19 octobre 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du dîner offert par le Président de la République fédérale d'Allemagne et Mme Von Weizsäcker au château d'Augustusburg à Bonn, sur le bilan et les perspectives de la coopération franco-allemande, lundi 19 octobre 1987.

Monsieur le Président,
- Madame,
- Mesdames et messieurs,
- Au soir de la première journée de la visite que nous effectuons, ma femme et moi, ainsi que nos compagnons de voyage, à votre invitation et à celle de Mme Von Weisäcker, je veux vous remercier pour l'accueil qui nous a été réservé par vous-même, comme par l'université et la ville de Bonn.
- Cette visite répond à celle que vous avez faite en France en 1984 et au cours de laquelle j'avais pu apprécier - et le peuple français avec moi - les qualités éminentes, la hauteur de vues et l'extrême dignité de celui qui préside aujourd'hui aux destinées de la République fédérale d'Allemagne.
- C'est aussi - notre visite - une étape nécessaire. En effet, malgré les innombrables occasions de dialogue entre la France et l'Allemagne, malgré les sommets, les rencontres de toutes sortes, les unes plus officielles, les autres plus personnelles, cette visite d'Etat qui débute est la quatrième seulement en 25 ans. Elle me permet de venir à la rencontre des Allemands, d'évoquer avec eux - et avec vous - les acquis et l'avenir de notre relation, précieuse entre toutes, moteur, vous l'avez dit, monsieur le Président, irremplaçable de la construction européenne.
- Allemands et Français, nous pouvons être fiers d'avoir maîtrisé le passé et surmonté un antagonisme séculaire. Cette alternance de victoires et de défaites, ces trois guerres - dont deux mondiales - en moins d'un siècle, ces deuils, ces malheurs, ces revanches, ces haines, comment ne pas voir aujourd'hui qu'il s'agissait de guerres civiles européennes ?
- Pourtant, à toutes les époques, des visionnaires avaient prêché pour le dialogue de nos cultures et pour l'entente de nos peuples par-delà le Rhin. J'évoquerai seulement Victor Hugo en 1871, qui rêvait au temps où nous ne formerions, je le cite, "qu'un seul peuple, une seule famille, une seule République".
- Il fallut attendre le dernier après-guerre pour que soient enfin posées les fondations de l'Europe actuelle et de la réconciliation franco-allemande. On ne rendra jamais assez hommage à l'action de quelques hommes d'exception, en France Jean Monnet et Robert Schuman, chez vous Conrad Adenauer sans oublier quelques autres qui mériteraient d'être cités. Je me souviens, j'y étais, des grandes espérances du premier Congrès européen de La Haye, en mai 1948. Je conserve aussi le souvenir de la première rencontre - j'y assistais - entre Pierre Mendès France et Conrad Adenauer.
- Cette amitié nouvelle fut illustrée en 1962 par les visites de Conrad Adenauer en France et du général de Gaulle dans votre pays et solennisée par le Traité de l'Elysée du 22 janvier 1963, dont nous allons fêter, vous l'avez rappelé, monsieur le Président, dans trois mois le 25ème anniversaire. Tous les responsables politiques allemands et français ont apporté depuis lors leur pierre à cet édifice.
- Aussi je dis aux jeunes allemands et aux jeunes français : prêtez attention à l'histoire de cette réconciliation et veillez à ses fruits. Elle est sans équivalent dans le monde, elle a chassé de l'avenir un douleureux passé.\
Le bilan de notre coopération que vous avez vous-même rappelé, monsieur le Président, est en effet impressionnant et notre entente me semble irréversible. Nous les avons entendu d'une bouche allemande et combien qualifiée, il est bon qu'elle soit répétée par une bouche française.
- Les réunions entre responsable des deux pays sont devenues monnaie courante. En application du Traité de 1963, les consultations au sommet ont lieu deux fois par an, mais on sait que les dirigeants et les principaux ministres se rencontrent en réalité au moins dix fois par ans, et certains hauts fonctionnaires plus encore.
- L'Office franco-allemand pour la jeunesse est aussi une grande réussite du Traité. Plus de cinq millions de jeunes de nos deux pays se sont connus par son intermédiaire. Près de 130 accords ont été signés entre universités allemandes et françaises. Et j'ai salué ce matin, devant l'Université de Bonn, ces réussites de notre coopération culturelle.
- Mais comment mesdames et messieurs ne pas évoquer aussi les succès de la coopération industrielle avec d'autres pays d'Europe, ceux-là mêmes que vous avez cités monsieur le président de la République fédérale d'Allemagne : Ariane, Airbus, ou bien les armements réalisés en commun depuis une vingtaine d'années : les avions Transall, Alphajet, les missiles Roland, Milan, Hot £ la coopération scientifique franco-allemande - le plus souvent dans un cadre européen - donne lieu à des réalisations qui se situent au premier rang dans le monde : l'Institut Laüe-Langevin de Grenoble, l'Institut de recherches en astronomie millimétrique, la soufflerie cryogénique de Cologne-Porz, l'Organisation européenne de biologie moléculaire de Heidelberg, l'Observatoire austral européen de Garching, allons plus loin. Quand les Allemands et les Français avancent, l'Europe avance avec eux : que l'on songe au système monétaire européen, à l'élection du Parlement au suffrage universel pendant les mandats du Chancelier Schmidt que je salue ce soir, ici, et du Président Giscard d'Estaing, ou, plus récemment, au lancement d'Eurêka ou à la décision de signer l'Acte unique de 1985.\
`Suite sur le bilan de la coopération franco-allemande`
- Au cours de ces dernières années, nous avons franchi une nouvelle étape, restée jusqu'ici virtuelle : la coopération en matière de défense. Il y avait bien dans le Traité de 1963 des dispositions à ce sujet mais elles étaient restées lettre morte jusqu'à ce que le Chancelier Kohl et moi-même décidions, en octobre 1982 de les mettre en oeuvre. Les consultations prévues entre ministres et responsables civils et militaires ont donc lieu maintenant depuis cinq ans. La Force d'action rapide qui a, notamment, pour mission d'agir aux côtés de vos forces, a été créé en 1983. Les formations communes d'officiers se multiplient, ainsi que les manoeuvres conjointes d'une ampleur croissante, comme celles auxquelles j'ai assisté le 24 septembre dernier en Bavière.
- En février 1986, j'ai décidé que, les délais le permettant, le Chancelier d'Allemagne fédérale serait préalablement consulté sur l'emploi éventuel de l'armement préstratégique français sur le territoire allemand. Eventuel, oui, et doublement. D'abord parce que nos politiques visent de façon convergente à prévenir un conflit que rien ne permet d'augurer aujourd'hui £ éventuel aussi car rien ne permet d'affirmer que l'ultime avertissement de la France à l'agresseur serait nécessairement délivré sur le territoire allemand. La tactique est soumise à la stratégie. Or, je le répète, la stratégie nucléaire de la France s'adresse à l'agresseur et à lui seul et pour le dissuader. N'oublions jamais cela.
- Il s'agit maintenant d'aller dans quatre directions : accomplir ce qui a été décidé, imbriquer plus étroitement nos activités, nos entreprises, nos forces vives, faire avancer l'Europe, assurer notre sécurité commune.
- Le bilan flatteur de notre coopération ne doit pas masquer l'ampleur de ce qu'il reste à réaliser parmi les décisions déjà prises. Citerai-je l'hélicoptère franco-allemand dont le schéma correspond cependant à nos besoins communs ? La brigade franco-allemande ? Rappelerai-je l'objectif fixé par le Traité de 1963 : parvenir à des conceptions communes en matière de défense ? Nous en sommes-nous suffisamment approchés ?
- Donnons de la substance à la coopération spatiale entre nos deux pays, en vue de l'autonomie de l'Europe, sans exclure bien entendu les liens avec d'autres pays, et en particulier les Etats-Unis d'Amérique. Réfléchissons à un tel projet à long terme pour la conquête de l'espace : pourquoi ne pas imaginer un noyau commun à notre Centre national d'études spatiales et à votre future Agence spatiale nationale ?\
`Suite sur la coopération franco-allemande`
- Mettons résolument en oeuvre les conclusions du sommet culturel de Francfort d'octobre 1986, notamment celles qui touchent à la connaissance de la langue du partenaire, à l'apprentissage de la deuxième langue, à l'enseignement technique, à la formation professionnelle, à l'enseignement supérieur, à la recherche, aux arts, à la culture, à la télévision.
- Je pense cependant que même si nous avions utilisé pleinement les possibilités du Traité de 1963, la tâche ne serait pas finie. Il y a des limites à ce que peuvent faire, même avec détermination, les responsables politiques et les administrations. Si nous voulons vraiment entrer dans un nouvel âge de la relation franco-allemande, il faut que les citoyens, les associations, les forces vives de nos deux sociétés soient en meure d'agir ensemble, de prendre en main leur avenir. C'est ce que l'on appelle l'Europe des citoyens. C'est ce qu'avait préparé le rapport Adonino, en 1984. C'est ce qui a été repris dans le Livre bleu du ministre actuel des affaires européennes de France.
- A cette fin, créons l'université franco-allemande ouverte dont nous avons souvent parlé, à vocation européenne, multiplions les jumelages entre universités, laboratoires, lycées, écoles, villes, régions, unités militaires, comités d'entreprise, créons les "classes d'Europe", comme il y en a en France, je veux dire des classes de neige, des classes vertes. Nous en parlions l'autre soir à Bruges au Collège de l'Europe. Systématisons à l'école comme à l'université, dans la vie professionnelle comme dans la fonction publique, les formations communes ou croisées, les stages, les échanges. Et ce ne sera pas assez non plus, mesdames et messieurs, si les industriels, les dirigeants des organisations patronales, les cadres, n'apprennent pas davantage à travailler ensemble.
- Que de domaines inexplorés ou délaissés, où nous avons à faire la preuve que nous sommes capables de franchir les frontières traditionnelles qui séparent les nations. C'est en avançant sur tous les fronts que notre coopération politique et que notre coopération pour la défense prendront leur poids réel et leur sens.\
`Suite sur la coopération franco-allemande`
- Nous avons ensemble, en juin 1985, à Milan, décidé de réaliser le marché intérieur prévu par le Traité de Rome. A Luxembourg, en décembre 1985, avec l'Acte unique, nous nous sommes fixés une date limite et donné les moyens d'aboutir. Mon pays s'est résolument engagé dans cette voie, qui fait désormais l'objet d'un très large consentement, des formations politiques comme des milieux économiques. Bien sûr ce ne sera pas facile car on aura besoin de courage, un peu partout, pour affronter sans artifices la concurrence libre au sein de la Communauté. Je souhaite que notre Europe, loin de se borner à une grande zone de libre échange, devienne un véritable espace économique interne. Pour cela, renforçons les politiques communes existantes : politique agricole, politique commerciale extérieure, transports, l'environnement, etc... Développons les politiques nouvelles, au premier rang desquelles je place la monnaie, car cette politique est engagée depuis longtemps, mais elle reste nouvelle tant nous sommes loin du compte. Comment libérer totalement les mouvements de capitaux, sans une monnaie commune ? J'insiste aussi sur la recherche et la technologie. D'autres domaines, restés en friche jusqu'ici, sont tout autant essentiels pour notre cohésion - je pense aux relations sociales - ou pour l'avenir de nos cultures - je pense à l'audiovisuel -. Sinon, le grand marché ne sera pas européen : il sera américain ou japonais américain et japonais.\
`Suite sur la coopération franco-allemande`
- Alors que des accords de désarmement se dessinent entre les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique - ce que j'approuve sans réserve - c'est ensemble que nous avons à définir les bases de notre sécurité commune.
- Tout nous commande d'adopter des positions similaires sur les négociations américano-soviétiques, qu'il s'agisse de l'accord en préparation sur l'élimination de forces nucléaires intermédiaires américaines et soviétiques ou de la réduction des armements stratégiques ou de l'application du Traité ABM de 1972. Nous devons agir pour que le processus de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe `CSCE` se poursuive et suscite en Europe une plus grande confiance, pour que la négociation sur l'élimination de l'arme chimique aboutisse et pour que, à la Conférence de Vienne, soit apportée une nouvelle définition de ce que pourrait être un équilibre conventionnel, stable, vérifiable excluant toute attaque surprise.\
`Suite sur la coopération franco-allemande`
- Chacun comprend que nous devons aussi construire le pilier européen de l'Alliance auquel vous faisiez référence à l'instant, monsieur le Président, en rapprochant nos politiques de défense £ j'y reviens. Non qu'il s'agisse de modifier nos situations respectives au regard de l'Alliance et du commandement intégré. Mais à partir de l'échelon ministériel qui réunit déjà les ministres des affaires étrangères et les ministres de la défense, l'idée est venue, l'idée est débattue d'un Conseil de défense auquel prendraient part les responsables au plus haut niveau des deux pays afin de prévoir et de décider les mesures qui permettraient de coordonner et d'harmoniser nos plans et nos actions. Cela supposera, réfléchissons-y, que seront liés plus étroitement les aspects militaires, mais aussi les aspects politiques et économiques de notre commune démarche, et que seront examinées avec soin les questions touchant à la stratégie, à la monnaie, aux échanges, aux choix fondamentaux de la diplomatie, sans préjudice de l'intention qu'affirmeraient d'autres pays amis d'apporter à cette -entreprise leur propre contribution. N'oublions pas, à ce propos, que le Traité de 1963 nous a fixé cet objectif pour les affaires importantes de politique étrangère.\
`Suite sur la coopération franco-allemande`
- Il n'est pas de plus grand enjeu, monsieur le Président, vous le savez, vous le vivez, que la construction d'une Europe facteur de paix et de stabilité dans les rapports Est-Ouest, qui sache à la fois jouer son rôle dans l'Alliance avec les Etats-Unis d'Amérique et être pour l'Union soviétique un partenaire intéressé et exigeant qui saura ne pas laisser passer les occasions de l'histoire, une Europe facteur de progrès pour la résolution des immenses difficultés que connaît le tiers monde, une Europe capable d'exercer son influence pour réduire les tensions dans les conflits régionaux, une Europe enfin qui se fera elle-même, selon un mot fameux qui s'appliquait à l'un de nos pays de la Communauté, une Europe qui se fera elle-même libre et ouverte aux autres, présente au monde.
- J'ai dit ouverte aux autres, et j'ajoute quelques mots qui ne sont pas écrits dans ce texte et qu'on vous traduira. Vous avez eu raison d'insister monsieur le Président sur l'ouverture nécessaire du côté de l'est de l'Europe. C'est le même continent. S'il est divisé depuis la guerre et sur le plan politique, et sur plan économique, et sur le plan social, et sur le plan des traditions au regard des droits de l'homme, il n'empêche que c'est l'Europe et qu'existent entre les deux parties de l'Europe des sources et des traditions communes à ne pas oublier pour le jour où notre forme de civilisation sera en mesure de mieux se faire comprendre par ceux d'entre nous, pays européens, éloignés de nous aujourd'hui.
- Enfin, pour terminer et pour rester fidèles, nous aussi, à une tradition que vous avez à l'instant maintenue, je lève à mon tour mon verre, monsieur le Président, madame, en l'honneur du grand peuple allemand, à ses espoirs, à ses projets, à nos projets et à notre avenir commun, je lève mon verre, monsieur le Président, madame, à votre santé, à celle des êtres qui vous sont chers, à votre bonheur, et à vous tous, mesdames et messieurs, venus célébrer en ce jour l'amitié franco-allemande et que je remercie.\