31 octobre 2017 - Seul le prononcé fait foi

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Discours du Président de la République, Emmanuel Macron devant le conseil de l'Europe à Strasbourg

SEUL LE PRONONCE FAIT FOI.

Monsieur le Président de la Cour européenne des Droits de l’Homme,

Monsieur le Secrétaire général du Conseil de l'Europe,

Mesdames et Messieurs les juges près la CEDH,

Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,

Madame la Garde des Sceaux, ministre de la Justice,

Madame la Ministre auprès du Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargée des Affaires Européennes,

Monsieur le Président du Conseil Constitutionnel,

Monsieur le Premier Président de la Cour de Cassation,

Monsieur le Procureur Général près la Cour de Cassation,

Monsieur le Président de la section du Contentieux du Conseil d’Etat,

Monsieur le Préfet de la Région Grand Est,

Monsieur le Président du Conseil régional,

Monsieur le Président du Conseil départemental,

Mesdames et Messieurs les Députés et Sénateurs du Bas-Rhin,

Monsieur le Premier Adjoint au maire de Strasbourg,

Mesdames et Messieurs,

La Cour européenne des Droits de l’Homme est une réalisation unique qui honore l’Europe au moins à deux titres.

D’abord parce qu’elle s’est édifiée sur les ruines de la Seconde guerre mondiale, vous venez de le rappeler, pour offrir comme réponse à la barbarie des principes partagés d’humanité et de respect.

Ensuite parce qu’au fil des années, elle a fait des Droits de l’Homme le bien commun de toute l’Europe, pour ainsi dire sa marque de fabrique, avant même toute préfiguration d’une communauté européenne. Elle prévaut ainsi dans un cercle de pays bien plus large que l’actuelle Union européenne, faisant de la convention qui la sous-tend, de son droit, de ses arrêts, le ciment d’un ensemble unique de nations.

Ce qui rend votre fonction unique, Mesdames et Messieurs les juges, c’est que vous travaillez avec passion au service de 820 millions d’Européens appartenant aux nations ayant ratifié la Convention européenne des Droits de l’Homme.

L’attachement de la France aux principes que prône cette Convention est ancien. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en est, bien entendu, le point d’ancrage principal. Mais ses racines puisent encore plus loin, dans le terreau de l’humanisme de la Renaissance, dans l’héritage antique, dans la conception de l’être humain que la France s’est forgée au fil des siècles, et avec elle de la liberté, de l’émancipation, de l’éducation.

Les Droits de l’Homme énoncés lors de la Révolution française, puis plusieurs fois réaffirmés, réinterprétés par les grands penseurs et les grands hommes d’État de notre pays sont indissociables de cette identité profonde qui commence bien avant. Il n’est pas indifférent que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ait été faite à Paris en 1948 ; et il n’est pas anodin qu’une ville française, Strasbourg, soit aujourd’hui votre port d’attache. Soyez assurés que pour nous, Français, cela revêt un sens très fort.

Je l’ai dit, cette Europe dépasse de très loin les frontières de l’Union Européenne. C’est une Europe au sens le plus historique du terme, de l’Atlantique à l’Oural, une Europe qui va jusqu’à ses marches anciennes, comme la Turquie. Les frontières de cette Europe-là ne sont pas celles d’une entité juridique ni même politique. Ce sont celles d’une civilisation.

Les 47 États-membres ont reconnu un enracinement commun dans ces principes que porte la Cour. Ils ont admis qu’une part de leur droit, de leurs croyances et de leurs principes se trouve là. Et la défense des Droits de l’Homme appartient à l’Histoire et au patrimoine des Européens. Nous ne les défendons pas seulement pour les citoyens d’aujourd’hui ! Nous les défendons parce que nous le devons aux citoyens d’hier, qui ont lutté pour ces Droits de l’Homme et aux citoyens de demain qui devront pouvoir en bénéficier.

Les évolutions politiques et géopolitiques brouillent souvent cette unité. La mondialisation multipolaire ne va pas parfois sans une certaine tentation de remise en cause. Et pourtant, par-delà les circonstances, par-delà les régimes politiques et gouvernementaux, l’appartenance à cette communauté à 47 demeure. L’ancrage dans un socle partagé perdure ; je m’en réjouis, et nous devons sans cesse opposer cette réalité factuelle, historique, à tous ceux qui, dans notre mondialisation, ne voient qu’un processus planétaire de dilution des repères. La Cour Européenne des Droits de l’Homme est et demeure un repère majeur pour les Européens.

Cette situation ne doit pas masquer les nombreux défis qui restent à relever. Le premier que je soulèverai, en me tenant au point de vue de la France, est celui de la relation entre la souveraineté juridique des États et celle de la Cour.

Le deuxième défi est celui des menaces croissantes auxquelles notre époque nous confronte et qui nous obligent à inventer des équilibres légaux et politiques pour que soit garanti le respect des Droits de l’Homme.

Le troisième défi, c’est celui d’un monde qui nous bouscule. C’est l’émergence de certaines remises en cause, de phénomènes contemporains aussi, notamment scientifiques, dont nous n’avons pas pris toute la mesure, mais qui demain viendront percuter notre ordre juridique, car c’est aujourd’hui qu’il faut les appréhender.

Le projet des libertés est pour nous autres, Français, une question tenant à notre honneur, mais aussi à notre être même. Le Général de GAULLE l’avait exprimé en 1941, en disant qu’« il existe un pacte 20 fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde ». Je le crois aussi, et cela nous confère des devoirs particuliers.

L’attachement de la France à la Convention Européenne des Droits de l’Homme et à la Cour qui en fait prévaloir les règles est, je l’ai dit, profond. Je ne peux pas ne pas évoquer ici, comme vous l’avez fait, René CASSIN, qui, après avoir imprimé sa marque à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dont nous célèbrerons l’an prochain le 70ème anniversaire, eut la prescience de ce que les Droits ainsi proclamés ne pourraient être garantis et donc effectifs sans un mécanisme de recours subordonnant les États à la primauté des droits de l’individu et que l’échelon pertinent d’un tel mécanisme était l’échelon européen.

C’est encore un Français, deuxième juge après René CASSIN, qui réussit à imposer, lors de la négociation de la Convention, l’idée d’une juridiction chargée d’assurer le respect par les États de celle-ci, et de rendre des arrêts obligatoires.

Contribuant à la paternité de ces dispositifs, la France se crut sans doute, un moment, dispensée de ratifier elle-même la Convention. Elle ne le fit qu’en 1974. Et ce n’est qu’en 1981, sous l’impulsion de Robert BADINTER, qu’elle souscrivit au droit au recours individuel.

La France, ce faisant, a certainement sous-estimé, selon la formule de René CASSIN, « le prix à payer pour donner l’exemple ». C’est désormais chose faite.

Encore faut-il que cet exemple soit concret. C’est pourquoi je me félicite que le contentieux concernant la France soit, comme vous avez eu la gentillesse de le rappeler, en diminution. Notre pays ne connaît plus, à l’heure actuelle, de contentieux de masse lié à des défaillances structurelles de sa législation.

Par ailleurs, la bonne exécution des arrêts de la Cour est essentielle à la défense de son autorité. A cet égard, la France rappelle de façon constante son attachement à la force obligatoire des arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans le cadre du suivi assuré par le Comité des ministres. Elle participe activement aux réflexions relatives à l’amélioration du processus d’exécution, comme elle l’a fait dans le cadre des négociations de la Déclaration de Bruxelles.

La Cour a également eu un rôle majeur en France en matière de procédure pénale en invitant l’État français, par ses décisions, à renforcer les garanties des citoyens.

C’est grâce à elle que la personne gardée à vue bénéficie de l’assistance d’un avocat lors des auditions, qu’elle se voit notifier son droit de garder le silence. C’est aussi la Cour qui a permis l’amélioration du régime juridique des interceptions téléphoniques et qui a permis la création d’un régime juridique spécifique aux personnes interpellées en mer, à l’occasion de la loi du 3 juin 2016.

Bien évidemment, ces évolutions ne vont pas toujours de soi, et la France est parfois confrontée à des difficultés pour exécuter certains arrêts particulièrement complexes.

Je tiens cependant à réaffirmer l’importance pour la France de l’obligation d’exécution inconditionnelle des arrêts de la Cour. J’indique d’ailleurs qu’en 2000, la France a instauré un recours interne permettant à une personne ayant obtenu un jugement de condamnation de la CEDH, en matière de droit pénal, de demander le réexamen de l’affaire devant les juridictions nationales. Très récemment, en 2016, elle a étendu cette possibilité aux jugements civils.

La France se veut exemplaire parce que c’est ainsi que l’on donne force et efficacité à une institution internationale comme la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Rien ne serait plus facile que de pratiquer l’évitement, la demi-mesure. Certains nous y invitent parfois. Mais à terme, cela aurait pour effet de fissurer l’autorité de la Cour, de la compromettre et de la ruiner, et ce serait irresponsable.

Je vois bien ceux qui voudraient nous entraîner sur ce chemin, qui aimeraient que nous jouions avec cynisme la stratégie consistant à avoir un pied dedans et un pied dehors. Pendant la campagne électorale française, des voix se sont élevées pour demander que la France ne donne pas force obligatoire aux arrêts de la Cour, qu’elle aille même plus loin, parfois.

Est-ce là pour autant une perte de souveraineté ? Je ne le crois pas. C’est le respect intangible des principes qui sont les nôtres et de conventions que nous avons souverainement consenties à signer et à ratifier. Car le droit lui aussi a ses souverainistes, prompts à appeler à la défense des valeurs européennes mais qui estiment que chacun en sera meilleur exégète à l’abri de ses frontières.

Je défends pour ma part une justice européenne, conçue comme un espace de dialogue et de complémentarité. Dialogue entre les juges européens, que je souhaite soutenu entre les Cours de Strasbourg et de Luxembourg en attendant l’adhésion de l’Union européenne à la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Dialogue aussi entre le juge européen et le juge national.

Ce qui fait la force du système de la Convention, c’est d’offrir un contrôle extérieur, donc un surcroît d’impartialité et d’objectivité sur les litiges. Votre regard, Mesdames et Messieurs les Juges, est un regard différent, complémentaire de celui du juge interne, capable d’identifier les lacunes, les erreurs que le juge interne peut parfois, comme chacun, laisser passer.

Mais allons au-delà. Que plaçons-nous au centre du travail de nos juges nationaux ? Les Droits de l’Homme ! Ainsi, ce qui fait la force du système de la Convention, c’est aussi que les juges nationaux sont les premiers juges de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

Nous n’avons donc pas remis entre les mains de la Cour notre souveraineté juridique ! Nous avons donné aux Européens une garantie supplémentaire que les Droits de l’Homme sont préservés.

C’est une formidable protection collective, car nous protégeons ainsi ensemble, la population des pays membres des tentations illibérales, mais aussi de ces cas où la politique défend des intérêts dépassés ou des pratiques contraires à ces droits.

Cette réalité prend racine dans l’expérience traumatisante des Européens. Dans ce sentiment que la démocratie est un bien fragile qu’il faut entourer de soins et de garde-fous, ce fut cela, l’expérience des hommes de la génération de la guerre, et singulièrement de René CASSIN et de ceux qui œuvrèrent avec lui.

Soixante-dix ans plus tard, qui oserait leur donner tort ? Qui dirait sérieusement que le pire est derrière nous et que nous pouvons amoindrir la force que nous donnons aux principes universels qui nous unissent ? Qui pourrait penser que ces risques de démocratie illibérale, de repli, de remise en cause subreptice ou assumée de nos valeurs et nos principes sont désormais loin de nous ?

La vérité est que la CEDH fut une œuvre de visionnaire et que cette vision encore aujourd’hui nous protège, protège nos concitoyens et que nous devons y rester fidèles.

C’est votre jurisprudence qui est directement à l’origine de la dépénalisation de l’homosexualité en Irlande, de l’abolition des châtiments corporels dans les écoles britanniques, de l’adoption par la France d’une législation qui encadre les écoutes téléphoniques, ou encore de l’admission des femmes dans l’armée allemande.

Ces évolutions ne sont pas allées sans débats, sans contestations. Nous les regardons pourtant aujourd’hui comme des évidences, comme des éléments indiscutables de notre socle commun de droits fondamentaux partout où prévaut la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Cet abandon de souveraineté que certains redoutent n’est en fait qu’une nostalgie absurde de pratiques que nos principes auraient dû empêcher et que nos habitudes ont trop longtemps préservées.

D’ailleurs, un des principes fondamentaux du système de protection des Droits de l’Homme consacré par la Cour est bien celui de la subsidiarité, expressément visé par le Protocole numéro 15 que la France a ratifié et dont nous espérons la prochaine entrée en vigueur. Le rôle primordial des autorités nationales est ainsi réaffirmé de façon constante par la Cour !

La Cour n’a pas vocation à s’y substituer et à constituer un quatrième degré de juridiction ! La place primordiale des juges nationaux n’est aucunement remise en cause, et je tiens à souligner la qualité du dialogue qui existe entre la Cour et les juridictions nationales.

La reconnaissance de la marge nationale d’appréciation est évidemment la clef de cette qualité de dialogue. La Cour la reconnaît aux États dans la mise en œuvre des droits consacrés par la Convention, dont l’ampleur varie toutefois selon les libertés et droits protégés en cause.

En respectant le rôle premier des autorités nationales de préserver et de garantir les droits et libertés protégés par la Convention, la Cour est parvenue à un équilibre, délicat, parfois remis en cause, et votre tâche est d’autant plus difficile qu’elle doit connaître, d’affaires issues de systèmes juridiques différents, avec des traditions et des sociétés culturellement diverses, avec des moments de tension qui peuvent parfois exister.

Elle a pourtant su, en créant une jurisprudence à la fois souple et exigeante, respecter cette diversité sans trahir sa mission première de protection des Droits de l’Homme. C’est le respect indispensable des particularités et spécificités nationales qui a aussi permis d’asseoir votre pleine légitimité.

C’est ainsi que la Cour, saisie de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, a, après avoir rappelé l’ample marge d’appréciation dont bénéficie la France dans un tel domaine, reconnu la notion de « vivre ensemble », mise en avant par le gouvernement français, comme faisant partie d’un des buts légitimes au sens de l’article 9 de la Convention, et permettant en l’espèce la restriction de la liberté de manifestation de sa religion qu’est le port du voile intégral.

La Cour a de même pris en compte la spécificité du concept français de laïcité, pour juger non attentatoire à la liberté de religion, la non reconduction du contrat d’une assistante sociale travaillant dans un hôpital public ayant refusé d’ôter son voile dans le cadre de ses fonctions.

Je pourrais ainsi multiplier les exemples où la Cour s’est prononcée sur des sujets de société très délicats, où la perception des traditions entre nos différents États membres étaient profondément différents, et où ce faisant, elle a aidé les États concernés à parvenir à plus d’équité sans oublier leur histoire.

La France, pour sa part, n’a pu que progresser à la lumière de ces arrêts. La présence aujourd’hui des représentants des juridictions suprêmes françaises – et je les en remercie – atteste que la France trouve dans cette interaction avec la CEDH une voie d’enrichissement et de progrès.

Mais ce dialogue peut aller plus loin encore. J’en veux pour preuve la mise en place en 2015 du réseau d’échange d’information entre la Cour et les cours suprêmes nationales – la Cour de Cassation, le Conseil d’État, le Conseil Constitutionnel – qui compte aujourd’hui 62 juridictions et 34 États.

Je tiens également à rendre hommage à la démarche de pédagogie des présidents de la CEDH qui viennent dialoguer avec les magistrats et les autorités des États afin d’expliquer son rôle et son domaine d’intervention.

Ce dialogue ne manquera pas d’être renforcé lors de l’entrée en vigueur du Protocole n°16, qui instaure la possibilité, pour les plus hautes juridictions des États, d’adresser des demandes d’avis consultatifs à la Cour sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles.

Ce protocole parachèvera l’édifice juridique construit autour de la Convention des Droits de l’Homme et établira de manière plus ferme encore le dialogue entre les juridictions nationales et la Cour. Il permettra aussi de mieux organiser parfois ce débat, en permettant, de manière optionnelle, de solliciter cet avis, au lieu d’accumuler parfois nombre de cas.

C’est pourquoi la France a engagé résolument le processus de ratification de ce protocole, avec le secret espoir d’être le 10ème État à ratifier, celui donc qui permettra à ce protocole d’entrer en vigueur. Car je suis convaincu qu’il renforcera considérablement le socle juridique européen en matière de Droits de l’Homme et amènera, en la matière, un progrès collectif.

C’est un cercle vertueux qu’au fil des décennies, nous avons construit ensemble. Il nous protège et il protège nos concitoyens. Il crée, parmi les 47 membres, une forme d’harmonie juridique. Il fait de l’Europe un havre unique pour les Droits de l’Homme. Ce serait donc une erreur de ne pas parachever cette construction.

Ce serait une erreur, parce que nombre de menaces aujourd'hui testent justement la solidité de l’édifice ; testent notre volonté de fermement le tenir, d’en assurer la durée. Et face aux défis actuels, il nous faut tenir encore plus ferme. Il nous faut tenir encore plus ferme. Il nous faut parfois aussi réinventer la grammaire de notre action collective.

Le premier de ces défis, vous l’avez cité, Monsieur le Président, c’est le terrorisme. Nous luttons contre le terrorisme islamiste avec détermination. Mais nous demeurons dans le cadre de l’État de droit, et notamment sous le contrôle du juge.

La sécurité est la première mission de l’État, qui doit protéger ses citoyens et assurer la sécurité de son territoire. Cette mission doit s’accomplir résolument dans le respect des droits et des libertés. Cette sécurité, c’est la condition pour que nos libertés puissent ensuite pleinement être respectées et trouver leur cadre.

La Déclaration française des Droits de l’Homme garantit la sûreté, c’est-à-dire l’assurance, pour le citoyen, que le pouvoir de l’État ne s’exercera pas sur lui de façon arbitraire et excessive. Confondre la sûreté avec la passion sécuritaire serait faire fausse route. Et je le dis d’autant plus fortement que, ne nous y trompons pas, ce terrorisme vise autant le gouvernement ou l’État que la société européenne, ses mœurs. Nous sommes attaqués pour ce que nous sommes.

La France depuis plusieurs années a été attaquée en son cœur. Et ces attaques n’ont pas simplement tué nos concitoyens. Elles ont cherché à attaquer le consensus moral qui est le nôtre, à nous tous, les Européens. Elles ont cherché à attaquer ce socle commun que nous avons construit et dont le fondement sont les Droits de l’Homme.

Le terrorisme djihadiste veut nous amener à abandonner des principes qui sont une part essentielle de nous-mêmes. Il veut nous faire croire que ces principes sont notre talon d’Achille, alors qu’ils sont notre force irréductible. J’irai même plus loin : défendre les libertés n’est pas seulement un droit, c’est un devoir. Et elles doivent être défendues par l’État bien sûr, mais aussi par les citoyens. Ce qui est en jeu ? Eh bien, notre société de libertés, l’état de civilisation dans lequel nous vivons.

Néanmoins, il faut le reconnaître, nous n’étions pas assez préparés au terrorisme djihadiste auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. Les méthodes employées par nos assaillants, leurs comportements mêmes, l’idéologie mortifère conduisant à des actes jusqu’alors inédits, le caractère durable de cette menace nous ont conduits à profondément réorganiser notre droit.

C’est pourquoi j’ai souhaité doter la France d’un dispositif adapté, pour renforcer la sécurité de nos concitoyens, mais aussi sortir de cet état d’exception qu’est l’état d’urgence.

Je l’ai dit très tôt et je l’ai expliqué souvent, nous devions sortir de l’état d’urgence. L’état d’urgence a été utile, en particulier les premières semaines, les premiers mois qui ont suivi les attentats de 2015. Mais son utilité s’est réduite au fur et à mesure.

L’état d’urgence n’est pas l’état d’exception. En aucun cas, il n’a été mis fin en France à l’Etat de droit ! Le contrôle du juge a été maintenu ; les juridictions de droit commun ont évidemment continué de fonctionner et aucune justice d’exception n’a été mise en branle. Le Conseil Constitutionnel a posé un cadre et des limites. La liberté de la presse n’a en aucun cas été entravée ; le Parlement a évalué de façon continue le dispositif.

Mais l’état d’urgence, conçu pour faire face à une situation circonscrite dans le temps et activant des dispositifs généraux, ne pouvait pas être prolongé indéfiniment, alors même que la menace est durable et caractérisée. C’est ce terrorisme islamiste.

Aussi aujourd’hui ce que je veux, c’est protéger la France d’une menace terroriste permanente par un dispositif de droit commun. A ceux qui pensent que seul, l’état d’urgence nous protégerait, je réponds qu’ils se trompent. Je sais que je ne les convaincrai pas et dès demain, les polémiques seront nombreuses en France sur ce sujet.

Mais l’état d’urgence n’a pas évité malheureusement plusieurs attentats dans notre pays ! L’état d’urgence n’est plus efficace ! L’état d’urgence n’est plus proportionné et adapté. A ceux qui pensent que nous devrions sortir de l’état d’urgence sans autre changement, je leur dis qu’ils se trompent de la même manière. Car la menace est là et il nous fallait adapter, face à ce risque durable, nos règles, recréer un cadre, le consolider en l’évaluant.

La France sortira donc de l’état d’urgence demain, 1er novembre. Elle le fait, dotée d’une nouvelle loi sur la Sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui complète le dispositif arrêté depuis quelques années.

Notre défi est de protéger efficacement les Français contre une menace terroriste permanente et protéiforme dans le cadre du droit commun. Les mesures qu’elle prévoit, en nombre limité, sont ciblées, proportionnées, et exclusivement liées à la finalité de prévention et de lutte contre le terrorisme.

Cette loi garantit un niveau très élevé de sécurité à nos concitoyens, tout en renforçant la protection des libertés, notamment par un contrôle accru du juge, et une intervention du juge des libertés et de la détention pour les visites domiciliaires.

J’ai entendu – vous avez certainement entendu – les critiques qui ont parfois été formulées contre le projet de loi. Le commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe lui-même a formulé des craintes et des doutes, également exprimés par des organisations non gouvernementales en France.

D’autres critiques ont été exprimées, soutenant exactement le contraire, et l’irresponsabilité du gouvernement. Ces critiques diamétralement opposées pourraient indiquer une forme d’équilibre ou de proportionnalité chère à la CEDH.

Mais il me semble plutôt que le processus d’adoption de la loi montre combien nous avons progressé et combien la France est un État de droit.

D’abord parce que le débat démocratique a eu lieu. Le texte, en amont, a été préparé par le gouvernement dans un débat entre les ministres, riche et éclairé par le Conseil d’État. La société civile s’est exprimée ; j’ai d’ailleurs moi-même reçu un grand nombre d’organisations non gouvernementales, certains avocats, et je leur ai demandé de formuler des amendements au texte.

Ce qui n’était alors qu’un projet a pu être amélioré au fil du processus. Nous avons ainsi tenu à replacer le juge, administratif et judiciaire, et à en renforcer la place.

Le débat s’est poursuivi au Parlement ; la représentation nationale a encore amélioré le texte et l’a adopté à une très large majorité, bien au-delà du groupe qui soutient le gouvernement. Surtout, les parlementaires ont encore enrichi les sécurités, les équilibres de ce texte et mis en place un principe que je considère comme particulièrement sain en ces matières : celui d’un rendez-vous, d’une évaluation fixée au bout de trois ans pour établir le bilan des dispositions. Si certaines mesures s’avéraient inutiles ou inadaptées, elles seront supprimées. En revanche, si des changements technologiques ou de stratégie des terroristes l’exigent, la loi sera complétée.

Plutôt que de courir après chaque événement, chaque changement, en prenant un texte après l’autre, nous avons construit là un cadre qui a vocation à durer, mais à être regardé à l’aune des faits, dans le cadre de l’équilibre trouvé.

C’est pourquoi je considère que ce texte de loi est à la fois efficace, respectueux et protecteur. Il permet à la France de s’inscrire pleinement dans le droit commun de la Convention européenne, et ainsi de sortir du dispositif prévu par son article 15.

Conscients que l’équilibre international est précaire, les pères fondateurs de la Convention avaient en effet prévu, pour en préserver l’application, une disposition permettant aux États confrontés à des circonstances exceptionnelles – de guerre ou de danger public menaçant la vie de la Nation – d’aller au-delà des restrictions autorisées par la Convention de manière temporaire, et sous le contrôle de la Cour : c’est l’article 15 de la Convention ; cette clause dite « dérogatoire », souvent mal comprise.

La France, à la suite des terribles attentats du 13 novembre 2015, a pris la décision, sur le fondement de l’article 15 de la Convention, d’informer le Secrétaire général du Conseil de l’Europe de la mise en place de l’état d’urgence, et depuis lors, le gouvernement a renouvelé cette information à chaque prorogation de l’état d’urgence.

Comme je l’ai souligné, l’invocation par la France de cette clause n’a aucunement signifié que la France s’est désengagée de ses obligations internationales en matière des Droits de l’Homme ; bien au contraire. Nous avons maintenu notre action dans le cadre de nos engagements internationaux en la matière.

Ainsi, les mesures prises ne le sont que lorsqu’elles sont absolument nécessaires, dans la stricte mesure où la situation l’exige, et elles ne peuvent en aucun cas porter atteinte aux droits les plus fondamentaux. Au-delà des textes, l’état d’esprit qui préside à l’application des lois est bien déterminant.

J’ai eu l’occasion de m’exprimer récemment devant les services de sécurité pour leur rendre hommage, pour leur dire que garantir les libertés individuelles, même lorsque le niveau de la menace est extrême, est l’une de leurs missions et l’une des plus nobles. Et je le redis ici et c’est au cœur de la motivation qui est la nôtre de fermer cette parenthèse d’utilisation de l’article 15, de sortir en France de l’état d’urgence.

C’est parce que je crois très profondément à l’équilibre ainsi trouvé. Nous devons protéger de manière déterminée nos concitoyens mais nous devons protéger de manière tout aussi déterminée les droits de l’homme et nos droits fondamentaux parce que c’est au cœur même du combat que nous livrons contre les terroristes islamistes. C’est cela même qu’ils souhaiteraient que nous abandonnions ou que nous mettions durablement entre parenthèses.

Le défi qui est le nôtre est un peu celui qui était posé à CHURCHILL durant la guerre lorsque l’un de ses ministres, lui expliquant qu’il fallait payer les canons, lui demandait d’aller baisser le budget de la culture et CHURCHILL avait eu cette réponse en lui disant : « Mais alors, à quoi bon nous battre ? » Il en est un peu de même pour ce qui est de la défense de nos droits fondamentaux. À quoi bon nous battre si c’est pour décider de ne plus les appliquer puisque c’est précisément ce qu’ils cherchent.

J’y insiste, le « projet des libertés » est un projet transcendant et d’ailleurs le seul qui vaille, le seul qui soit accordé aux fins spirituelles de l’homme si l’on croit à sa dignité intrinsèque.

Durant la période de l’état d’urgence, plus de 10 événements ou manifestations par jour ont été organisés à Paris ; cette liberté de s’exprimer, de défiler, de contester a été préservée, la vigueur démocratique française a été préservée. Jamais la France n’a cédé sur ses principes, ses valeurs, elle n’y cédera pas, mais aujourd’hui, ici devant vous, elle confirme son plein engagement en sortant de l’état d’urgence et en construisant durablement le cadre de la sécurité et le plein respect des droits.

Il est un autre phénomène qui interpelle nos règles et nos habitudes, c’est le défi des flux migratoires, ce qu’on appelle aujourd’hui la question des migrants. Je parle là de ces femmes, de ces hommes, de ces enfants que les bouleversements géopolitiques poussent jusqu’à nos frontières pour chercher chez nous, en Europe, la protection. J’ai exprimé sur ce sujet des convictions fortes qui sont les miennes sur le droit d’asile. Je n’accepterai aucun discours ni aucune pratique qui le remette en cause.

Ceux qui demandent l’asile le font à cause des drames et des persécutions, mais surtout parce qu’ils recherchent la dignité de sujets de droit que leurs pays leur refusent.

En conséquence, il est hors de question d’altérer notre propre système de droits. Il faut au contraire le renforcer, le rendre plus juste et plus efficace, plus efficace parce que plus juste et réciproquement. On ne sert pas la cause des réfugiés en refusant de discerner les mérites de chaque demande, en se refusant aux renvois car les réfugiés demandent essentiellement à bénéficier non seulement d’un abri matériel, mais d’un espace de droits forgé au cours de siècles au prix de grandes souffrances et de luttes, un espace qui a une histoire et un coût.

C’est pourquoi je souhaite que la France accueille mieux les personnes en besoin manifeste de protection internationale et que leur dignité soit à tout prix préservée.

J’ai conscience que ce n’est pas toujours le cas, que malgré les discours que j’ai tenus dès le mois de juillet, ce n’est pas encore partout le cas. Je traquerai chacun de ces excès, chacun de ces irrespects. Je sais que cela prendra aussi parfois du temps mais je le ferai dans cet esprit d’efficacité et de justice, d’humanité et de sévérité en vous disant les choses en vérité et de manière précise. Je veux que dans notre pays, partout, on accueille dignement celles et ceux qui demandent l’asile. Mais je veux qu’à la minute où on les accueille, un contrôle nécessaire commence qui est la condition même du bon exercice de nos lois et de notre droit.

Aujourd’hui, nous prenons des semaines, parfois des mois, pour instruire administrativement une procédure avant que l’OFPRA ne commence son travail puis que les recours ne s’exercent, eux aussi trop longs : ce sont en moyenne 18 mois pour quelqu’un qui est entré sur notre territoire avant d’avoir parachevé toutes ces procédures. Nous le traitons mal lorsqu’il arrive. Trop souvent, nous le laissons sans gîte, à la rue, nous le faisons attendre, nous l’intégrons mal une fois l’asile reconnu ou les titres de séjour délivrés, mais nous contrôlons insuffisamment.

Nos délais trop longs ont une conséquence, c’est que celui ou celle qui, à l’issue de cette procédure, n’a ni l’asile ni un titre de séjour n’est que très marginalement reconduit. Nous devons faire l’exact inverse. Et cette petite révolution que je souhaite faire advenir, c’est celle qui consiste, dès le pays d’origine ou le pays tiers sûr, à commencer à voir où la protection est possible et où l’asile peut commencer à être attribué, être intraitable avec celles et ceux qui ne relèvent pas du droit d’asile, accélérer nos procédures de manière drastique pour qu’en six mois, recours étant compris, nous puissions y voir clair, que la décision prise soit notifiée, y compris aux services administratifs, et exécutoire, que nos délais de rétention soient adaptés sur le plan européen pour pouvoir efficacement reconduire dans leur pays celles et ceux qui n’ont pas ces titres à l’issue de la procédure.

Aujourd’hui, nous n’avons pas la juste humanité ; mais nous n’avons pas non plus l’efficacité qui permet d’expliquer cette politique à nos concitoyens. Je ne peux pas expliquer que des femmes et des hommes dorment dans la rue, alors même qu’ils attendent un titre de séjour. Je ne peux pas davantage expliquer que des femmes et des hommes qui se sont vus refuser un tel titre ou l’asile restent durablement dans notre territoire sans aucun papier, puissent jouir des prestations payées par les Françaises et les Français, sans aucun contrôle, ni reconduite efficace.

Pour que les droits de l’homme vivent, il y faut de la rigueur, il y faut de l’efficacité et nous le voyons dans ce défi des migrations comme dans celui du terrorisme, si nous voulons que nos démocraties retrouvent le sel des principes, le plein respect de leur droit, elles doivent savoir aussi être fortes, se tenir, faire respecter ces principes dans leur totalité, mais se faire respecter lorsque ces principes ne le sont plus. Nous sommes à l’exact opposé de cet équilibre souhaitable.

Aussi les mois qui viennent seront sans relâche consacrés à une transformation de nos pratiques, de notre organisation visant à lutter de manière acharnée contre l’exploitation criminelle de la misère, de démanteler partout ces groupes mafieux souvent liés au terrorisme qui créent ces filières, de traiter avec humanité celles et ceux qui arrivent sur notre territoire, mais aussi de reconduire avec rigueur et celles et ceux qui n’ont pas droit d’y rester.

Un dernier défi s’impose à la France – il est lui endémique –, je veux parler des prisons. La France ne peut pas être fière des conditions dans lesquelles un certain nombre de personnes sont détenues sur son territoire, du fait d’une surpopulation chronique, avec un taux d’occupation qui, en moyenne, s’élève à 139 %. Ce taux atteint des niveaux insoutenables dans certains établissements. Depuis quelques années, cette surpopulation s’exprime par une statistique insupportable, celle du nombre de matelas au sol, qui s’élève à 1 300 environ.

Le défenseur des droits, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté l’ont, avec constance, dénoncé. La ministre de la Justice, présente ici avec moi, a lancé un vaste chantier de réforme qui permettra de répondre à ce défi.

Il y a d’abord, bien entendu, l’ouverture de places supplémentaires et la création de nouveaux moyens, mais plus fondamentalement, ce que cet insoutenable problème des prisons dans notre pays signifie, c’est le sujet même de la peine, le statut même de la peine dans notre pays, dans nos sociétés.

En effet, nos dysfonctionnements conduisent à parfois prononcer des peines alors qu’elles ne sont pas forcément la réponse la plus utile. Ils conduisent insuffisamment à en regarder avec rigueur la bonne application et il suffit de regarder les 15 dernières années pour voir qu’à mesure que nous avons produit des places de prison, nous avons prononcé des peines et rempli ces prisons. Et j’ai bien conscience que continuer ainsi ne serait pas une fin en soi.

Il est donc indispensable d’avoir une réflexion en profondeur, philosophique et pratique sur notre politique pénale, son sens profond, la place de la peine, mais aussi l’indispensable réintégration dans la société du détenu. Dans les conditions carcérales qui sont celles que je viens de décrire, il n’y a pas de place pour ce travail patient, parfois ingrat, qui consiste à redonner une chance, une place à celui ou celle qui a commis un crime ou une faute et qui purge sa peine.

Il est donc indispensable que nous puissions repenser le sens de celle-ci, tirer profit de la révolution juridique, réformer l’organisation judiciaire, la procédure, réfléchir aussi à accroître l’effectivité des peines, leur pleine exécution, mais aussi développer des peines dites alternatives.

Je souhaite notamment développer le recours à la peine de travail d’intérêt général qui ne représente que 7 % des peines prononcées alors que s’agissant d’une sanction réparatrice, elle repose sur la participation active de la personne condamnée et comporte une dimension pédagogique.

Elle doit également être un facteur d’insertion et peut être une porte vers l’emploi. La difficulté majeure réside dans le fait qu’elle nécessite une mobilisation coordonnée de tous les acteurs : les magistrats, les services de probation et d’insertion, les collectivités territoriales, les entreprises.

Ce chantier est immense, Madame la Ministre, et vous en êtes consciente mais vous l’avez plusieurs fois souligné, c’est un chantier indispensable pour notre société. Ne pas vouloir voir cette part maudite de la communauté nationale, chercher à la cacher, à l’expulser parfois, à la faire vivre dans des conditions indignes, c’est se condamner à n’autoriser personne à retrouver sa place dans la société, ce qui est le sens même de la peine, ce qui est le sens même de notre combat civilisationnel partagé, c’est-à-dire la fin de la peine de mort, l’idée qu’à un moment donné, on a rédimé cette dette à l’égard de la société.

Ne pas se donner les moyens, ne pas construire les conditions pour qu’il en soit ainsi de manière effective, c’est se condamner à accroître le mal de la société toute entière, la récidive, la radicalisation parfois qui se nourrit aussi de ces prisons surpeuplées.

C’est pourquoi j’ai le projet de créer, dans le cadre des travaux que la garde des Sceaux aura à conduire, une agence pour encadrer et développer le travail d’intérêt général, pour que l’enfermement ne soit pas le seul horizon, pour que l’incarcération ne soit pas le terreau des extrémismes, des vies échouées, des destins brisés.

Derrière ces défis, on le voit, derrière ces trois grands défis, c’est la question qui consiste à rendre nos droits effectifs au sens où Simone VEIL le signifiait qui est bien posée et rien ne serait pire que l’autosatisfaction. Un pays qui se satisfait de 25 % de chômage des jeunes n’est pas exemplaire, il bafoue le droit du travail en quelque sorte. Un pays qui accepte que des centaines de milliers de citoyens ne sachent pas lire n’est pas un pays exemplaire, il bafoue le droit à l’éducation, pourrait-on dire.

Je suis conscient que la route de l’émancipation en France est longue encore. C’est le cœur du combat économique, social, juridique que nous aurons à conduire. Mais les trois défis que je viens d’évoquer sont indispensables et nous devons ensemble les relever.

Rendre ces droits effectifs, c’est aussi vous permettre de pouvoir fonctionner normalement, de rendre vos décisions dans les meilleurs délais. 50.000 requêtes vous parviennent chaque année. Près de 54.000 ont été attribuées à une formation judiciaire de la Cour en 2016. La Cour a certes su évoluer et s’adapter. Le protocole n° 14, entré en vigueur en 2010, a permis un meilleur fonctionnement de la Cour en rationalisant vos méthodes de travail pour faire face au nombre toujours croissant des requêtes.

Quelques chiffres disent cette évolution : le stock d’affaires à la Cour était de moins de 10.000 à la fin de l’année 2000, il a atteint en 2011 le chiffre record de 160.000 affaires avant de baisser à 65.000 fin 2015 ; plus de 63.000 affaires sont aujourd’hui en instance de jugement. Les efforts pour réduire ce stock doivent bien sûr être poursuivis, notamment par un traitement prioritaire des affaires portant sur les violations les plus graves.

Mais si je cite ces quelques chiffres, c’est que plus que pour aucune autre juridiction, vos statistiques judiciaires sont aussi le baromètre précis et implacable de la situation des droits de l’homme sur notre continent. Elles disent les problèmes structurels et parfois très inquiétants que connaissent certains membres du Conseil de l’Europe car les trois quarts de ces affaires ne concernent que cinq pays.

Elles disent aussi que la réponse à l’engorgement de la Cour, c’est une responsabilité partagée entre celle-ci et les États membres. C’est aux États qu’il revient de prévenir les violations des droits de l’homme, d’exécuter correctement et rapidement les arrêts de la Cour et voilà pour moi un point de vigilance fondamental. Il relève de notre responsabilité directe, il est politique et pragmatique et je souhaite que la question des moyens permettant d’assurer la pérennité du fonctionnement de la Cour mais aussi celle de l’exécution correcte de ses arrêts soient au cœur de la future présidence française du Comité des ministres du Conseil de l’Europe en 2019.

Cependant, la sanction n’est pas tout. Le Conseil de l’Europe dispose également, parmi ses organes, des vigies du quotidien, d’observateurs éclairés et attentifs dont la tâche est de prévenir les atteintes aux droits de l’Homme, de promouvoir leur respect, d’aider les États membres dans un cheminement qui n’a rien de toujours évident et de les conduire vers les plus hauts standards en matière de démocratie, de droits de l’homme et de prééminence du droit.

Je souhaite ici leur rendre hommage. Je pense d’abord à la Commission européenne pour la démocratie par le droit, plus connue sous le nom de Commission de Venise. Son rôle tout à fait unique d’expertise indépendante sur les questions constitutionnelles fut essentiel dans l’accompagnement des pays d’Europe centrale et orientale et des pays des Balkans vers l’État de droit. Son expertise, aujourd’hui reconnue bien au-delà des frontières du Conseil de l’Europe puisqu’en sont désormais membres 14 pays non européens, nous est tout aussi indispensable aujourd’hui. La Commission de Venise peut être saisie par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ce qu’elle ne manque pas de faire.

Ce fut le cas de la réforme constitutionnelle en Turquie ou, plus récemment, de la loi polonaise sur les juridictions de droit commun, ainsi que des projets de loi sur le Conseil national de la magistrature et sur la Cour suprême. Mais elle est également souvent saisie par les États eux-mêmes. C’est le cas, encore cette année, de la loi sur l’enseignement en Ukraine ou d’un projet de loi sur les référendums en Arménie. Je crois que c’est là un signe très fort de son autorité et de la reconnaissance de l’indépendance et de l’impartialité de son expertise.

Je pense aussi au commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe. Véritable « pèlerin des droits de l’Homme », le commissaire a pour but de promouvoir, en toute indépendance et souvent avec une grande liberté de ton, qui n’a d’ailleurs pas épargné la France, je dois dire, avec justice, le respect effectif des droits de l’Homme dans les États membres qu’il visite à longueur d’années. C’est à cette charge éminente et indispensable que la France a présenté la candidature de Pierre-Yves LE BORGN’ et je veux ici lui apporter tout mon soutien.

Mais au-delà de ces défis, nous sommes aujourd’hui bousculés par des changements internationaux et des transformations profondes qui sont en train d’advenir et qui, je dois bien le dire, quels que soient les engagements que je viens de prendre devant vous pour faire face à ces trois sujets que j’évoquais et aux relations entre la France et la CEDH, qui mettent en cause les équilibres qui sont les nôtres et qui rendent dans plusieurs endroits possible de notre Europe la régression des droits de l’Homme.

Nous devons regarder cette situation avec lucidité. Elle n’affaiblit pas la Cour, elle n’affaiblit pas la Convention, elle peut collectivement nous affaiblir si nous décidions de ne pas la traiter, de ne pas la regarder ou de le faire de manière inappropriée.

Hier encore, les droits de l’Homme semblaient une évidence. Nombre des États signataires à la Convention aspiraient même à rentrer dans l’Union européenne quand ils n’y étaient pas. Mais nous sommes aujourd’hui dans une situation où plusieurs États membres ne respectent pas de manière évidente, presque revendiquée, les termes mêmes de la Convention, bousculent, en tout cas cherchent à le faire, la légitimité de celle-ci ou de la Cour : en Turquie, en Russie pour ne citer que ces deux États mais ils ne sont pas les seuls, ce risque est à l’œuvre.

Parce que nous assistons au retour en force de régimes autoritaires ou d’une fascination dans de nombreux endroits européens pour les démocraties illibérales et se nouent là, me semble-t-il, la cohérence et la force des réponses que nous devons apporter aux défis que je viens d’évoquer.

Si les démocraties sont faibles, si nous considérons que protéger les droits de l’Homme, c’est se lier les mains mais ne pas protéger nos concitoyens, que protéger nos valeurs, ce serait accepter les grands débordements qui menacent parfois la cohérence de nos sociétés, le risque auquel nous nous exposons, c’est que partout progressivement en Europe, la fascination pour les démocraties illibérales ou les régimes autoritaires ne progresse.

C’est pourquoi je crois que la réponse que nous apportons, c'est l'attachement à nos principes, par une démocratie forte, à la main sûre, c'est l'indispensable équilibre qui permet à nos peuples de tenir les consensus qui sont les nôtres.

Mais aujourd’hui, plusieurs pays ont basculé de l’autre côté soit par peur, soit parce que des extrêmes ont pris le dessus, soit parce que des dérives autoritaires l’ont emporté.

Que sont les droits de l’Homme quand les civils sont pris pour cible, quand des populations entières sont coupées de tout accès humanitaire, de soins élémentaires, de nourriture, comme c’est le cas pour des centaines de milliers de personnes en Syrie, quand des enfants sont transformés en boucliers humains ou en bombes humaines ?

Nos droits de l’Homme régressent dans nombre d’endroits hors de notre ressort : en Syrie, en Libye, en Birmanie. Ils sont menacés quand, partout, comme c’est le cas aujourd’hui, y compris sur le continent européen, et pas seulement dans des situations de crise ou de conflit, ces régimes autoritaires que j’évoquais progressent, nourris par la tentation du repli.

Pour toutes ces raisons, le respect des droits de l’Homme est battu en brèche. Ils sont considérés comme un affaiblissement par celles et ceux qui cherchent à les combattre ou les réduire alors qu’ils sont une force, une spécificité, alors qu’ils sont universels. Ils sont présentés comme une option alors qu’ils sont une obligation.

Face à ces dérives, en particulier en notre sein, nous devons regarder la situation en face et la dénoncer sans jamais nous résigner. C’est le travail que mène le secrétaire général, que vous conduisez et pour lequel vous avez mon plein soutien.

Nous devons parler à chacun et c’est la méthode que depuis le premier jour, j’ai adoptée. Rien ne sert d’exclure celles et ceux qui, aujourd’hui, ne respectent pas nos droits fondamentaux, celles et ceux qui veulent tourner le dos à leur propre Histoire.

Ma conviction profonde, c’est que le destin de la Russie ou de la Turquie ne se construira pas en tournant le dos à l’Europe puisque ces deux grandes nations sont arrimées à l’Europe, puisque leur Histoire, leur géographie, leur littérature, leur conscience politique se sont construites en se frottant à l’Europe.

Il faut donc à chaque fois leur dire, dénoncer non pas en fermant la porte, non pas en les excluant de tout, non pas d’ailleurs en les laissant s’exclure de tout, mais en menant ce dialogue intense, difficile, parfois ingrat, semé de petites victoires et aussi parfois de petites défaites, mais qui consiste à tenir le fil parce que leurs peuples le méritent, parce que leurs concitoyens sont des Européens, parce que les ressortissants de tous ces pays, quel que soit le choix de leurs dirigeants, méritent que nous nous battions pour eux, méritent l’accès à ce droit, à la protection de leurs droits.

Nous le ferons donc et nous continuerons à le faire parce que je ne crois pas à la prétendue opposition entre nos valeurs et nos intérêts et j’ai conscience que l’injustice, l’impunité, la violation des droits n’est pas seulement la conséquence mais le terreau même le plus fertile de l’instabilité.

Les pays qui sont le plus souvent assignés devant la CEDH sont pleinement membres de la communauté réunie autour de la Convention et ils doivent le rester. C’est en tout cas ma conviction profonde et ce pour quoi j’œuvrerai. C’est aussi ce pour quoi je continuerai à parler à chacun, à faire valoir nos arguments, à porter notre voix et nos valeurs en Turquie, en Russie comme ailleurs, sans accepter la moindre concession, mais sans me résigner au moindre silence.

Au contraire, il s’agit d’une exigence renouvelée, il s’agit d’affirmer, une confiance en ce que nous sommes parce qu’à un moment donné que nous n’aurons pas attendu, la lumière viendra, l’intérêt profond réapparaîtra où les peuples se cabreront et nous serons là.

Le respect des droits de l’homme est une obligation juridique. Leur défense est un acte politique et diplomatique. C’est un combat avec les armes, redoutablement efficaces, du dialogue. L’angélisme en la matière comme le renoncement ne sont souvent que les autres noms de l’impuissance.

Avec vous, avec tous les pays, qu’ils soient ou non signataires de la Convention, je veux être très clair, la France n’acceptera aucune critique des droits de l’homme destinée à camoufler un agenda, à promouvoir des intérêts nationaux prétendument supérieurs ; elle ne se laissera pas entraîner dans des débats selon lesquels les droits de l’homme ne seraient que la traduction de « valeurs » occidentales inadaptables ailleurs dans le monde.

Nos valeurs, ces droits que vous défendez sont universels. Il faut parfois laisser cheminer certains. Il faut se garder de donner des leçons depuis nos pays à d’autres, surtout parfois lorsqu’ils sont plongés dans des situations de grande difficulté, dans l’insécurité, dans la lutte contre le terrorisme, mais il faut toujours garder le fil, le fil même de ce qui nous a faits, éviter la confrontation comme le déni.

Voilà les trois convictions que je voulais partager avec vous aujourd’hui. Votre travail, notre travail est aussi profondément remis en question par des innovations au cœur de nos sociétés. Vous l’avez mentionné en parlant de la gestation pour autrui et des enfants nés hors de nos frontières par ce biais. Nos civilisations sont vivantes. Les mentalités évoluent, les structures sociales évoluent. Les changements technologiques sont profonds et au-delà de ces faits géopolitiques nouveaux que je viens d’évoquer, qui bousculent nos équilibres, nous aurons dans les années à venir des débats qui viendront aussi bousculer notre vision des droits de l’homme, nos discussions sur les droits de l’homme.

L’humanité augmentée, le big data, les innovations technologiques comme la bioéthique conduiront immanquablement à avoir des débats essentiels au sein de nos sociétés. Aucun de ces débats ne sera simple. Aucun de ces débats en France ne sera conduit dans la brutalité ou une conception péremptoire du fait politique qui viendrait surplomber les consciences et l’indispensable jeu des consciences, des convictions philosophiques et religieuses. Mais il faudra bien, pour vivre en société, que des règles de droit progressivement s’édictent car les faits progressivement seront là.

Il faut donc commencer à repenser la protection des droits, y compris constitutionnels, dans un monde déterritorialisé et où l’humanité même est en train d’être transformée. Ce sera aussi l’un des défis de la décennie car s’il est vrai que la France valorise le progrès scientifique et n’a pas peur de ce qui se passe, elle est résolue à faire prévaloir le principe d’égalité. Après les droits fondamentaux reconnus en 1789, les droits de créance reconnus en 1946, s’ouvre aujourd’hui une troisième période, celle de nouveaux droits pour lesquels il nous faudra de l’inventivité et pour lesquels je souhaite, dans le cadre du travail constitutionnel ouvert il y a quelques mois, que nous puissions réfléchir. Nous y sommes prêts.

Vous le voyez, Mesdames et Messieurs, faire prévaloir les droits de l’Homme est un combat, y compris pour des pays comme la France, qui y sont viscéralement attachés. La Cour européenne des droits de l’Homme est plus que jamais une digue essentielle pour protéger les ressortissants des 47 États adhérents des dérives, des tentations totalitaires et des dangers que portent le monde à venir.

Ce qui est mis à l’épreuve aujourd’hui, c’est l’unité autour de la CEDH et de la Convention qu’elle fait prévaloir. Ce qui est mis à l’épreuve, c’est l’adhésion à ce combat quotidien. Nous ne devons pas cesser de nous battre pour que cette unité demeure. Pour que cette adhésion perdure, nous devons lutter contre les tentations du repli, du cynisme ou l’esprit de renoncement.

L’Europe, Mesdames et messieurs, doit s’honorer d’avoir créé une instance supranationale chargée de faire respecter les droits de l’Homme. C’est un édifice que nous devons léguer intact aux générations suivantes et que nous devons adapter aux enjeux du futur. Ce sera un combat. Ce combat doit être inlassable. Ce combat doit être toujours renouvelé. Ce combat sera aussi celui de la France car en ce domaine, pour reprendre la belle formule de Victor HUGO qui fut aussi une des devises de CLEMENCEAU, il y aura toujours plus de terres promises que de terrains gagnés.

Cette conquête des terres promises est notre mission séculaire, elle est notre devoir, elle est notre Histoire et la France ne cessera jamais d’y prendre toute sa part. Je vous remercie.

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