18 décembre 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République dans "Le Nouvel Observateur" du 18 décembre 1987, sur l'accord de désarmement américano-soviétique, la théorie de la "riposte graduée" et la politique de défense en matière de dissuasion nucléaire.

QUESTION.- Cet accord de Washington `désarmement des FNI` est-il historique ou pas ?
- LE PRESIDENT.- C'est la première fois que l'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique désarment depuis la deuxième guerre mondiale et c'est la première fois qu'un contrôle sur le terrain adverse est admis. En ce sens, cet événement exceptionnel deviendra historique s'il marque le début d'un authentique processus de paix qu'il faudra pousser beaucoup plus loin, et il ne le deviendra pas si on en reste là.
- QUESTION.- D'habitude on essayait de limiter. Ici on inverse le processus ?
- LE PRESIDENT.- Disons la vérité : on a toujours surarmé.
- QUESTION.- Vous avez dit au Creusot : "il faut désarmer ou surarmer". Pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Parce qu'il n'y a pas d'autre choix. Hors un accord de désarmement, chacun des deux grands partenaires s'efforcera d'être mieux outillé, plus fort que l'autre. C'est l'échelle de perroquet. Cela s'est toujours passé ainsi et ne peut que se passer ainsi. Il n'y a pas d'exemple contraire. Et un pays comme la France, qui doit préserver la crédibilité de sa dissuasion nucléaire, est obligé d'en faire autant.
- QUESTION.- Certains trouvent irresponsable l'opinion américaine dont l'euphorie est totale. Quel est votre avis ?
- LE PRESIDENT.- C'est une bonne chose que de désarmer et je trouve normal qu'on s'en réjouisse. Mais l'euphorie est de trop. Ce que les Américains et les Russes viennent de décider à Washington réduit de moins de 10 % le total de leurs arsenaux nucléaires. C'est bien, ce n'est pas suffisant.\
`Suite sur l'accord de désarmement des FNI`
- QUESTION.- L'homme de la rue, en Europe, se dit que tout cela se fait sans nous.
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, cela se fait sans nous, puisqu'il s'agit d'une négociation entre Américains et Soviétiques, sur des armements américains et soviétiques et que leur accord n'engage qu'eux.
- QUESTION.- Quand on dit que cela se fait sans nous, cela veut dire sur notre dos ?
- LE PRESIDENT.- Je ne le pense pas. Ce serait sur notre dos si les Russes et les Américains avaient obtenu de nous que nous réduisions nos propres armements. On nous l'a, à diverses reprises, suggéré. Mais nous avons opposé dès le début un non catégorique à toute éventualité de ce genre. On ne nous en a plus parlé. Jusqu'à la prochaine fois !
- QUESTION.- Vous, vous ne pensez pas que nous avions droit et voix au chapitre, de quelque manière que ce soit ?
- LE PRESIDENT.- Non seulement je ne regrette pas que la France n'ait pas été partie prenante à la négociation mais, si on me l'avait demandé, j'aurais refusé. Présente, la France aurait été amenée à mettre son armement sur la table, ce qui n'était pas concevable. Il y a un tel déséquilibre dans le rapport des forces ! Les Américains possèdent environ 13000 charges nucléaires stratégiques, les Russes plus de 11000. Nous, c'est de l'ordre de 300, ce qui nous suffit mais ne nous laisse pas de marge pour désarmer tant que les autres disposeront d'une telle supériorité. J'ai évoqué, le 28 septembre 1983, à la tribune de l'ONU, les trois conditions nécessaires pour que la France s'associe dans l'avenir au désarmement nucléaire.
- QUESTION.- Quelles étaient-elles ? Pouvez-vous les rappeler ?
- LE PRESIDENT.- Certainement. Que l'écart entre le potentiel nucléaire des deux plus grandes puissances et le nôtre ait été, au préalable, considérablement réduit £ que les déséquilibres conventionnels en Europe aient été corrigés et l'arme chimique éliminée £ que la surenchère anti-missile, anti-satellite et anti-sous-marine ait cessé.\
QUESTION.- Vous me confirmez donc que vous êtes l'homme d'Etat européen qui approuve le plus cet accord `désarmement des FNI`
- LE PRESIDENT.- A vous de juger. Mais il y a une logique des faits. Quand les Soviétiques, en 1977, ont installé leurs premières fusées SS 20 en direction de l'Europe, j'ai alerté l'opinion. Ces fusées qui, avec une portée de 4500 kilomètres, ne pouvaient traverser l'Atlantique et donc atteindre l'Amérique, menaçaient, en revanche, la totalité du dispositif militaire de l'Europe occidentale, du nord de la Norvège au sud de l'Italie. Je voyais dans cette menace une volonté de séparer les alliés d'Europe et d'Amérique, d'affaiblir en les divisant leurs réflexes de défense.
- Quant le commandement intégré de l'OTAN a décidé, en 1979, d'implanter, au terme de quatre années, c'est-à-dire en 1983, des fusées américaines Pershing II et des missiles de croisière sur le continent européen dans le cas où les Soviétiques auraient maintenu ou, pis, multiplié leurs SS 20, j'ai proclamé partout, y compris à la tribune de l'Assemblée nationale : "Ni SS 20, ni Pershing II".
- Quand, en 1983, devant le refus soviétique de retirer les SS 20, j'ai constaté l'hésitation de certains à mettre en oeuvre la décision de l'OTAN, j'ai pris parti dans un discours au Bundestag, à Bonn, pour le déploiement des Pershing II, seule possibilité à mes yeux de rétablir l'équilibre de ce type d'armes entre l'Est et l'Ouest et de contraindre l'URSS à négocier. Eh bien ! puisqu'Américains et Russes sont d'accord aujourd'hui pour éliminer, sous contrôle mutuel, SS 20 et Pershing II, je ne puis que les approuver.
- Bref, c'est d'abord l'OTAN qui propose l'option zéro, autre façon de dire "ni SS 20, ni Pershing II" £ c'est ensuite Ronald Reagan qui, en 1981, réitère cet engagement. Faudrait-il être contre parce que Mikhaïl Gorbatchev, à son tour, se range à cet avis ?
- QUESTION.- Beaucoup de dirigeants ne peuvent pas clairement s'opposer à cet accord, mais le regrettent dans leur arrière-pensée, dans leur inconscient...
- LE PRESIDENT.- Comment, "Ils ne peuvent pas ?..." On peut toujours !
- QUESTION.- Enfin, ils ne peuvent pas moralement s'opposer...
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ? Ils n'ont qu'à s'exprimer. C'est une question de courage intellectuel. S'ils estiment l'accord de Washington dangereux pour notre sécurité, ils doivent le dire et cesser de simuler l'approbation.
- Curieuse méthode, drôle de patriotisme que cette façon de faire. On laisse entendre d'un côté que les deux options zéro sont catastrophiques et, de l'autre, on y souscrit. Je préfère ceux qui s'y opposent et s'en expliquent.
- QUESTION.- Derrière leurs exhortations, leurs appels à la vigilance, on sent une crainte de lâchage américain.
- LE PRESIDENT.- De toute façon, assurément, la vigilance s'impose ! Quant au découplage, c'est-à-dire l'éloignement des Etats-Unis de l'Europe, l'oubli de ce que l'Alliance comporte, c'est en effet un vrai danger.\
QUESTION.- La solidarité automatique - le couplage - entre les Etats-Unis et l'Europe est-elle mise en question par l'accord Reagan - Gorbatchev ? `désarmement des FNI`
- LE PRESIDENT.- Sachez-le bien, cette solidarité n'a jamais été automatique ! C'est parce que l'intervention immédiate des Etats-Unis d'Amérique en Europe occidentale demeurait incertaine que le général de Gaulle a voulu sortir du commandement intégré de l'OTAN et doter la France d'une force autonome de dissuasion nucléaire ne dépendant que de sa décision. Depuis, rien n'a changé. Certains responsables américains ont très clairement indiqué qu'ils n'entendaient pas être entraînés, sans examen dans une guerre en Europe. D'autres ont tenu un langage plus rassurant. Exemple du premier cas, Henry Kissinger. Exemple du deuxième, Ronald Reagan. Le problème n'est pas nouveau. L'accord Reagan - Gorbatchev n'a pas créé ce vide, qui existait depuis longtemps.
- QUESTION.- Mais l'accord augmente-t-il ce vide ?
- LE PRESIDENT.- Non, la sécurité tient à l'équilibre des forces nucléaires entre l'Est et l'Ouest. Et à la certitude qu'ont l'un et l'autre blocs que toute atteinte à cet équilibre menacera la paix. L'absence d'automatisme dans la solidarité occidentale nuit à cette certitude mais l'accord de Washington n'y est pour rien.
- QUESTION.- L'argument principal des adversaires des options zéro est que la sécurité tient aussi à la présence des forces américaines en Europe et que le départ des Pershing II affecte dangereusement cette présence. LE PRESIDENT.- Il serait paradoxal de prétendre que la sécurité de l'Europe n'a été assurée que pendant quatre ans, de 1983 à 1987, et grâce aux seuls Pershing II. Mais il est vrai que la présence militaire américaine sur notre continent représente un facteur important de dissuasion.
- QUESTION.- Parce qu'il engage les Américains ?
- LE PRESIDENT.- D'une certaine façon, oui. Toutefois cet engagement dépend davantage du sentiment qu'ont les Etats-Unis, puissance mondiale qu'ils ne peuvent sans péril pour eux-mêmes, se désintéresser de l'Europe. En fin de compte, tout est affaire de résolution, celle du peuple américain, celle de son Président. Aucune stratégie ne remplace la volonté.
- QUESTION.- Autant d'éléments dont vous disiez qu'on avait des raisons d'en douter et que c'était cela qui avait inspiré les décisions du général de Gaulle.
- LE PRESIDENT.- L'Alliance atlantique est une réalité qu'il ne faut pas sous-estimer. Cependant, en se ralliant, sous l'impulsion du Président Kennedy et de M. Mac Namara, dans les années 1962 - 1967, à une stratégie de riposte graduée ou flexible, les membres européens de l'OTAN intégré ont préféré ne pas savoir quand et dans quelles conditions les Américains viendraient à leur aide, sur le terrain.
- QUESTION.- A cet égard les Européens et les Français ont-ils tort ou raison de considérer que la présence de troupes américaines en Allemagne ajoute au couplage ?
- LE PRESIDENT.- Oui. C'est la marque d'une bonne alliance.
- QUESTION.- Est-ce que vous croyez à leur départ ?
- LE PRESIDENT.- Pas dans les conditions présentes.
- QUESTION.- Vous ne le redoutez pas ?
- LE PRESIDENT.- "Rien n'est jamais acquis", écrivait Aragon.\
QUESTION.- Je reviens à votre critique de la stratégie de l'OTAN. Vous avez toujours été contre "la riposte graduée" ?
- LE PRESIDENT.- Je suis très réservé sur cette stratégie qui offre une inquiétante échappatoire à nos alliés d'outre-atlantique. Je sais que je suis l'un des rares à penser de la sorte. Cette opinion, le plus souvent, étonne et choque les milieux atlantiques. Je m'en suis encore récemment aperçu à Venise, en mai, où j'ai eu une discussion très approfondie sur ce sujet avec M. Reagan, Mme Thatcher, et le chancelier Kohl. J'en reviens toujours au même point. La stratégie de dissuasion a pour objet d'empêcher la guerre, non de la gagner. Tout ce qui s'en écarte m'inquiète. Beaucoup de gens perdent de vue cette évidence.
- QUESTION.- L'OTAN pourrait adopter une stratégie de riposte totale ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas l'-état d'esprit dominant. Mais la France exclut toute flexibilité pour elle-même.
- QUESTION.- La "riposte graduée" n'était-elle pas dans la logique des choses, inévitable ?
- LE PRESIDENT.- Si, évitable. Aucun pays ne prendra le risque d'une guerre nucléaire ou d'une guerre conventionnelle qui déboucherait fatalement sur une guerre nucléaire, s'il redoute d'en être la victime. C'est notre meilleure garantie.
- QUESTION.- Alors, j'y reviens, dans votre raisonnement, au fond, un des risques de "découplage" vient de cette stratégie de la riposte graduée...
- LE PRESIDENT.- Non. La stratégie graduée n'est pas la cause mais l'effet d'une hésitation à donner à la dissuasion son véritable contenu.
- QUESTION.- Alors peut-on dire que l'esprit des accords de Washington `désarmement des FNI` a aggravé cette pente ?
- LE PRESIDENT.- Il permet au contraire d'en revenir à la vraie dissuasion, celle des armes nucléaires à longue portée qui peuvent frapper directement le territoire adverse.\
QUESTION.- Une formule qui a été prononcée et qui fait peur, semble t-il, à certains élites, c'est celle de la dénucléarisation de l'Europe et du monde.
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant, ce n'est qu'un discours. D'une part, il faudra plusieurs années pour exécuter et contrôler l'accord de Washington sur les FNI, plusieurs années encore pour une réduction de 50 %, comme il est envisagé, de l'arsenal stratégique, soviéto-américain, plusieurs années encore pour franchir un nouveau pas. D'autre part, la dénucléarisation supposerait, au préalable, désarmement et équilibre des forces à un bas niveau et en tous domaines. Nous n'en sommes pas là. Chacun sait que l'angélisme n'a pas, jusqu'ici, présidé aux relations internationales. Y parvenir serait admirable. Laissez-moi le temps de m'y faire.
- QUESTION.- Cela vous parait-il réalisable malgré les désaccords américano-soviétiques liés au traité ABM et à l'IDS ?
- LE PRESIDENT.- Les deux plus grandes puissances peuvent trouver, si elles le veulent, un terrain d'entente sur la base du respect du traité ABM et d'une réduction de 50 % de leurs armements stratégiques. Il leur suffit de se mettre d'accord sur la -nature des essais autorisés dans l'espace puisque la recherche en laboratoire ne pose plus problème.
- QUESTION.- Je reviens à ma question sur la dénucléarisation...
- LE PRESIDENT.- Si vous voulez. Alors, je précise. Tant qu'une menace pèsera sur l'intégrité et l'indépendance de notre pays, quelque forme que prenne cette menace, nucléaire, conventionnelle ou chimique, la France préservera sa capacité nucléaire dissuasive.
- QUESTION.- Le parti communiste dit que vous êtes hostile à la dénucléarisation, et donc belliciste.
- LE PRESIDENT.- Il se trompe en sachant qu'il se trompe. Mais qui osera demander à la France de se défaire de ses armes avant que les deux plus grandes puissances aient déposé les leurs ? Américains et Soviétiques, eux, ne nous demandent pas cela. Je pense que les Français comprennent mon raisonnement.\
QUESTION.- Et pendant cette période, `de désarmement est-ouest`, la crédibilité, essentielle à notre force de dissuasion, restera-t-elle intacte ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Quand Américains et Russes surarment, c'est pour nous un gros effort que de rester au-dessus du seuil de crédibilité. Mais nous l'avons fait et nous continuerons de le faire. Heureusement, le désarmement ouvre de nouvelles perspectives.
- QUESTION.- Ne pensez-vous pas que la dissuasion française est, si peu que ce soit, psychologiquement atteinte ? Par l'IDS, les débats actuels, les progrès techniques ?
- LE PRESIDENT.- Tout cela est à situer sur des -plans différents. La riposte graduée a déjà vingt ans d'âge. La mise en place de l'IDS, américaine, est loin d'être assurée. Ni l'une, ni l'autre n'a hypothéqué la dissuasion française qui ne dépend que de notre volonté.
- QUESTION.- Dans votre philosophie tout ce qui n'est pas riposte globale porte atteinte à la dissuasion.
- LE PRESIDENT.- Oui.\
QUESTION.- En RFA vous avez reparlé de la bombe à neutrons...
- LE PRESIDENT.- Nous sommes en mesure de fabriquer l'arme neutronique quand nous voudrons. Mais j'ai déclaré à Hanovre que la France ne prendra pas une telle décision s'il existe des possibilités de désarmement conventionnel en Europe.\
QUESTION.- En 1980 et 1981, dans deux textes, vous avez dit que l'Union soviétique était en train d'accumuler des armes pour gagner une guerre sans la faire.
- LE PRESIDENT.- L'objectif de toute stratégie est d'obtenir sans guerre ce que l'on pourrait obtenir d'une guerre. Cela se nomme la stratégie de la menace. Mais je ne crois pas aux intentions belliqueuses de l'Union soviétique, pas du tout. Son peuple connaît le prix terrible de la guerre et ses dirigeants jouent la paix. L'intérêt du monde est là.
- QUESTION.- Les bonnes dispositions manifestées par Gorbatchev dans ces accords `désarmement des FNI` impliquent-elles qu'il a abandonné la traditionnelle volonté de découplage entre les Etats-Unis et l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Non. Même si je suis convaincu que M. Gorbatchev, veut la paix pour la paix et ce qui en découle.
- QUESTION.- On ressort en ce moment un certain nombre de textes, impressionnants, sur la logique de l'Union soviétique - Tatu, Hoffmann l'ont fait - à savoir qu'il y a une pérennité dans la volonté de découplage qui est constante au cours des deux dernières décennies. Vous ne pensez pas qu'il puisse y avoir une situation où la France serait forcée de s'incliner devant des pressions ?
- LE PRESIDENT.- Il suffit de dire non et de s'y tenir.
- QUESTION.- Est-ce si facile ?
- LE PRESIDENT.- Je réitère pour vous ce que j'ai écrit, déclaré plusieurs fois, hautement. La France autant qu'elle en aura le moyen technique et financier se dotera de toutes les armes dont disposent les autres. C'est simple. Si ces armes disparaissent partout ailleurs, nous le ferons aussi.\
QUESTION.- Pourquoi avons-nous décidé de fabriquer des armes chimiques ?
- LE PRESIDENT.- En raison de la règle que je viens d'énoncer. Parce qu'on en fabrique en Union soviétique et en Amérique. Mais je souhaite que les plus grandes puissances se ressaisissent, qu'elles respectent les accords très anciens, dont la France est dépositaire, qui interdisent l'emploi des armes chimiques, qu'on les élargisse à la fabrication et au stockage. Vive le monde sans armes chimiques ! Notre diplomatie s'y emploie.\
QUESTION.- Le désarmement nucléaire accroît-il l'importance des forces conventionnelles ?
- LE PRESIDENT.- Il les rend plus actuelles et nous incite à hâter l'heure de leur réduction pour atteindre à l'équilibre entre les forces en présence, au plus bas niveau possible excluant toute possibilité d'attaque surprise. Le -cadre normal de cette négociation est celui qui réunit à Vienne l'ensemble des pays d'Europe et non pas la négociation bloc à bloc.
- QUESTION.- Au total avez-vous un voeu à formuler à propos de ces accords et de leur suite ?
- LE PRESIDENT.- Que l'on préserve les équilibres. Il serait impensable que le désarmement réduise dans le monde la sécurité qu'il a pour fonction d'accroître.
- QUESTION.- L'Union soviétique ou les Américains vous ont-ils informé de leurs conversations ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Ronald Reagan m'a téléphoné vendredi soir à Antibes où siégeait le sommet franco-africain et j'ai reçu à Paris les messagers de M. Gorbatchev.\
QUESTION.- Maintenant, une question que tout le monde se pose. Que protège notre force de dissuasion ? Peut-on y associer l'Allemagne ? Qui d'autre est protégé par elle ?
- LE PRESIDENT.- Je vous ferai la réponse classique. La stratégie de dissuasion a pour objet de protéger de la guerre notre pays et ce que l'on appelle ses intérêts vitaux. Le Président de la République est seul à pouvoir décider si et quand ces intérêts sont en cause. L'Allemagne fédérale, elle, est notre alliée et à un double titre : au sein de l'Alliance atlantique d'abord, ensuite par le Traité de l'Elysée, qu'ont signé en 1963 de Gaulle et Adenauer et dont avec le Chancelier Kohl j'ai réveillé, vingt ans plus tard, les dispositions militaires. Nous prévoyons, pour la fin janvier 1988, un renforcement de nos liens. Cela ne pourra aller jusqu'au partage de la décision et de l'emploi des forces nucléaires à la fois parce que ces compétences relèvent de l'autorité nationale et parce que l'Allemagne fédérale est soumise, depuis la dernière guerre mondiale, à des contraintes particulières. Nous avons cependant l'ambition de créer et de développer avec elle un embryon d'armée commune de type conventionnel et d'oeuvrer ensemble à l'amorce d'une défense européenne.
- QUESTION.- Donc il n'y a pas de possibilité de discuter d'un partage quelconque de l'arme nucléaire avec les Allemands ?
- LE PRESIDENT.- La décision nucléaire et son emploi ne peuvent être partagés avec quiconque.
- QUESTION.- Mais qu'est-ce qui peut être partagé ?
- LE PRESIDENT.- Tout le reste.
- QUESTION.- Que signifient alors l'expression "espace stratégique commun" et la phrase de Jacques Chirac dans sa dernière conférence à l'Institut des hautes études de la défense nationale "il ne peut y avoir une bataille d'Allemagne et une bataille de France" ?
- LE PRESIDENT.- Que la double alliance franco-allemande jouera quoi qu'il advienne.
- QUESTION.- La France assurera donc la couverture nucléaire de l'Allemagne ?
- LE PRESIDENT.- C'est à l'Alliance atlantique que cette question se pose. Le Président de la République n'en demeure pas moins juge du moment où l'agression contre l'Allemagne fédérale menacerait les intérêts vitaux de la France.
- QUESTION.- Jacques Chirac vous avait-il consulté ?
- LE PRESIDENT.- Il m'a soumis son texte quelques jours avant sa conférence.
- QUESTION.- Certains disent que dans sa façon de s'exprimer il est allé plus loin que vous lors de votre visite d'Etat en Allemagne.
- LE PRESIDENT.- Il a dit, autrement, la même chose. Je viens de vous le rappeler.
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`Suite sur la couverture nucléaire de la RFA`
- QUESTION.- Y a-t-il des possibilités d'entente entre la France et l'Allemagne sur les armes préstratégiques ?
- LE PRESIDENT.- Les armes atomiques françaises, quelle que soit leur -nature, stratégique ou préstratégique, font partie d'un tout. Ce tout, c'est la stratégie autonome de dissuasion nucléaire dont aucune fraction ne peut être dissociée ni soumise à une autre autorité que celle du Président de la République française.
- QUESTION.- Je vous demande surtout comment la France et l'Allemagne fédérale agenceront leurs positions si la France doit se servir un jour de ses armes préstratégiques dont on sait qu'en raison de leur courte portée, elles pourraient frapper l'Allemagne.
- LE PRESIDENT.- Ma réponse sera brève. L'ultime avertissement n'est pas le propre des armes à courte portée. Il n'y aura pas lieu de délivrer l'ultime avertissement sur le sol allemand.
- QUESTION.- A qui sera-t-il destiné ?
- LE PRESIDENT.- Parlons au conditionnel, je vous en prie. Nous évoquons là une situation extrême, si le malheur des temps y conduit. L'ultime avertissement est destiné à qui se ferait menaçant.
- QUESTION.- Jacques Chirac avait, en 1986 et toujours devant l'Institut des hautes études de la défense nationale, parlé d'avertissements au pluriel.
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de riposte graduée pour la France. Donc pas de pluriel. C'est aussi l'opinion du Premier ministre.\
QUESTION.- Est-ce que l'accord de Washington `désarmement des FNI` représente pour vous une incitation à faire l'Europe de la défense ?
- LE PRESIDENT.- D'une certaine manière oui. Et c'est heureux. L'Europe souffre d'un manque, le manque d'exister sur la scène du monde. Il est bon qu'elle en prenne conscience.
- Avançons dans la coopération économique, monétaire, industrielle, sociale et culturelle. Réalisons à partir de 1993 la Communauté sans frontière que nous nous sommes promis. Faisons en sorte que les Européens, et d'abord les jeunes, se rencontrent et multiplient les réalisations communes. Allons vers une démarche politique renforcée et harmonisons nos politiques étrangères. Alors les Européens voudront défendre ensemble cette Europe-là.\