il y ait le maximum de familles d'esprit, le maximum possible, correspondant aux options générales qu'exprime le Président de la République, qu'il y ait plusieurs familles d'esprit au gouvernement et c'est pourquoi nous n'en avons pas fini avec cela. La majorité de demain s'exprimera, il y aura un gouvernement et ce gouvernement devra être le plus large possible, en tous cas j'y veillerai.
- QUESTION.- Donc vous souhaitez quand même avoir une vraie majorité à vous...
- LE PRESIDENT.- Une vraie majorité, ce sera de toute manière avec des socialistes et leurs alliés une vraie majorité. Sa légitimité sera acquise, ce sera une majorité de progrès, mais bien entendu, comme avec ce mode de scrutin que je n'ai pas choisi, - qui a été imposé par le gouvernement de M. Chirac en 1986 £ moi avec le gouvernement de M. Fabius j'avais décidé la proportionnelle -, avec de mode de scrutin -là, c'est vrai, cela rend les choses plus difficiles, c'est-à-dire que le parti ou les formations politiques qui ont la majorité sont souvent minoritaires en voix, en suffrages de citoyens s'ils sont majoritaires au Parlement. Il y a là une disparité qu'il faudra un jour corriger.\
QUESTION.- Est-ce que l'on peut considérer que vous avez prouvé qu'en 1981 vous aviez une majorité trop large qui a pu vous gêner un petit peu dans votre action ?
- LE PRESIDENT.- Je ne m'en suis pas plaint, c'était la première fois que cela se produisait dans l'histoire de la République. Non, je ne m'en suis pas plaint et je n'en ai pas souffert mais moi j'aime que les choses soient réelles. Et une majorité nette sans qu'elle soit excessive me conviendrait très bien dimanche £ mais que cette majorité soit quand même nette, qu'elle existe, qu'elle soit conforme à mes options, qu'il y ait une majorité stable : la France en a besoin. C'est quand même bien normal que je demande aux Françaises et aux Français de se donner à eux-mêmes cette majorité, dont j'ai besoin moi-même pour conduire à bien les options qui sont les miennes. Croyez-vous qu'avec une majorité conservatrice on pourra lutter contre les exclusions ? Croyez-vous vraiment qu'on pourra rechercher l'égalité des chances ? Croyez-vous que l'on pourra sauvegarder les principes de la Sécurité sociale ? Si l'on veut exécuter la politique sur laquelle j'ai obtenu la confiance des Français le 8 mai, oui j'ai besoin, comme la France, d'une majorité conforme.
- QUESTION.- Et vous croyez que cette majorité-là souhaitera l'ouverture que vous avez réclamée de vos voeux, vous, pendant la campagne présidentielle ? Parce qu'on voit beaucoup de militants socialistes traîner les pieds...
- LE PRESIDENT.- Ce qu'on a pu voir, c'est que ce n'était pas facile. J'ai été élu, vous le savez, pardonnez-moi de le rappeler, le 8 mai dernier. On a connu les résultats très vite, grâce, il faut le dire, aux instituts d'opinion et aux chaînes de télévision. Très rapidement M. Chirac a reconnu que j'avais été élu et moi-même, peu de temps après, j'ai parlé aux Français. Eh bien, dans cette soirée-là, alors que j'étais élu - du moins en fait, même si le Conseil constitutionnel n'avait pas encore proclamé mon élection, il l'a fait un peu plus tard, il fallait le temps de compulser les résultats des départements - aussitôt après, de la part de tous les vrais responsables de la majorité parlementaire - l'actuelle, jusqu'à dimanche, c'est-à-dire la majorité conservatrice -, tous ont dit non, c'est-à-dire qu'ils ont dit l'ouverture c'est bien, mais ce n'est pas pour nous, du moins pas pour aujourd'hui.\
QUESTION.- Moi j'ai trouvé Simone Veil très aimable à votre égard, Valéry Giscard d'Estaing aussi...
- LE PRESIDENT.- Mme Simone Veil est une femme remarquable, une personnalité qui compte dans la vie nationale, mais elle n'a pas de responsabilité de formation politique.
- QUESTION.- Et l'ancien Président de la République ?
- LE PRESIDENT.- Prenons l'exemple de M. Giscard d'Estaing, qui lui aussi est un homme à la fois de grand talent et qui a le sens de ses responsabilités, naturellement il défend ses propres idées, ses propres conceptions, c'est tout à fait légitime. Qu'a-t-il dit aussitôt ? "Eh bien voilà, nous serons dans l'opposition..."
- QUESTION.- Constructive.
- LE PRESIDENT.- Et il a ajouté "constructive". Alors, comme je l'ai déjà fait remarquer pour la construction : constructive, merci beaucoup. Mais pour l'opposition, faut-il que je remercie ? Car après tout, au moment où M. Giscard d'Estaing a dit opposition, il était dans la majorité parlementaire, il y sera encore jusqu'à dimanche soir. C'était donc opposition à qui, et à quoi ? A qui ? Eh bien au Président de la République. Et à quoi ? A son projet, à ses conceptions. A partir de là, j'étais obligé de considérer qu'il serait très difficile, présentement, de réaliser un plus vaste rassemblement avec qui que ce soit qui se trouverait à la droite de ma majorité présidentielle.
- QUESTION.- Et c'est la raison pour laquelle vous avez fermé le jeu si vite en nommant un gouvernement, en faisant nommer un gouvernement...
- LE PRESIDENT.- Ils ont tous dit non. Et les plus bienveillants on dit "on verra cela à l'automne". Ce qui veut dire que jusqu'à l'automne, il eut été quasiment impossible au gouvernement, au chef du gouvernement, au Premier ministre que j'avais nommé, que j'allais nommer, au gouvernement qu'il allait constituer sous son autorité £ c'était impossible de réaliser le programme sur lequel j'avais moi-même été élu, l'ensemble des idées essentielles que j'avais développées. C'est pourquoi il faut quand-même que dimanche prochain les Français confirment leur vote du 8 mai. Enfin, ils feront ce qu'il voudront, bien entendu, mais j'ai besoin qu'ils le confirment pour pouvoir poursuivre mon action conformément au voeu exprimé par 54 % des Français le 8 mai.
- QUESTION.- Et là on va vous dire, vous êtes le chef d'un camp.
- LE PRESIDENT.- Les institutions sont faites comme cela. Ce n'est pas moi qui les ai faites, vous savez bien que j'avais voté contre. Mais je suis un citoyen qui se soumet aux lois. Je n'abandonne pas l'idée de modifier la Constitution avec l'accord populaire - l'accord de notre peuple - sur tel ou tel point. Mais, ainsi sont les institutions, je n'y peux rien et je m'en accommode du mieux possible en essayant de respecter les lois de la République. Je crois que personne ne peut me reprocher d'y avoir jamais manqué. Vous savez, pendant ces deux dernières années, j'ai pu, dans des conditions difficiles - celles de la cohabitation - continuer d'exercer ma fonction, et je crois que les Français l'ont reconnu, l'autre jour, le 8 mai.\
QUESTION.- Etait-il si important de dissoudre si vite l'Assemblée `nationale` ? Vous saviez bien qu'au moment des élections vous faisiez de l'affrontement...
- LE PRESIDENT.- J'aurais souhaité ne pas le faire. Vraiment, pourquoi se presser ? Mais à condition que j'aie devant moi une majorité parlementaire qui ne commence pas par dire : non, nous sommes déjà votre opposition. Pourquoi aurais-je laissé à cette majorité-là le soin de décider du jour, de l'heure et du terrain où elle aurait abattu le gouvernement que j'aurais désigné, pourquoi ? Enfin, tout de même, pourquoi aurais-je laissé pendant trois ou quatre mois la gestion des affaires en jachère, puisque le gouvernement aurait été soumis aux décisions d'une majorité qui ne l'approuvait. Il faut quand même un peu de logique. J'ai besoin, la France a besoin d'une majorité stable, d'une majorité durable et moi j'ajoute, elle a besoin d'une majorité de progrès. Bien entendu, ce ne sont pas les partis conservateurs qui vont nous l'apporter.
- QUESTION.- Une dernière question, monsieur le Président, imaginons que les Français exhaussent vos voeux dimanche prochain, est-ce que vous allez changer de Premier ministre, est-ce que vous allez changer de gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Je peux le faire si je le décide. Le gouvernement ne sera pas semblable, c'est évident. Le Premier ministre, je ne vois pas de raison telle qu'on estimerait qu'il aurait démérité £ le Premier ministre est un homme de valeur qui se passionne pour sa tâche qu'il accomplit avec beaucoup de dévouement. A priori, non, il n'y a aucune raison que je le change.
- PATRICK POIVRE D'ARVOR.- Je vous remercie beaucoup, Monsieur le Président, d'avoir répondu à nos questions. Et je rappelle donc que demain dans notre journal, qui, exceptionnellement sera avancé à 19 h 30, différents leaders de l'opposition pourront donc donner leurs points de vue sur les informations que vous venez de nous apporter.\