20 janvier 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'unité européenne et sur l'action et la personnalité de M. Willy Brandt, Bonn le 20 janvier 1989.

Mesdames,
- Messieurs,
- Je vous remercie d'avoir eu cette excellente idée de réunir autour de vous et de Willy Brandt, celles et ceux qui, au cours de sa vie, ont marqué la vie politique de l'Allemagne et la vie politique de l'Europe, sans oublier quelques autres venus de plus loin et que nous rencontrions souvent au sein de l'Internationale socialiste.
- C'était une grande idée, elle est réalisée. Je puis dire que bien peu de responsables, comme vous, monsieur le Président, auraient pu réussir une entreprise de cette sorte, tant sont vives les passions à l'intérieur de chacun de nos pays démocratiques, tant sont rudes les compétitions internationales. Faire qu'un jour - un jour béni et paisible entre tous - un homme de courage et de conviction comme Willy Brandt puisse être célébré par ceux qui sont ici et combien d'autres dans le monde autour de vous - je le répète monsieur le Président - c'est un symbole. Un symbole qui apporte beaucoup à la réalité internationale que nous sommes en train de construire. Je tiens donc à vous en remercier, comme le ferait à ma place chacun de vos invités.
- Cher Willy Brandt, nous nous connaissons depuis pas mal d'années, peut-être un peu trop. Les années passent et ne nous sont pas rendues. J'ai glané au cours de ces années, comme d'autres dans d'autres rendez-vous, toute une série d'impressions et de souvenirs qui sont présents à mon esprit. S'agissant de votre rôle dans la politique mondiale, faut-il rappeler que vous fûtes l'instigateur et le dirigeant d'une commission ou d'un groupe très important pour le développement, la relation entre le Nord et le Sud.
- Je sais bien que beaucoup d'aspects de votre personnalité pourraient être ici rappelés. Mais il me semble important de mettre l'accent sur vos efforts pour renforcer les liens encore ténus des pays appartenant à la Communauté. Ils étaient six, ce n'était pas facile £ ils sont douze, c'est moins facile encore. Je me souviens des conversations que nous avons eues, où votre préoccupation était celle-ci : comment changer le destin de l'Europe en donnant à la Communauté un contenu, une substance, une réalité historique désormais indestructible ?
- Cela, c'était pour le premier temps. Et dans un deuxième temps, ce que l'on a appelé l'"Ostpolitik" c'est-à-dire le regard porté vers l'autre Europe. Regard porté sur l'autre Europe avec d'autant plus d'assurance qu'il ne s'agissait pas d'une fausse direction parce que bien appuyé sur l'Europe où nous sommes, nous, les occidentaux. Cette double direction m'est toujours apparue comme complémentaire et non pas contradictoire. Il me semble que c'est peut-être la plus grande idée qui nous est venue de vous, Willy Brandt. Vous vous souvenez bien que dans les premiers temps, cela paraissait presque sacrilège, impossible. On ne pouvait pas faire cela sans détruire ceci. Eh bien non, ce n'était pas vrai. Je crois même que vous avez devancé votre temps, car à l'époque vous vous exprimiez en tant qu'Allemand. On ne pouvait encore exactement imaginer ce qui se passerait quelques années plus tard en Union soviétique. Vous y avez préparé les esprits, vous avez suscité bien des doutes, bien des critiques, vous avez subi bien des combats, mais vous avez apporté à l'Europe une idée neuve. Cette idée est celle qui dominera et la fin de ce siècle et le début de l'autre.\
Une grande idée, c'est toujours celle qui va vers l'unité. Nous avons recherché, nous continuons de rechercher l'unité de notre Europe, là, celle où nous sommes, je parle en tant que Français à un Allemand, mais aussi l'unité de L'Europe tout entière. M. Gorbatchev m'a parlé comme à quelques autres de la maison commune. Je lui disais : "Comme vous avez raison ". Mais dans une maison commune, il ne peut y avoir des locataires installés définitivement à la cave tandis que d'autres occuperaient les salons où pénètre la lumière et où réside le confort. Puis elle doit être meublée cette maison, il faut un contenu. Willy Brandt, vous avez apporté déjà le premier contenu de l'Europe de demain qui ne se fera qu'à la condition de ne pas nier, ni renier celle d'aujourd'hui. Bref, je le répète vous avez précédé le siècle. Peut-on dire cela de beaucoup de responsables politiques dans une génération ?
- J'en termine. Un jour j'avais envie de visiter le petit village où j'avais été prisonnier de guerre en Allemagne. Alors j'ai téléphoné à Willy Brandt qui m'a dit : "Eh bien, je vous accompagne". Nous avons organisé une équipée en voiture, en automobile, partant de la Thuringe, en République démocratique allemande pour aller jusqu'aux environs de la frontière suisse, près de Safaussen. Lorsque nous étions dans cette Allemagne dite de l'Est, je me suis aperçu que, venant de mon pays, la France, les regards allemands n'étaient pas exercés à me distinguer parmi les voyageurs. Mais Willy Brandt, impossible de retenir la population du coin, on s'agglutinait, on s'entassait, on se disputait pour lui serrer la main. Je me suis un moment écarté de ce spectacle pour mieux le contempler. Willy Brandt, tous les Allemands se reconnaissaient en lui et dans son message. Je suppose que c'est une excellente chose qu'aucun des dirigeants principaux de la République démocratique allemande ne fût à cet endroit, ils auraient pris le risque d'être ignorés de leur propre foule au bénéfice de Willy Brandt. Ce sont des expériences à ne pas faire. Nous avons, comme cela, pendant quelques 600 km, voyagé, devisé, parlé, rêvé. C'est un souvenir que je n'oublie pas parce que moi-même, après plus de 40 ans de responsabilités politiques, je puis tracer quelques traits essentiels de l'histoire que j'ai vécue et quelques hommes qui jalonnent cet itinéraire. Il en est peu qui autant que Willy Brandt m'aient inspiré autant d'estime et d'affection.\