5 mai 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, à Antenne 2, FR3 et France-Inter le 5 mai 1988, sur la libération des otages et les relations franco-iraniennes, ainsi que sur la situation en Nouvelle-Calédonie.

QUESTION.- Monsieur le Président, bonjour. J'avais l'intention de vous parler de la fonction présidentielle aujourd'hui £ et puis l'actualité est très forte, il y a l'heureux retour des otages du Liban, il y a aussi la Nouvelle-Calédonie.
- L'heureux retour des otages du Liban, on a vu ces images ce matin, à la télévision, elles nous ont fait chaud au coeur à tous. Vous êtes intervenu dès hier soir. Est-ce que vous avez téléphoné à Jacques Chirac ou à Charles Pasqua pour les féliciter de leur action ?
- F. MITTERRAND.- Non, je n'ai pas téléphoné. Je les ai mêlés indistinctement dans les remerciements que j'ai adressés à tous ceux qui ont pris part à cette heureuse libération.
- QUESTION.- Comment avez-vous été, vous, informé de cette libération ?
- F. MITTERRAND.- Depuis quelques jours, je n'ignorais pas les différents mouvements - d'ailleurs ils m'ont tenu informé - qui permettaient d'espérer. Mais il faut dire que nous avons été si souvent déçus qu'il fallait aborder cette période avec la plus grande précaution. Je m'en étais, d'ailleurs, entretenu avec Mme Kauffmann, avec laquelle j'avais dîné lundi soir. Mais je l'ai appris, en somme, quelques minutes avant les autres, seulement.
- QUESTION.- Lors du débat télévisé, face à Jacques Chirac, on a vu qu'il y avait entre vous, que la cohabitation avait très bien joué sur le problème des otages, dans les déclarations que vous avez pu faire. Je veux dire, cette cohabitation, elle a été présente tout le temps jusqu'à la fin, je veux dire cette échange permanent qu'il y a eu...
- F. MITTERRAND.- Nous l'avons dit nous-mêmes, au cours de ce débat qui était rude. C'est peut-être le seul point au cours duquel il y a eu une sorte de pause psychologique. Puisqu'on m'a demandé - les journalistes qui étaient là m'ont demandé - de quelle façon je considérais ce problème des otages, et de quelle manière avait fonctionné ce que l'on appelle la cohabitation, j'avais dit : elle a fonctionné très correctement. Il s'agissait d'un devoir qui nous était commun, on l'a traité comme il fallait. Ensuite, ils se sont retournés vers M. Chirac qui a dit : je confirme. Je résume, mais, bref, il ne pouvait pas y avoir de dissentiment dans une affaire de ce genre.
- QUESTION.- C'est un bon point quand même aujourd'hui pour le gouvernement de Jacques Chirac ?
- F. MITTERRAND.- Si c'est un bon point, tant mieux. Je n'ai pas à faire de spéculation à caractère électoral. Ce qui est vrai, c'est que c'est un bon point, d'abord pour les otages, et c'est un bon point pour nous tous.\
QUESTION.- Alors, à travers tout ce qui s'est passé depuis de longs mois où l'on espérait la libération des otages à plusieurs reprises, il y avait, notamment, le sort de Naccache qui était en jeu de la part de ceux qui avaient des exigences par -rapport à la libération des otages. Est-ce que vous avez été, vous, saisi d'une demande de grâce de la part du gouvernement ?
- F. MITTERRAND.- Naccache est un des cinq membres du commando...
- QUESTION.- ... de Chapour Bakthiar...
- F. MITTERRAND.- ... qui était venu pour tenter d'abattre M. Chapour Bakthiar ancien Premier ministre iranien, réfugié à Paris, lequel commando n'a pas abbattu M. Chapour Bakthiar, mais tué, au passage, deux français...
- QUESTION.- ... qui se trouvaient au même étage que M. Chapour Bakthiar.
- F. MITTERRAND.- ... qui se trouvaient là. Ils ont été condamnés à de lourdes peines. Vous me posez la question, car cela faisait partie des revendications des terroristes : "libérez le commando Naccache". Et ensuite, la discussion s'était fixée sur la personne de Naccache. Je vous réponds en terme très simple, non, je n'ai pas gracié Naccache.
- QUESTION.- On ne vous en n'a pas fait la demande ?
- F. MITTERRAND.- La question ne m'a pas été posée.
- QUESTION.- Et si on vous en faisait la demande ?
- F. MITTERRAND.- Je ne vis pas sur les hypothèses.
- QUESTION.- Monsieur le Président, c'est le signe, quand même, d'une évolution des relations entre la France et l'Iran, cette libération ? Nous sommes dans une bonne phase des relations entre la France et l'Iran, celle que vous souhaitez ?
- F. MITTERRAND.- Vous savez que les relations diplomatiques ont été rompues - ce qui est un phénomène très rare, sur le -plan international - précisément au moment de l'affaire Gordji. Et, depuis cette époque, nos diplomates, sans doute se rencontraient encore. Mais c'est un grand embarras dans les relations entre nos deux pays. J'examinerai cette question si j'ai à le faire dans les jours prochains, mais elle ne sera pas résolue avant dimanche.\
QUESTION.- Alors, il y a eu beaucoup de réaction de la part de l'ensemble de la classe politique qui se réjouit de cette libération. Il y a eu une déclaration un petit peu différente ce matin de la part de Jean-Marie Le Pen, disant : c'est très bien pour les familles, mais, en fait, on a négocié avec les terroristes. On ne devrait négocier avec les terroristes en aucun cas.
- F. MITTERRAND.- J'estime qu'on ne doit pas négocier avec les terroristes, en effet.
- QUESTION.- Mais pour libérer des otages, on est bien obligé d'avoir à faire des concessions ?
- F. MITTERRAND.- Non. On n'est pas obligé de faire des concessions. Lorsqu'il y a un terroriste, il faut qu'il connaisse leur enjeu, et ce ne sont pas des actes gratuits. Ils représentent généralement - ce n'est pas du banditisme pur, enfin proprement dit - ils agissent, croient-ils, pour servir une cause. La servent-ils bien ou la servent-ils mal, en prenant des otages... Si ils ont conscience de la servir mal, parce que cela ne donne rien,alors ils sont tentés sans doute de restituer leurs otages - j'imagine. C'est arrivé quelquefois. Nous sommes parvenus, dans plusieurs circonstances, et avec d'autres pays, et sur d'autres continents, à libérer des Français qui avaient été fait prisonniers, retenus en otages dans des conditions inacceptables.
- Non, il ne faut pas négocier. C'est-à-dire qu'il ne faut pas leur donner d'argent. Il ne faut pas leur donner les avantages qu'ils réclament. En l'occurence, je pense qu'il faut passer par les Etats, par les responsables, les officiels des peuples, et qu'à partir de là, les influences peuvent jouer.
- QUESTION.- Alors, aujourd'hui, tout le monde se réjouit £ demain tout le monde se posera des questions, pour savoir si il y a eu un prix à payer par -rapport à cette libération.
- F. MITTERRAND.- Il n'y a pas eu, en tout cas, le prix d'une grâce à l'égard de terroristes condamnés. C'est ce que je puis vous dire pour ma part.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on a beaucoup parlé aussi et dans le -cadre justement de l'affaire des otages, ces derniers jours, d'un homme, de cette homme syrien Omran Adham, disons que c'était un petit peu en quelque sorte votre émissaire. Il a été expulsé d'ailleurs, il y a de cela deux jours. Alors, vous étiez en contact avec lui, vous avez essayé avec lui de faire libérer les otages ?
- F. MITTERRAND.- Non, je ne le connais pas du tout. Je ne l'ai jamais vu de ma vie. Simplement, c'est un fait tout à fait exact, au début de 1986, comme le Président Assad, qui est le Président syrien, avait souhaité entretenir avec moi une correspondance, M. Adham a été porteur d'une lettre au Président Assad. Depuis cette époque, je n'en ai plus jamais entendu parler. Enfin, je veux dire, il n'y a pas eu entre lui et mon entourage de relations, que j'ai connues en tout cas.
- QUESTION.- On vous avez tenu au courant de cette expulsion en vous donnant les raisons ?
- F. MITTERRAND.- De cette expulsion, non, pas du tout, pas du tout. Je pense que M. Adham est quelqu'un qui aime s'occuper de ces choses, puisque j'ai entendu dire que, par la suite, c'est-à-dire après mars 1986, il avait rempli d'autres missions.\
QUESTION.- Il y a dans l'actualité aussi, la Nouvelle-Calédonie. La situation est très très tendue sur place. Il y a eu la libération des otages. Une libération qui là est moins heureuse parce que il y a des morts pour cette libération £ une situation particulièrement tendue. Si vous vous retrouvez toujours à la tête de la France, lundi prochain, quelle sera, disons, votre première action, vis-à-vis de la Nouvelle-Calédonie ?
- F. MITTERRAND.- En tout cas, je vous dirais que c'est en effet, à mes yeux une affaire très douloureuse. A compter du moment où il y avait 23 otages, retenus dans l'île d'Ouvéa, le premier devoir était de s'efforcer de les libérer.
- Je préférais la voix de la conciliation ou de la médiation. Dès lors que la médiation de l'Archevêque de Nouméa qui a été sollicité sur place, j'imagine par le ministre responsable `Bernard Pons`, dès lors que cette médiation n'avait pas abouti et qu'il apparaissait au commandement, également sur place, que les otages pouvaient être libérés, dans des conditions qui n'auraient pas dû aboutir à cette mort de, je crois, 17 personnes à l'heure où je m'exprime, d'après nos dernières informations, le devoir restait : libérons les otages.
- Mais je dois dire que la manière dont tout cela se passe là-bas m'incite à réitérer, devant l'opinion publique, la condamnation que je forme à l'égard de la politique qui nous a conduits là, et qui en effet ne peut que s'aggraver.
- Vous m'avez dit : si vous êtes élu, ou réélu dimanche prochain, comment ferez-vous ! Je respecterai les droits, naturellement, de la République. Mais la République a un premier devoir, c'est d'être arbitre entre les intérêts qui s'opposent, de préférer toujours l'intérêt général aux intérêts particuliers. Et je préfère, je peux le dire sans la moindre gêne, je préfère la voix de la conciliation à celle de la violence.
- QUESTION.- Vous enverrez immédiatement un médiateur sur place ?
- F. MITTERRAND.- Je ferai ce que j'aurais à faire, mais je m'orienterai dans le sens que je viens d'indiquer.
- QUESTION.- Vous demanderez à M. Bernard Pons de démissionner tout de suite ?
- F. MITTERRAND.- Le problème de M. Bernard Pons est tout à fait circonstanciel. Si je suis élu, le gouvernement, de lui-même, le Premier ministre, me remettra sa démission, et dès lors il n'y aura plus de gouvernement, et donc plus de M. Pons.
- QUESTION.- Est-ce que vous pensez que l'on est allé assez loin dans la tentative de dialogue pour faire libérer les otages ? Et M. Giraud `ministre de la défense` a dit ce matin que vous aviez donné votre accord pour l'assaut qui a eu lieu. Vous en avez été informé, là aussi ?
- F. MITTERRAND.- J'ai été informé de certaines conditions d'exécutions. J'ai besoin de vérifier si elles ont été vraiment appliquées. Les forces dites de l'ordre, ont accompli leur devoir. C'est dire qu'elles ont obéi aux ordres qu'elles ont reçus. Les conditions qui m'avaient été indiquées de loin, sur rapport écrit, ne semblaient pas devoir exactement aboutir, heureusement dans nos prévisions, et malheureusement dans la réalité, à ce que nous avons pu constater cette nuit. Je demande donc à examiner ce dossier.\
QUESTION.- On se retrouve toujours dans des situations, que ce soit par -rapport au Liban, que ce soit par -rapport à la Nouvelle-Calédonie, très très difficiles, quand on se trouve à la tête de l'Etat, dans une situation qui est à la fois une situation de chantage de la part de ceux qui sont les ravisseurs, et puis par -rapport à la situation de vies humaines qui sont en jeu...
- F. MITTERRAND.- Oui, si les conséquences peuvent être tragiquement comparées, les causes se sont quand même pas les mêmes. Car dans le Proche-Orient, au Liban, à Beyrouth, pourquoi s'en est-on pris à des Français ? Pour obtenir de la France des concessions qu'elle ne pouvait pas accorder : changement de sa politique, cessation de ses amitiés ou de ses alliances sur place, impossible libération de terroristes, simplement par l'échange entre des innocents et des criminels.
- La situation en Nouvelle-Calédonie est tout à fait différente. Il y a aujourd'hui une sorte de guerre civile entre deux communautés. Il y a une politique qui à mon avis, - je l'ai dit publiquement, donc je n'ai pas à craindre de me répéter - qui a mon avis, n'a pas suffisamment tenu compte des justes intérêts en présence, et qui a donné le sentiment de servir le groupe particulier contre bon nombre des communautés, et des personnes appartenant aux communautés originaires de la Nouvelle-Calédonie.
- C'est là une erreur que j'ai relevée il y a un instant, et sur laquelle il ne faudra pas revenir, parce que les Canaques, ils sont français, du moins de notre conception de droit à nous. Ils sont citoyens de la République française. Et il n'y a pas à dire dans une affaire de ce genre : il y a deux morts français, c'est vraiment très triste, c'est très triste, et puis il y a 15 morts canaques, ils n'avaient pas à s'y risquer ! C'est vrai qu'ils ont eu tort de procéder à cette prise d'otage, grand tort, et chaque fois que j'ai pu en saisir des responsables là-bas, j'ai dit que ce n'est pas comme cela, du côté canaque, que l'on pouvait réussir à retrouver les termes de la conciliation. Cela étant dit, le malheur s'étant produit, je pense que l'avenir, l'avenir immédiat repose sur la médiation, sur la conciliation, sur le souci des justes intérêts des parties en présence.\
QUESTION.- Cette situation explosive, vous l'avez connue vous-même, il y a quelques années en Nouvelle-Calédonie ?
- F. MITTERRAND.- Je l'ai connue, mais cela s'était apaisé. Vous savez, depuis que la Nouvelle-Calédonie est française, il y a déjà bien longtemps, plus d'un siècle, il y a eu souvent des révoltes. Souvent quelques-unes ont donné des conséquences plus dramatiques encore. Plus dramatiques en raison du nombre des victimes que celles que nous venons de connaître. En 1984, de nouveau, des mouvements d'opinion qui ont abouti à un certain nombre de meurtres dont ont été victimes les deux communautés. Chacun se souvient des morts de Hienghene, et de l'assassinat aussi des deux frères de M. Tjibaou. Tout cela n'est pas fait naturellement pour faciliter la compréhension mutuelle. Mais, les élections ? Vous me posez une question sur la situation au moment où le gouvernement de M. Fabius a cédé la place au gouvernement de M. Chirac. Eh bien, depuis un an, il ne s'était plus rien passé. Les élections régionales ont eu lieu au mois de septembre, tout le monde y a participé. Cela s'est très bien passé. Des responsables des deux communautés, de plusieurs communautés ont pu gérer de grandes régions.
- En 1986, aux élections législatives, de même, tout le monde a participé. Et puis voilà, tout cela a été détruit. C'est dommage.
- QUESTION.- En recevant M. Tjibaou, est-ce que vous n'avez pas l'impression de donner plus l'impression d'être un peu plus sympatisant du FLNKS ?
- F. MITTERRAND.- Je les reçois tous. Ils me demandent un rendez-vous. J'ai vu M. Tjibaou quelque cinq ou six fois. J'ai rencontré les autres aussi et je leur tiens le même langage. Je leur dit : vous devez vivre libres sur la même terre. Il ne s'agit pas que l'une des communautés puissent éliminer l'autre. Et moi, j'ai pour responsabilités la République, elle doit être impartiale.
- QUESTION.- Monsieur le Président, merci.\