3 janvier 1985 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la présentation des voeux du corps diplomatique, Paris, Palais de l'Élysée, jeudi 3 janvier 1985.

Monsieur le Nonce,
- Laissez-moi d'abord vous remercier. C'est en effet, un dialogue commencé il y a quelques années et qui se poursuit en cette occasion.
- Occasion d'une année nouvelle qui permet de s'arrêter un moment, de considérer les mois passés, de préparer les mois à venir et de les préparer d'abord dans l'esprit, c'est-à-dire de les imaginer, tels que nous souhaiterions qu'ils fussent.
- Exercice très utile, très utile pour toute vie personnelle, que celui-ci : l'arrêt, la réflexion, le tour d'horizon, réfléchir un moment pour considérer le monde. C'est ce que nous faisons ce soir et je m'en réjouis d'autant plus que cela me fournit l'occasion de vous rencontrer, mesdames et messieurs. Non seulement vos personnes, mais aussi ce que vous représentez : Souverains, Présidents, Collège directorial, mais aussi et surtout les peuples.
- Je ne ferai pas, mesdames et messieurs, d'examen général des affaires, cela nous conduirait trop loin. Simplement quelques réflexions à voix haute.
- Après avoir dit à M. le Nonce à quel point j'étais sensible et la France avec moi, à sa personne et à ses propos, après lui avoir dit que je lui serais reconnaissant de transmettre à Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II nos sentiments et l'expression de notre respect, il m'est impossible, cela va de soi, d'entrer vis-à-vis de vous, mesdames et messieurs, dans l'examen particulier des relations que mon pays entretient avec les vôtres.\
Si l'on raisonne par grandes entités, je dirai que mes voeux iront, je ne dirai pas d'abord, mais en premier lieu, pour la commodité et la chronologie du discours, à celles et à ceux d'entre vous qui représentent la Communauté de l'Europe `CEE`. Après que j'eusse exprimé il y a quelques instants aux pays liés particulièrement à la France par des accords privilégiés, les sentiments que nous éprouvions à leur égard, particulièrement dans un ensemble qui dépasse l'Afrique certes, mais qui se trouve plus spécifiquement encore en Afrique. Revenant à la Communauté de l'Europe, j'exprime le souhait que les liens tissés entre les Dix pays qui sont membres de la Communauté économique européenne se renforcent. Ces pays le savent, la France espère que chacun d'entre eux prendra conscience de l'importance de l'-entreprise.
- Nos pays sont depuis longtemps installés dans la vie politique internationale. Ils ont subi plus que d'autres les effets de la guerre mondiale, ils connaissent les dommages de la crise économique et monétaire et ils ont compris depuis longtemps, en tout cas depuis la deuxième guerre, que leur union était pour chacun d'entre eux une nécessité et une assurance de force et de grandeur sur la surface de la planète.
- Je souhaite très vivement que l'Espagne et le Portugal puissent rejoindre cette Communauté dans les mois qui viennent. Pour cela les relations diplomatiques ont normalement fonctionné, les échanges de vues ont eu lieu, on peut s'estimer désormais engagé dans cette direction. Je tiens à dire à quel point la France s'en satisfait. Comme toute -entreprise humaine, elle se rend compte de ses imperfections, mais rassemble des peuples, hier encore adversaires, parfois même ennemis et toujours concurrents, ce n'est pas une -entreprise aisée. Elle exige beaucoup de sens civique et une certaine perception des stratégies mondiales.
- Mais réduire l'Europe à cette Communauté aussi grande qu'elle soit, ne répondrait pas à la question posée. L'Europe c'est bien d'autres pays, des pays voisins de la France avec lesquels je me suis attaché à recréer des relations plus vivantes, plus actives, plus présentes. C'est étrange comme la France semblait ignorer ce que la géographie et l'histoire ont placé à ses côtés.\
Mais l'Europe c'est encore d'autres pays et je souhaite fortement qu'entre l'Est et l'Ouest de l'Europe, pour simplifier les délimitations géographiques, - elles ne sont jamais très exactes - là où il existe deux systèmes politiques, économiques, sociaux différents, que ces deux parties de l'Europe ne manquent jamais d'occasion de rapprocher leurs vues. Vous savez que la France attache beaucoup d'importance à la préservation des liens qui se sont créés, quelque analyse que l'on en fasse, autour d'Helsinki, puisqu'il s'agit là d'un lieu où tous les pays de l'Europe peuvent se rencontrer. Pourquoi s'y refuser ? Et puisqu'il y a si peu d'endroits où l'on puisse encore parler de détente et de paix, utilisons pleinement les moyens qui nous sont offerts.
- Qu'on me pardonne si je me suis attardé sur l'Europe, c'est le continent où se trouve mon pays, mais ce continent est lui-même solidaire des autres, relié à l'Afrique, à l'Asie par la Méditerranée. Cela suppose que la France se préoccupe très particulièrement des problèmes posés dans cette zone. Ses problèmes sont différents qu'il s'agisse de l'Est ou de l'Ouest de cette mer, mais ils sont liés et, dans notre histoire, à nous Français, ils sont également importants. C'est une zone souvent tourmentée, non seulement par la -nature du sol, par le feu de la terre qui apparait souvent, mais par les passions des hommes. Mais c'est une terre où la culture, toutes les richesses de la poésie, de l'imagination et de la grandeur, se sont bien souvent retrouvées.\
Si je vais plus loin, rassemblant les termes presque usés à force d'avoir été dits, j'évoquerai les relations Est-Ouest et les relations Nord-Sud. Je souhaite que les rencontres prévues dans quatre jours entre les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique puissent permettre d'enclencher enfin solidement un processus de désarmement au niveau le plus bas possible.
- D'autres pays, comme le mien, sont intéressés par la -nature de ce désarmement, je pense en particulier aux autres puissances nucléaires dont nous sommes. Mais il va de soi que la disproportion des forces en ce domaine exige que les deux plus grandes puissances du monde trouvent un terrain d'entente. C'est déjà fort important qu'elles discutent. Ce moyen ne serait pas suffisant, on s'en doute et on l'a vu dans le passé. Cela implique de part et d'autre vigilance, simultanéité, contrôle, concomitance. Mais cela exige aussi la perception très claire des responsabilités mondiales assumées par ces grands pays.
- Nous avons pour l'un et pour l'autre des sentiments que l'histoire a forgés. Nous appartenons à une alliance avec les Etats-Unis d'Amérique et bien d'autres mais nous n'oublions jamais que nous sommes Européens et que l'histoire de ces derniers siècles nous a le plus souvent réuni avec le peuple russe et que cela a créé une réalité qui n'est jamais absente de mon esprit. La France loyale à l'égard des ses alliés prétend, est-ce un défaut, à l'universalité et elle se tient à ce thème toujours autant qu'il est possible.\
Il peut y avoir des hiérarchies dans les choix, il ne peut pas y avoir pour un pays comme la France d'exclusion dès lors qu'un pays et qu'un peuple participent éminemment, et ils sont nombreux dans ce cas, à l'histoire du monde. Mais vraiment ce fameux dialogue Est-Ouest, que l'on pourrait plus souvent appeler confrontation, prend souvent toute la place alors que des milliards d'êtres humains seront à la fin de ce siècle en péril de mort, en tout cas de destruction intime, de désagrégation, si des puissances économiquement plus avancées ne prennent pas l'exacte mesure du rôle qui leur est dévolu.
- A cet égard, et je m'adresse à vous, mesdames et messieurs qui représentez les pays communément appelés du tiers monde, (même si cette définition a besoin elle aussi d'être corrigée, car à l'intérieur de ce tiers monde, que de situations différentes). Chacun doit affirmer son identité qui présuppose sa souveraineté et donc l'exercice de son indépendance dans la plénitude de ses droits. Cela c'est la base-même du droit international.
- Mais si, après cette belle définition, tant de pays se trouvent hors d'-état d'assurer leur propre existence parce qu'ils sont à la fois soumis à des conditions climatiques ou du sol plus difficiles que d'autres et si de plus ils sont de jour en jour bouleversés par les conditions créées par les pays les plus puissants ou les plus riches qu'un simple mouvement d'humeur ou de spéculation met en situation de déformer ou de détruire les économies si difficilement construites par des peuples courageux, alors c'est une grande injustice et la France se sent très proche de tous ces peuples et va disant partout, sur toutes les tribunes, comme je le fais ce soir, que cette injustice doit cesser. Ce qui n'exclut pas, cela va de soi, qu'un effort considérable soit accompli par ces peuples eux-mêmes pour assurer leur propre redressement, mais je sais qu'ils ne le récusent pas.
- C'est un appel que j'adresse, au-delà de vos personnes, mesdames et messieurs, au monde et particulièrement au monde industriel. Chaque pays doit être mis en mesure d'assurer par lui-même son autosuffisance alimentaire. Ce sera difficile : raison de plus pour commencer sans tarder. Chaque pays doit être mis en mesure de disposer, s'il le peut, des moyens énergétiques et, en tout cas, de se procurer l'énergie dont il a besoin à l'extérieur, dans des conditions raisonnables. Chaque pays doit se sentir protégé dans la production de ses matières premières. Chaque pays doit se sentir à l'abri des fluctuations spéculatives de l'ordre monétaire. Bien d'autres conditions devraient être exigibles. Mais, si l'on s'en tenait là, quel progrès, mesdames et messieurs .. L'aide ou les aides multilatérales, internationales et les aides bilatérales doivent être harmonieusement complétées, les unes ne vont pas sans les autres. Les aides purement bilatérales créent une nouvelle relation de puissance ou de force, les aides multilatérales risquent de se dissiper dans les brumes et de n'obéir à aucune règle stricte. Mais il existe pour cela des institutions internationales qui peuvent y veiller. L'heureuse combinaison de ces deux formes d'aides est la réponse utile à l'angoisse des peuples qui souffrent.\
Et puisque je parle de la France, que de fois ai-je dit : nous vivons sur une planète rétrécie, mesdames et messieurs. Depuis mon enfance, je parle donc au nom de ceux de ma génération, que de transformation .. Et je vous recommande, mesdames et messieurs, de prendre plus souvent le Concorde `avion` pour vous en rendre compte.
- Vous vous rendrez compte que le bout du monde est de l'autre côté de la porte. Alors, où sont nos solidarités, comment pourrais-je parler du monde, ce soir, et m'en tenir aux quelques définitions que j'ai proposées à l'instant ? Comment oublierais-je l'immense Asie, les amitiés, les intérêts que mon pays possède sur ce continent. La puissance et le nombre des peuples qui y vivent, leur antique culture, leur apport irremplaçable à la civilisation, et puis les centres de puissance économique qui s'y développent à grande allure. Que ceux d'entre vous qui représentent ce continent, dans sa diversité, sachent que ce serait une fausse vue des -rapports de force internationaux que de ne pas placer au premier rang, la présence, la réalité et le développement des pays de ce continent.
- Que de fois nous sommes pris à la gorge par les questions qui, traversant les océans occidentaux, viennent d'Amérique latine jusqu'à nous, les inspirations des peuples à vivre toujours plus libres, à s'assumer eux-mêmes, répétant le geste de nos pays d'Europe dans les années fameuses qui remplirent la moitié du 19ème siècle. Etre soi-même, disposer de moi-même dans un Etat intérieur, sans vouloir, en quoi que ce soit, imposer aux autres les concepts qui sont propres à certains pays d'Occident, autour des thèmes de la démocratie, tels que nous les concevons. Non, il ne s'agit pas d'imposer cela, mais chacun comprend ce que je veux dire. C'est-à-dire que l'homme peut vivre assuré de ses droits essentiels. Je forme des voeux pour que s'élargissent de plus en plus les zones où la -nature des choses permettront aux droits de l'homme, qui sont partout les mêmes, de s'affirmer.
- Et à l'autre bout, là-bas, aux antipodes `Nouvelle-Calédonie`, la France a ses propres préoccupations, vous le savez. Nous voyons naître de nouvelles sociétés civiles, elles-mêmes fondées sur des civilisations ancestrales auxquelles nous attachons d'autant plus d'importance que la France a eu la chance, et elle l'a toujours et continuera de l'avoir d'être, par bien des aspects, présente, intimement mêlée à la vie d'au-delà, l'Océan indien, l'Océan pacifique.\
Quand on pense, mesdames et messieurs, aux dimensions qu'implique désormais l'espace au-dessus de nos têtes, les océans, la connaissance que les savants nous en donnent, ce que les techniciens nous offrent comme moyen de parvenir à la connaissance directe, ce qui nous fut révélé par la science et aux problèmes internationaux qui naissent à partir de ces données, comment ne pas être impressionné, comment ne pas ressentir la nécessité d'un droit international affiné et affermi dans chacun de ces domaines à la fois pour la protection et la survie de l'humanité, de l'extrême prudence avec laquelle il faut aborder les problèmes de l'espace pacifique comme des richesses contenues au fond des mers et sur la surface des mers, apanage dans les temps passés de quelques peuples audacieux mais désormais à la portée de tous.\
Je ne veux pas faire une description plus générale, m'attarder maintenant dans des cas particuliers. Nous sommes trop nombreux ici puisque nous avons la chance à Paris d'avoir la représentation diplomatique et constitutionnelle de très nombreux pays. Impossible de s'attarder sur chaque problème pourtant si intéressant à traiter lorsque j'ai l'occasion, mesdames et messieurs, de vous rencontrer lors de votre arrivée en poste, quelquefois lors de votre départ ou bien lorsque j'ai l'occasion de me rendre dans vos pays. J'en tire toujours beaucoup de leçons et je suis heureux de vous dire que Paris et la France se veulent accueillants pour vous, pour que votre vie personnelle y soit aussi heureuse qu'il est possible, aussi équilibrée, que vous trouviez des satisfactions de carrière, pour mieux servir encore votre pays et en même temps que des satisfactions familiales, ou amicales. Paris est une ville que chacun d'entre nous s'efforce de faire plus belle et plus agréable à vivre.
- Nous sommes un pays habitué par une histoire déjà longue à l'échange international. Mon pays est un pays qui attirait le meilleur et qui continuera de le faire, des apports extérieurs. Mon peuple est un peuple qui a beaucoup reçu des autres et de l'apport humain des autres. Il convient de perpétuer cette tradition. La France doit être hospitalière. J'espère qu'elle l'est pour vous .. J'espère qu'elle le sera de plus en plus pour vos ressortissants.
- En tout cas la responsabilité du gouvernement de la République française et celle du Président de la République sont engagées pour que notre peuple connaisse une diversité capable, car tel est le miracle réalisé à chaque génération sur cette terre généreuse, de se fondre dans un personnalité nationale qui demeure. Permettez-moi de vous parler un instant, avec recueil de mon pays qui représente, je le crois, une réussite humaine.
- Merci monsieur le Nonce, merci mesdames et messieurs de vos voeux. Je les transmettrai au peuple français et je vous demande d'en faire autant. C'est-à-dire que j'aimerais que vos peuples, après naturellement vos gouvernants, fussent informés de ce souhait exprimé par la France. La France se veut l'amie de tous, elle n'est pas l'amie de tous, elle peut devenir l'amie de tous et de chacun dès lors que l'on parle clairement et que les idéaux se rejoignent mais elle n'est l'adversaire de personne.
- Voilà, monsieur le Nonce, mesdames et messieurs quelques réflexions comme il m'arrive de le faire devant vous. Maintenant l'heure est de rompre ces rangs que l'officialité vous a contraint de tenir depuis quelque trois quart heures et de rester un moment ensemble pour lever notre verre à la santé de l'année 1985, longue vie, bonheur et prospérité mesdames et messieurs.\