31 août 1982 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision grecque, notamment sur les relations de la France avec la Grèce et les Pays méditerranéens, le Proche-Orient, Paris, mardi 31 août 1982.

QUESTION.- Monsieur le Président, à la veille de votre première visite officielle en Grèce, quelle est l'appréciation globale que vous portez sur les relations existantes entre Paris et Athènes ?
- LE PRESIDENT.- Ce sont de bonnes relations et ce sont des relations confiantes. A travers les dernières années, j'ai toujours tenu, personnellement, à préserver la qualité des relations entre la Grèce et la France, dans la mesure de mon pouvoir. Elu Président de la République, j'ai cherché à approfondir ces liens et je dois dire que je n'ai qu'à me réjouir de l'ensemble des dispositions prises par les dirigeants grecs à l'égard de la France, quelle que soit l'opinion qu'on ait sur tel ou tel aspect de la politique étrangère, la politique intérieure n'est pas de mon ressort. Nous avons essentiellement préservé, même peut-être accru, des relations particulières, solides. Et je profite de votre question pour en remercier les dirigeants grecs et pour m'adresser au peuple de Grèce pour lui dire la joie que j'ai d'être son hôte dans quelques jours.\
QUESTION.- Pensez-vous que ces bonnes relations bilatérales pourraient se développer davantage encore, du fait que les affaires de ces deux pays sont gérées par des socialistes ? De quelle manière et dans quels domaines plus précisément ?
- LE PRESIDENT.- Je ne fais pas intervenir mes convictions personnelles dans les relations de la France avec un pays étranger, fût-il ami, comme c'est le cas et quelle que soit la -nature du gouvernement de la Grèce. Et j'entends que la France et la Grèce continuent comme si souvent dans le passé à être deux pays très proches l'un de l'autre. Bien entendu, le fait que j'assume une responsabilité politique dans-le-cadre d'une majorité parlementaire absolue socialiste, le fait que j'aie moi-même rempli des fonctions à la tête du Parti socialiste `PS` français, permet peut-être une appréhension, une compréhension, des affinités particulières avec ceux qui gouvernent aujourd'hui la Grèce autour de M. Papandréou, avec lequel j'entretiens de plus des relations personnelles très fortes.
- En quoi puis-je attendre une amélioration de ces relations ? Nos échanges au fond pourraient être plus nombreux, plus féconds, quoique j'aie constaté au-cours de cette dernière année, toujours une meilleure compréhension, c'est-à-dire la multiplication des contacts, des conversations. Nombreux sont les ministres français qui se sont rendus en Grèce et je recevrai toujours avec plaisir les personnalités grecques qui viendront à Paris. Je crois vraiment que sur-le-plan de l'Europe par exemple, nous nous sommes très bien rencontrés, nous avons généralement épousé les mêmes thèmes, même si la situation de la Grèce et la situation de la France impliquaient sur certains sujets des positions qui ne pouvaient être confondues entre la Grèce et la France. Ma visite a pour objet précisément de resserrer ces liens, à multiplier ces échanges. Je n'y vais pas dans une intention commerciale, mais enfin je crois que nos deux pays peuvent utilement contribuer à lutter contre la crise qui nous frappe l'un et l'autre.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la France et la Grèce font partie justement de l'Europe dont vous venez de parler, mais aussi de la Méditerranée, deux entités complémentaires certes mais aussi contradictoires, ayant chacune ses propres problèmes. Dans-ce-cadre, comment voyez-vous que puissent se développer les relations franco - helléniques et par quels moyens dans le domaine tant politique qu'économique évidemment et du maintien de la paix, de la -défense contre toute agression ?
- LE PRESIDENT.- La Méditerranée a été un puissant trait d'union entre la Grèce et la France. Et dans une époque tout-à-fait récente encore je me souviens d'avoir organisé ou avoir participé à des manifestations qui ont permis de réunir des représentants de la Grèce littéraire, artistique, philosophique, des dirigeants politiques aussi. Dans de très nombreuses circonstances, une idée, une certaine appréhension de la Méditerranée s'est développée au travers de ces relations : récemment encore, je me souviens d'un échange de vue à Saint-Maximin, je me souviens d'un autre à Marseille. Plusieurs ministres français dont le ministre de la culture `Jack Lang` ont participé à des manifestations du même ordre en Grèce. Bref, le thème de la Méditerranée est pour nous un thème d'actualité. Alors, ensuite, ça ne suffit pas d'avoir une grande idée, idée générale, il faut, comme vous me le demandiez tout à l'heure, préciser. C'est vrai que nous sommes aux deux bouts de la Méditerranée occidentale, orientale.\
`Suite réponse ` La France et la Grèce dans la Méditerranée` La Grèce a, en-raison de sa situation géographique, vous savez la géographie commande souvent en politique, une approche tout à fait personnelle des problèmes qui se posent dans cette partie de la Méditerranée, notamment à propos de la guerre du Liban, comme à propos des problèmes israélo - arabes, de même qu'elle a une situation un peu particulière par-rapport à la Turquie ou par-rapport aux problèmes de Chypre. Tous ces problèmes intéressent la France aussi. Et c'est vrai que pour nous, le trait d'union méditerranéen est souvent Nord - Sud, mais rarement Ouest - Est, c'est-à-dire que nous avons une vue que l'histoire a forgée, qui va vers l'Afrique du Nord arabe, pour, traversant les déserts, aller vers l'Afrique noire. Cela dit, étant entendu que la dimension de la Méditerranée doit être observée dans toute son ampleur, je crois vraiment que nos deux pays peuvent, sur-le-plan de la civilisation, de la culture, sur-le-plan de la politique, dans le bon sens du terme, disons sur-le-plan des échanges commerciaux avec l'ensemble des pays qui n'appartiennent pas au marché commun de la Communauté économique `CEE`, peuvent avoir une démarche qui déjà s'est affirmée commune. Je citerai en-particulier l'attitude qu'ont eue nos deux délégations lors des réunions européennes de Londres et de Bruxelles dans la -défense des produits méditerranéens qui ont commencé de voir se dessiner une protection européenne, après que pendant des années, des produits de l'Europe du Nord, aient été privilégiés. Tout cela est dû certainement à la présence de la Grèce dans le Marché commun et en fait qu'elle a trouvé un -concours dans des pays comme la France ou l'Italie. Bon, bien, la Méditerranée c'est vrai, c'est en plus de la culture héritée au travers des derniers millénaires, la Méditerranée c'est la zone sensible qui rend présente et vivante l'amitié entre nos deux peuples.\
QUESTION.- Pour en revenir à l'Europe, l'Europe vous donne-t-elle l'impression de progresser véritablement vers le but qu'elle s'était fixé de devenir une entité économique et politique autonome ? Pensez-vous qu'elle puisse aussi progresser sur la voie de sa propre défense, que beaucoup considèrent indispensable à l'affirmation de son identité, et jusqu'à quel point ?
- LE PRESIDENT.- Si je voulais dire d'un mot ma pensée, je dirais que ce serait souhaitable. De là à affirmer que cela est probable, voir l'Europe se doter d'une personnalité politique capable d'assumer bien des aspects, notamment celui de la défense, ce serait sans doute une vue hâtive. L'Europe pour l'instant n'avance pas et c'est ce que je redoute pour elle, en-raison de cette vieille affirmation proverbiale "qui n'avance pas recule" et c'est vrai que les intérêts nationaux prennent le pas le plus souvent sur l'utilité d'une Europe capable de donner une dimension politique à sa réalité commerciale, la première puissance commerciale du monde. Dans d'autres domaines il serait possible de resserrer nos liens, pas forcément de la même façon, on peut imaginer une Europe à plusieurs vitesses comme ont dit certains avant moi ou à géométrie variable, c'est-à-dire ayant des accords entre tels et tels pays, pas forcément les Dix, à l'intérieur de la Communauté `CEE`, mais aussi des accords de certains pays de la Communauté avec des pays qui n'appartiennent pas à la Communauté, tout ceci d'un commun accord, les Dix participant d'une façon ou d'une autre à ces constructions. Mais, là-dessus, j'aperçois beaucoup de timidité, nombreux sont les pays d'Europe qui obéissent à des attractions plus puissantes que celles de l'Europe. Je le regrette pour ma part et je m'efforcerai de donner dans la mesure de mon pouvoir plus d'unité à la Communauté des Dix. Avoir des conceptions ouvertes et le cas échéant audacieuses dans les -rapports avec l'Ouest, les -rapports avec l'Est. Quant à une défense on peut, on doit imaginer le moment où l'Europe sera capable d'être indépendante et non pas dépendante de l'un ou l'autre bloc et de ce point de vue la puissance militaire est un élément naturellement indispensable. Mais je crois qu'il faut raisonner avec son temps. Nous sommes encore dans l'époque qui suit l'immédiate après-guerre, la deuxième guerre mondiale, vous en connaissez les conditions, elles ne permettent pas d'aller trop vite dans ce raisonnement.\
QUESTION.- Dans plusieurs domaines, monsieur le Président, économique, monétaire, militaire, de sérieuses divergences existent entre l'Europe et les Etats-Unis. Beaucoup pensent qu'elles sont l'expression d'une crise réelle dans les relations. Partagez-vous cette analyse, et quelles sont d'après vous la cause profonde de ce phénomène ?
- LE PRESIDENT.- Les intérêts sont différents et il y a des -rapports de puissances. Ces intérêts différents et ces -rapports de puissances contrarient l'élément principal qui reste tout de même que c'est une alliance `Alliance atlantique` et une alliance solide. A l'intérieur de cette alliance les compétitions sont trop vives et il est vrai que les Etats-Unis d'Amérique - ils l'ont montré dans plusieurs affaires comme celle du gazoduc soviétique `URSS` en-particulier -, ont tendance à raisonner comme si l'Europe n'avait pas de vocation, n'avait pas de personnalité, comme si elle devait automatiquement suivre des décisions, sur lesquelles d'ailleurs elle n'est pas consultée. Mais tout ceci doit être progressivement ajusté et pour ajuster ces différends, il faut dialoguer. C'est pourquoi, pour ce qui me concerne, j'ai toujours préféré avoir un langage direct, notamment avec le président Reagan, sachant que c'est surtout la cohésion qui doit l'emporter sur la division.\
QUESTION.- Et pour terminer, monsieur le Président, puis-je vous poser une dernière question. Après le départ de Beyrouth des combattants de l'OLP et leur transfert dans des différents pays arabes, qu'elles sont d'après vous maintenant les conditions politiques nécessaires pour que prenne fin le très douloureux conflit du Proche-Orient et que la paix puisse s'instaurer définitivement dans ces régions du monde ?
- LE PRESIDENT.- Quelques principes simples qui n'ont guère avancé. Les Etats de la région doivent être respectés, couverts qu'ils doivent être ou qu'ils devaient être par le droit international dont l'évolution est assurée par les diverses résolutions de l'Organisation des Nations unies `ONU`. Chaque Etat doit être respecté, donc reconnu, garanti dans ses frontières, dans son intégrité. Tel n'est pas le cas, ou tel n'a pas été le cas jusqu'ici depuis quelques années du Liban. Des menaces pèsent ou ont pesé sur Israel et ce ne sont pas les seuls pays en cause. Mais les peuples aussi, les peuples doivent disposer d'une terre qui s'appelle tout simplement leur patrie et à l'intérieur de laquelle ils sont en droit de fonder les structures de leurs choix, de vivre comme ils ont envie de vivre avec une personnalité propre dans le concert des nations.
- C'est le cas posé aux Palestiniens. La difficulté est très grande puisque la revendication porte sur des terres disputées au travers de l'histoire, puisque la religion, la philosophie, tout cela crée, à l'intérieur d'un petit pays qui a tant marqué nos consciences et notre culture, des affrontements que nul ne peut prétendre dominer comme par enchantement. Mais chaque peuple a droit a une patrie et quand on aura reconnu à chaque Etat, reconnu par la société internationale, comme l'Etat d'Israel, comme l'Etat du Liban, le droit à l'existence et au respect, lorsque l'on aura reconnu à chaque peuple, au peuple palestinien, le droit à une patrie, on aura beaucoup avancé. Le dernier conflit marque bien que la contestation sur ces données qui me paraissent simples, continue d'être vive et que même si l'on est d'accord sur ces principes, les distances sont encore immenses quant à leur application. Mais la France défendra ce droit tout simplement, je l'ai rappelé récemment aux Français, le droit du peuple d'Israel à vivre en paix dans les frontières sûres d'un Etat reconnu, respecté par tous, le droit du peuple palestinien à disposer d'une patrie et d'y créer des institutions à sa guise, le droit du peuple libanais de vivre dans un pays uni et indépendant, ce sont des données qu'il faut toujours rappeler, parce que ce sont les vérités permanentes de l'histoire.\