2 mars 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal "NRC Handelsblad" le 2 mars 1991, notamment sur la Communauté européenne, le rôle du Conseil de sécurité dans le règlement du conflit du Golfe et dans l'instauration d'un "nouvel ordre mondial" et les relations franco-allemandes.

QUESTION.- Selon le mot de votre prédécesseur le général de Gaulle, la Communauté européenne - des six à l'époque - comprendrait deux nations seulement : la France et les Pays-Bas. Comment voyez-vous l'avenir des nations, celui de la France et des Pays-Bas en particulier, dans la Communauté actuelle et dans celle à venir ?
- LE PRESIDENT.- La diversité des nations et des peuples qui composent l'Europe a toujours été une richesse de notre continent. Nulle autre région du monde ne voit coexister dans un espace aussi restreint un plus grand nombre de langues, de cultures, de traditions historiques différentes, quoiqu'ordonnées autour de valeurs partagées.
- Cette diversité a longtemps été cause de confrontations, parfois tragiques. C'est l'une des raisons qui ont conduit les Etats d'Europe à s'engager sur la voie de l'union. Cette union, nous l'avons d'abord construite autour d'un Marché commun, dont les Pays-Bas ont été avec la France l'un des fondateurs. Depuis 1957, l'ouvrage a été enrichi, approfondi, le nombre des Etats-membres a doublé et il est appelé à s'accroître encore.
- Les nations qui composent l'Europe ont-elles souffert de cette construction ? Non, bien au contraire. Plus de trente ans d'expérience nous permettent d'affirmer qu'elles ont tiré parti de l'unité qu'elles ont réalisée entre elles sans rechercher l'uniformité. Elle ont accru leur rayonnement, car aux atouts particuliers dont chacune d'elle peut se prévaloir s'ajoute aujourd'hui la force supplémentaire qu'elle tire de son appartenance à une communauté plus vaste, solidaire, et dans laquelle est mieux assurée la prospérité de tous.
- Aujourd'hui, une nouvelle étape est en cours. Le marché unique, sans frontières intérieures, est en train de devenir une réalité, et nous sommes engagés dans la réalisation d'une union politique, économique et monétaire.
- Comme le Marché commun, et sans doute plus encore, cette union vaudra d'abord par les nations qui la composeront, et celles-ci, en retour, en sortiront non pas affaiblies mais renforcées.\
QUESTION.- Il n'est pas question d'importantes difficultés bilatérales entre la France et les Pays-Bas. Pourtant, les gouvernements des deux pays ont souvent des points de vue divergents en ce qui concerne le développement de la Communauté européenne, comme l'a encore montré le dernier Conseil européen à Rome. Ces divergences concernent en particulier ce qu'on pourrait appeler la légitimité démocratique des décisions prises par la Communauté, et notamment la question de savoir quel sera dans une éventuelle union politique européenne le rôle du Conseil européen, celui du Conseil des ministres et celui du Parlement européen. Ces points de vue divergents proviennent du fait que les structures étatiques des deux pays sont différentes. Comment, selon vous, pourrons-nous surmonter ces différences ?
- LE PRESIDENT.- La construction européenne n'a jamais eu pour but de bouleverser les structures institutionnelles des Etats-membres. A ma connaissance, elle n'a jamais eu non plus ce résultat. Chacun s'organise chez lui comme il l'entend, à charge pour lui de respecter les décisions prises en commun, et c'est très bien ainsi. Il n'y a donc pas de lien direct entre la forme des institutions communautaires et les institutions nationales.
- Les institutions européennes doivent, comme les autres, permettre avant tout un exercice efficace et un contrôle démocratique du pouvoir.
- Dans la conception française, le Conseil européen est appelé à jouer un rôle important dans l'union politique. L'expérience a montré, en effet, que face aux décisions les plus graves, les plus difficiles, le Conseil européen était l'instance la plus adaptée pour éviter les blocages, les conflits, et pour surmonter les différences entre les Etats-membres. Il n'y a rien là de surprenant puisque le Conseil européen réunit les chefs d'Etat et de gouvernement, c'est-à-dire les plus hauts responsables de chaque pays, issus, selon des modalités propres à chacun, du suffrage universel.
- Plus on avancera dans l'union politique, plus l'Europe sera présente dans des domaines qui relèvent traditionnellement de la souveraineté des Etats, plus le Conseil européen aura naturellement un rôle à jouer dans la détermination des orientations essentielles, en particulier pour ce qui concerne la politique étrangère et de sécurité commune. Cela ne remet nullement en cause le rôle du Conseil des ministres, de la Commission, ou du Parlement européen.
- Ainsi, les propositions que le Chancelier Kohl et moi-même avons faites, en décembre dernier, pour l'union politique, prévoient explicitement d'aller plus loin dans le sens d'une co-décision du Parlement européen pour les actes de nature législative et de lui reconnaître un rôle accru lors de la désignation de la commission.
- Ces idées sont au centre de la négociation en cours sur l'union politique. C'est cette négociation qui doit permettre de rapprocher les points de vue lorsque, comme il est naturel, ils ne sont pas entièrement identiques.\
QUESTION.- Suite à une décision du Conseil européen, la Communauté compte développer une politique extérieure commune, y compris une politique de sécurité. L'attitude des Etats membres de la Communauté lors de la crise suivant l'invasion du Koweit par l'Irak a été jugée comme un échec politique. Est-ce aussi votre opinion, et si tel est le cas, que faudrait-il, selon vous, changer afin d'éviter pareille déception si jamais les Etats membres de la Communauté sont confrontés encore une fois à des difficultés politiques dans une région du monde qui a pour eux une grande importance directe, tant sur le plan économique que sur le plan politique ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas reprocher à la Communauté européenne sa réaction face à la crise du Golfe puisqu'elle ne dispose pas des institutions qui lui auraient permis d'agir plus efficacement. L'Europe n'a d'ailleurs pas été absente. Elle a agi dans la limite de ses compétences et de ses moyens actuels.
- Les Douze ont constamment soutenu l'action des Nations unies. Ils l'ont même parfois précédée, en décidant par exemple, dès le 4 août, les premières mesures d'embargo contre l'Irak. Ils ont apporté leur contribution aux efforts menés pour parvenir à une solution diplomatique. Ils ont fourni une aide financière en faveur des réfugiés et des Etats les plus directement touchés par l'application de l'embargo. De son côté, l'union de l'Europe occidentale a très activement contribué au contrôle maritime de ce dernier.
- Mais la politique étrangère et de sécurité commune reste à construire. Elle constitue l'une des priorités de la négociation en cours sur l'union politique. Je souhaite que la crise du Golfe incite chaque Etat-membre a accélérer la marche vers l'union européenne afin que les Douze soient en mesure, à l'avenir, de réagir mieux et plus vite aux situations de cette nature.\
QUESTION.- En tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, la France compte assumer sa responsabilité vis-à-vis d'un nouvel ordre mondial. Ces derniers mois, en parlant de la crise du Golfe, vous vous êtes référé plusieurs fois à cette responsabilité. Quel devra être, selon vous, le rôle du Conseil de sécurité dans cet effort de créer une nouvelle coexistence des Etats dans le monde, et comment pourront participer dans ce cadre les Etats membres de la Communauté européenne qui ne sont pas membres permanents du Conseil de sécurité ? Autrement dit, au moment où les Etats membres de la Communauté auraient défini une politique extérieure commune, la France serait-elle disposée à renoncer à son siège dans le Conseil de sécurité ?
- LE PRESIDENT.- Il y a là beaucoup de questions en une seule, et je ne suis pas sûr que toutes se posent en même temps. Une réponse en plusieurs étapes s'impose. Partons, si vous le voulez bien, de la situation présente.
- Le Conseil de sécurité des Nations unies a conduit la crise, défini le droit, et autorisé l'usage de la force pour le faire respecter. Il aura nécessairement le même rôle central lorsque les armes se seront tues, et qu'il s'agira de bâtir la paix.
- Il devra d'abord s'assurer que conformément à ces résolutions, le Koweit est rétabli dans sa souveraineté, son indépendance et son intégrité territoriale, sous l'autorité de son gouvernement légitime. C'est fondamental. Il devra également se prononcer sur les sanctions qu'il a prises, sur les responsabilités encourues et sur les préjudices subis.
- Il faudra aussi s'occuper du problème des réfugiés, sans oublier le sort des prisonniers de guerre, qui relève du Comité international de la Croix Rouge.
- Le Conseil devra naturellement prendre toutes les dispositions utiles pour prévenir le retour à des situations de force. C'est d'abord l'affaire des pays directement concernés £ mais l'autorité du Conseil marquera l'engagement de la Communauté internationale.
- Je n'oublie pas, enfin, l'acquis des résolutions votées année après année et trop souvent ignorées, que le Conseil de sécurité devra s'attacher à mettre en oeuvre avec la même détermination dans chaque cas et dans l'ensemble de la région.
- Si je pars ainsi du cas majeur et déterminant qu'est le conflit du Koweit, c'est pour faire ressortir que la mise en place d'un "nouvel ordre mondial" ne peut se décréter d'un seul coup, mais suppose une action déterminée et cohérente de tous les Etats intéressés dans la situation où nous nous trouvons. Je vois donc la fin et le règlement du conflit du Koweit comme un défi à relever : le Conseil de sécurité sera-t-il en mesure de prolonger et développer l'action cohérente entreprise depuis le 2 août ? Nous nous trouvons à un tournant.\
Reste la question que vous posez à propos des Etats membres de la Communauté européenne qui n'appartiennent pas au Conseil de sécurité. Je rappellerai à ce propos l'orientation définie par l'Acte unique de Luxembourg qui prévoit précisément que les pays des douze membres du Conseil de sécurité "tiennent pleinement compte des positions convenues dans le cadre de la coopération politique européenne". Plusieurs pays membres des Douze se sont activement engagés dans la crise, et ce dans le cadre de l'UEO. Dans les semaines qui viennent, l'Europe des douze devra prendre position sur le règlement de paix, et proposer un cadre pour l'action des Nations unies.
- Les Douze ont donc le moyen d'agir, directement ou indirectement. Doivent-ils s'engager plus activement encore, aux Nations unies, voire autrement ? Il faut en débattre dans le cadre de conférences intergouvernementales sur l'union politique.
- Quant au siège permanent dont dispose la France au Conseil de sécurité, il n'est pas à l'encan ! Et je m'étonne qu'abordant ce sujet certains songent d'abord à écarter la France ! Bien entendu, celle-ci s'y refusera. Si la composition du Conseil de sécurité doit être modifiée, surtout après la naissance de l'Europe politique, nous pourrons examiner entre nous la meilleure méthode pour que celle-ci soit justement, équitablement représentée autrement que par soustraction.\
QUESTION.- Dans le domaine économique, la France a moins d'influence internationale que l'Allemagne, par le seul fait déjà que récemment, l'Allemagne est devenue beaucoup plus grande. A propos de cette influence moins importante, quelle est votre opinion ?
- LE PRESIDENT.- Croyez-vous vraiment que l'on gagne à s'enfermer dans ce genre de considérations mécaniques alors même que le monde contemporain et les transformations présentes de l'Europe montrent comment, chaque jour, les échanges se diversifient, comment les opportunités se multiplient pour tout le monde ? Quelle vision réductrice ! Quel doute implicite sur soi-même ! Faudrait-il tenir ce raisonnement pour les relations franco-néerlandaises ? Il m'en garderait bien, et ma démarche est exactement inverse de celle que semble suggérer votre question.
- La France et l'Allemange ont choisi il y a maintenant quarante ans de mettre fin à une querelle séculaire, et c'est une donnée majeure de notre temps. Quelqu'un souhaite-t-il raviver l'antagonisme ? Il n'y parviendrait pas. La volonté des peuples a ratifié le courage des pionniers et conforté la détermination des gouvernements. Plus encore, je crois que l'unification de l'Allemagne va donner une nouvelle dimension à la coopération franco-allemande. Je m'y emploie avec le Chancelier Kohl, et je crois que cela commence à se voir.
- Je sais bien que votre question était d'ordre économique, mais tout est lié, et l'on ne peut traiter cet aspect sans voir le reste.
- Venons-en aux données de fait. La France, économiquement, se porte bien et fait des progrès chaque jour. Rien n'est écrit d'avance. Et nous avons foi dans nos destinées. Nos exportations vers l'Allemagne progressent de 10 % par an depuis deux ans, alors que nos importations stagnent à peu près. Dans le même temps, le flux net de nos investissements en RFA double chaque année depuis deux ans. Pour dire l'essentiel, je constate que l'unification se traduit par une interpénétration accrue des économies, et je crois que ce fait objectif, et excellent, est la réponse la plus appropriée à votre question. Chacun a ses atouts et doit les développer £ construire l'Europe, c'est les partager.\
QUESTION.- Même si l'Union soviétique passe en ce moment par une période de crise économique et politique, elle est toujours une superpuissance nucléaire, qui est à même de menacer l'Europe occidentale. En même temps, les Etats-Unis retireront probablement de l'Europe une partie de leurs effectifs et de leur matériel. Compte tenu de ces deux réalités, la France jouera-t-elle un rôle plus prononcé dans la politique de sécurité de l'Europe occidentale, par exemple en participant à la coopération intégrée dans une OTAN qui est moins qu'avant prédominée par les Etats-Unis ?
- LE PRESIDENT.- L'Union soviétique conserve, en effet, un arsenal militaire considérable aussi bien nucléaire que conventionnel à peine entamé pour l'heure par les débuts du désarmement. Pour cette raison, entre autres, il est raisonnable que les Etats d'Europe occidentale poursuivent un effort de défense sérieux et maintiennent avec les Etats-Unis et le Canada l'Alliance atlantique. En même temps celle-ci doit s'adapter aux nouvelles réalités comme il a été décidé au sommet de Londres car son organisation ne pourra plus être tout à fait la même qu'avant.
- Parallèlement, les douze pays de la Communauté européenne ont entrepris de préparer dans le cadre de leur future union politique, une politique extérieure et de sécurité commune. Des propositions précises ont été faites à ce sujet. La discussion est maintenant bien engagée et il faut s'en réjouir. Je suis convaincu qu'avec de la bonne volonté nous arriverons à concevoir une capacité européenne, en matière de sécurité et de défense cohérente, complémentaire d'une Alliance atlantique elle-même modernisée.\
QUESTION.- Combien d'années encore les pays limitrophes de la France accepteront-ils que la France dispose d'armes nucléaires de courte portée ?
- LE PRESIDENT.- Votre question est posée de façon bien comminatoire et je ne vois pas qui aurait à "accepter" ou "refuser" notre stratégie de défense. Au demeurant, la France n'est pas le seul pays d'Europe qui dispose d'armes nucléaires à courte portée. Plusieur pays d'Europe voisins de la France en possèdent, certains en beaucoup plus grand nombre que la France et cela depuis environ quarante ans.
- Compte tenu des incertitudes qui pèsent sur l'évolution à venir de l'Europe et du monde en général, la France estime nécessaire de conserver une dissuasion crédible tout en encourageant la réduction équilibrée des armements nucléaires des Etats-Unis et de l'URSS. Cela implique, pour la France, de posséder des armes stratégiques et, d'autre part, des armes "d'ultime avertissement", lesquelles ne sont pas nécessairement, comme je l'ai dit en 1987 en RFA, des armes nucléaires à courte portée.\
QUESTION.- Pour beaucoup de Néerlandais la grandeur qui entoure, si j'ose dire, votre cour, a un caractère quelque peu atavique. Est-ce que cela vous étonne ?
- LE PRESIDENT.- Ma cour ? Je n'en ai pas. Et notre protocole n'est pas aussi strict que le vôtre. En qualité de chef d'Etat d'un vieux pays républicain, j'observe nos règles traditionnelles. Pas davantage. Venez me voir, vous serez étonné de la manière dont les choses se passent chez nous et vous serez vous-même choqué par votre question d'aujourd'hui.\